On voit parfois, au seuil des maisons
isolées, paraître un mendiant, en
quête d'ouvrage, de nourriture ou d'argent.
Il arrive qu'il accepte quelque besogne
passagère. Il arrive aussi que ne trouvant
personne au logis, il y pénètre
furtivement et dérobe ce qu'il y trouve :
victuailles, vêtements ou valeurs. Et, il
arrive encore que devant la faiblesse ou la crainte
de ceux qu'il implore, il se fasse insolent,
menaçant et même criminel : saisi tout
a coup d'une passion démoniaque, il attaque,
il frappe, blesse ou tue, pour se saisir
sauvagement de quelque aubaine tachée de
sang.
Ce mendiant redoutable et
méprisable, est pourtant, par certains
aspects, le type de l'humanité dans son
ensemble et telle qu'elle agit à
l'égard des êtres et des choses et
même vis-à-vis de ses propres
membres.
Jeté sur la terre
inclémente, l'homme tend forcément la
main pour se nourrir et pour se vêtir. Le
fruit qu'il convoite, l'abri qu'il a repéré, lui
sont
disputés par d'autres êtres. Il a
toujours derrière lui un ennemi qui le
guette pour le déposséder. Qui ne se
rappelle, si une fois il l'a lue, la page
émouvante ou Joseph de Maistre évoque
la violence animant tous les êtres, les
armant in mutua funera, et dénonce de ces
êtres le plus meurtrier, l'homme, « dont
la main destructive n'épargne rien de ce qui
vit... Roi superbe et terrible, il a besoin de tout
et rien ne lui résiste. »
« Roi superbe et terrible. »
Est-ce bien là l'épithète qui
nous convient? Nous éprouvons quelque
malaise devant une si haute qualification! Sans
doute, l'homme a affirmé sa puissance par
bien des conquêtes sur la nature massive. Il
a multiplié ses chances ; il a appris
à prévoir et même à
espérer de grandes choses. Mais devant les
maux actuels, devant l'abîme
côtoyé par une civilisation qu'on
imaginait hors de toute atteinte mortelle, l'homme
ne nous apparaît plus comme un roi. Nous le
voyons plutôt tel que le mendiant
évoque tout à l'heure,
aiguillonné par la faim, par les soucis et
par le désir. Oui, le roi cherche encore sa
couronne, il tend encore la main, il demeure sous
le fouet des nécessités
premières, humble, contrit, avide et
résigné, frappant à toutes les
portes pour tenter quelque allégement de son
destin.
À considérer l'immense
effort de l'humanité et le peu de bonheur
qu'elle en tire, nous constatons
une disproportion telle, que sans autre'
lumière, nous serions amenés à
de bien sombres pensées. Avec toute notre
science, admirée le plus souvent non pour ce
qu'elle est, mais pour ce qu'elle rapporte, nous
sommes comme ces barbares qui s'affublent,
après le pillage, des objets qui les amusent
et dont ils ignorent le prix, consommant leurs
violences dans un ridicule tragique quand il n'est
pas meurtrier.
Il est bien remarquable que, à ce
mendiant que nous sommes tous, l'Évangile
dise aussi : « Demandez, cherchez, frappez !
» et qu'il promette : « Quiconque
demande, reçoit; qui cherche trouve; et l'on
ouvre à qui frappe. » Si l'homme est
encore contraint de tendre la main, ce n'est pas
que l'Évangile fasse une fausse promesse,
c'est que l'homme s'obstine à désirer
ce qui n'est pas fait pour lui. Il s'encombre
d'objets dont il n'a pas l'usage, et fût-il
chargé de biens, il reste le plus souvent la
plus privée des créatures, parce
qu'il n'a pas trouvé le pain de son
âme.
Mais il faut accepter tout
l'Évangile. Le tranchant : « Tout ou
rien, c'est à prendre ou à laisser
», qui a cours dans les affaires, est ici, et
ici seulement, solennellement grave et
souverainement à sa place.
L'Évangile dit qu'il y a une
correspondance certaine et sûre entre notre
tache, nos besoins, nos désirs, et la
grâce