Si, dégagés des étreintes
qui faussent nos jugements, nous comparons ce que
la vie naturelle nous apporte avec ce que nous
donne la piété, nous constatons sans
peine qu'il est insensé de repousser les
appels de l'Esprit.
Une des tristesses de l'existence a sa
source dans la perpétuelle transformation
des choses et de nous-mêmes. Rien ne demeure
ici-bas. Le poète a beau s'écrier:
Quand tout change pour toi, la nature est la même
Et le même soleil se lève sur tes jours !
Nous savons que cela n'est pas vrai. L'immense
nature paraît immuable, mais c'est parce que
nous ne vivons qu'une heure en regard de ces lentes
modifications. Les astres eux-mêmes naissent
et meurent, et du fond de notre poussière,
nous constatons l'aurore et le crépuscule
des mondes, l'extinction des soleils et la mort de
ce
que
notre imagination éblouie croyait au-dessus
de la mort.
Et quelle singulière consolation
que de se reposer sur l'apparente
immuabilité de la nature ! Les hommes
n'ont-ils pas toujours cherché à
esquiver l'inévitable loi de la mort et de
l'oubli. Ils ont tenté partout de dresser
des oeuvres qu'ils voulaient éternelles,
mais ces oeuvres ruinées ne font que
renforcer, pour les vivants, le sentiment du temps
qui fuit, emportant avec lui toutes nos ardeurs et
tous nos rêves.
L'instabilité gouverne nos
existences. Nous faisons des projets, mais la vie
les ronge comme la vague ronge les bords où
elle s'agite. Rien ne demeure intact que
l'incertitude de nos âmes.
Et voici qu'en face du monde changeant,
la religion dresse quelqu'un qui ne change pas.
Quelqu'un ! Il ne s'agit plus de donner à
l'âme une satisfaction artificielle par la
contemplation d'une nature soi-disant immuable, en
l'invitant à se fondre, à
s'anéantir, dans la grandeur universelle ;
quelqu'un ! un être pensant, un homme enfin,
qui demeure quand nous passons, et qui vit aux
siècles des siècles, alors qu'autour
de nous, tout fait entendre le chant lugubre de la
vie éphémère. Et ce quelqu'un
qui demeure nous invite à demeurer avec lui.
Vainqueur du changement et de la mort, il nous
associe à son triomphe. Debout à
l'horizon des âges, au-dessus de tous les espoirs,
au-dessus de
tous
les blasphèmes, il reste la grande
espérance des âmes tremblantes, seul
immuable au milieu des formes mobiles et
incertaines de la vie.
Alors que les plus grands noms de
l'histoire s'estompent dans les brumes du
passé, le nom de Jésus-Christ reste
au premier rang. Dans le domaine moral et religieux
qui commande tous les autres domaines de
l'existence, il est tel qu'il était il y a
dix-neuf siècles, il est et il demeure le
Chemin, la Vérité et la Vie. Ce n'est
certes pas que l'humanité subisse volontiers
l'autorité de ses paroles et de sa personne.
Ce n'est pas qu'après l'avoir
crucifié, elle n'ait fait bien des efforts
pour abattre son étrange pouvoir. Mais le
Christ renié laisse les âmes
désemparées, sans solution devant
l'énigme du monde et de la vie, sans
remède qui les restaure, qui les console,
jusqu'à ce que, revenues de leurs erreurs,
elles se rendent au Maître de
l'Espérance et retrouvent en lui la paix et
le salut.
Sur quoi repose cette
souveraineté sans exemple? Sur un fait qui,
pour l'âme croyante, est un sujet permanent
de reconnaissance et de certitude: Jésus
enseigne par sa parole et par sa vie, et l'une et
l'autre portent la marque divine de la
sainteté.
Tandis que nous tournons au pied de la
montagne de l'idéal, regardant d'en bas son
sommet dans les nues, tentant par mille chemins
une ascension vite
arrêtée, Jésus apparaît
d'emblée sur la cime. Et cette cime, il l'a
étreinte, toujours plus étroitement,
à mesure que les forces adverses se
coalisaient pour l'en arracher. Et il y reste
à travers les siècles.
L'Église a fait quelques
conquêtes sur le monde, elle a perçu
et appliqué quelques conséquences
nouvelles de la vérité qui est en
Jésus-Christ. Mais ces conséquences,
bien loin de dépasser les vues du
Maître, restent inspirées par son
exemple, par son Esprit. Il reste le même ;
le même dont on dit encore, dont on dira
toujours : « Jamais homme n'a parlé
comme cet homme. » « Personne ne peut
faire ce que tu fais, s'il n'est envoyé de
Dieu. » Son enseignement reste et restera la
pure lumière des hommes, et sa personne
prendra toujours, comme aux jours de sa chair, la
première place pour ceux qui sont
amenés à la considérer. Et si
nous nous détournons de lui, nous savons de
source certaine que nous nous détournons
alors et de notre devoir et de notre salut. Mais
vienne l'heure où la vanité de nos
recherches et de nos désirs apparaît,
ou nous plions sous le poids de nos erreurs et de
nos fautes, c'est Lui aussi qui nous
apparaît, comme le seul guérisseur de
nos âmes malades, dur pour le
péché, compatissant pour le
pécheur.
Jésus nous communique sa
stabilité et sa permanence. Il forme notre
personnalité. Ce n'est
pas parce que nous portons un nom, que nous sommes
inscrits dans un registre d'état civil,
qu'une identité s'établit dans notre
âme, au travers des variations incessantes
que l'existence impose. Il y a des hommes qui
peuvent dire : C'est à Jésus-Christ
seul que je dois ma vie. Saint Paul regardait son
passé comme un temps méprisable, tout
chargé de promesses qu'il ait pu
paraître. On peut dire de tous les
chrétiens authentiques ce que le père
de la parabole disait de son fils prodigue: «
Il était mort et maintenant, il est revenu
à la vie, il était perdu, et
maintenant, il est retrouvé. » C'est
que l'Esprit de Jésus-Christ reste le
même, il ne va pas d'un pôle à
l'autre, il ne cède pas aux mille pressions
du dehors, c'est l'Esprit même de Dieu en qui
il n'y a point de variation ni aucune ombre de
changement. Que deviendrions-nous, et comme notre
personnalité tomberait en poussière,
si la lumière et l'ombre de
Jésus-Christ - l'ombre pour les jours de
trahison et la lumière pour les jours de
victoire - ne demeuraient en nous comme
l'élément nécessaire à
notre vie? « Le monde passe avec sa convoitise
... » Mais, avec le Christ, nous avons une
force à qui en appeler, un roc où
nous appuyer, une puissance qui nous enracine dans
l'invisible et dans l'éternel.
En communiquant aux croyants son Esprit,
Jésus-Christ établit entre les hommes
cet accord, cette communion si désirable et
si désirée, que l'âme solitaire
appelle en soupirant et qu'elle cherche en vain
dans les rencontres passagères que
l'existence nous apporte et dont la
fragilité nous émeut.
Qui n'a subi, dans une grande ville
étrangère, l'action déprimante
de ces foules agitées, allant
fiévreusement à leurs affaires. Il
semble alors que pèse sur nous tout le poids
des préoccupations de l'homme, banales ou
poignantes. Chacun court à son travail ou a
ses plaisirs, ou a ses tourments ou à ses
vanités. L'âme souffre au spectacle
incohérent de ces masses qui vont et
viennent, où l'on ne perçoit que
concurrence et conflits
déguisés.
C'est dans ces sentiments que je suis
entré un jour, dans une maison amie, loin de
mon pays. J'y rencontrai toute une
société bien différente de
celle à laquelle j'appartenais, et m'y
sentais seul avec mes préoccupations
intimes, car malgré de multiples
expériences, nous cédons vite aux
apparences et nous oublions que tous les coeurs ont
leur vie secrète. Les visiteurs partis, la
maîtresse de la maison me dit: « Ces
personnes, quoique catholiques, sont très
près de vous, les protestants. Elles
s'intéressent à tout ce qui se publie
chez vous ; elles sont pieuses et actives, ce sont
de nobles âmes. » Et je sentais monter
en moi, avec le regret d'avoir
mal jugé, la joie de rencontrer des
âmes fraternelles. Le lendemain, j'entrais
dans un temple, bien grand par les souvenirs qui y
sont attachés. Et là, je retrouvais
une foule, mais profondément recueillie au
pied de la chaire d'où tombaient
d'admirables paroles de foi et d'espérance.
Et là encore mon âme s'est
gonflée de joie à voir tous ces
inconnus pour qui Jésus est le même,
hier, aujourd'hui, éternellement; le
même pour eux comme pour nous. Quelques
heures après, j'entendais la lecture d'une
lettre poignante, écrite par un homme plein
de talent et de vertus, mais qui ne partage pas
notre foi : « Je travaillerai, disait-il, de
toutes mes forces, afin d'assurer l'avenir de mes
enfants. C'est tout ce que je demande à
cette existence douloureuse, après quoi je
serai prêt à partir et je partirai
sans regret. »
Il est doux de penser que là
où Jésus n'est pas le Maître,
Il est pourtant l'Attendu ; il est bon de le penser
pour ceux qui ne le connaissent pas encore ; et les
âmes droites le trouvent, Lui qui pardonne,
qui console et sème la divine
Espérance du bonheur.
Au soir de sa journée - ou au soir de sa
vie - suspendant sa tâche, l'homme
relève son front fatigué,
chargé de pensées et
d'inquiétudes. Son regard se pose sur les
choses prochaines, puis, suivant les lignes
familières du paysage, s'étend, se
prolonge et s'élève au-dessus de
l'horizon, jusqu'au ciel où s'allume une
première étoile.
Un apaisement descend dans son âme
avec ce salut qui lui vient des profondeurs de
l'espace. À mesure que pointent les astres
et que se dessinent les constellations, sous ce
ciel mystérieux qui partout et toujours a
versé quelque grandeur et quelque
consolation dans le coeur des hommes, il contemple,
il médite, il devine : il pense à la
solitude de notre pauvre terre, et à
l'effroi de sa course dans l'abîme, s'il n'y
avait pas, pour peupler cet abîme, ces
brillantes constellations,
révélatrices d'un ordre qui tellement
nous dépasse, et qui pourtant nous rassure
et nous réjouit.
Puis il revient à cet autre
abîme, son propre coeur, et aux chaotiques
ténèbres que nos contradictions y
auraient amassées, et à l'effroi de
l'homme devant sa propre misère, si Dieu
n'avait allumé dans cette misère,
cette autre constellation toute chargée de
promesses: la triple étoile de la Foi, de
l'Espérance et de l'Amour.
Ramené au mystère de sa
destinée, il incline son front vers la
terre, vers ce tout petit coin de terre qu'il a
animé de son travail, de ses chants, de ses
pleurs, de ses fautes, et, saisi du sentiment de la
miséricorde divine, de la douceur du pardon,
de la nécessité du sacrifice, il
murmure de toute son âme : Que ton
règne vienne !
Oui, Seigneur, que ton règne
vienne!
Courbe-nous sous Ta loi, nettoie-nous de
toutes nos souillures, anime-nous de toutes tes
grâces! Que ton règne vienne, dans
tous nos coeurs, pour le bien de la chère
patrie, et pour le relèvement du monde si
profondément fourvoyé !
Amen!
J'ai vu que le malheur des hommes est le fruit
de leurs révoltes.
J'ai compris que l'Éternel
règne, et que derrière tous les
événements, il y a une parole, une
sagesse, une volonté que rien ne corrompt,
que rien ne désarme, que rien ne
détourne de son but miséricordieux et
rédempteur.
Qu'ai-je à faire, sinon de
m'abandonner, avec une confiance entière,
à cette sagesse souveraine ?
Qu'ai-je à faire, à cause
de mon péché, sinon de m'attacher au
Sauveur, écouter ses divins enseignements,
et solliciter son Esprit, promis à qui le
demande?
Et à espérer
désormais, oui, à espérer dans
la vie et dans la mort.
Et à vivre dans la certitude que
« rien au monde ne peut nous séparer de
l'amour que Dieu nous a témoigné en
Jésus-Christ! »
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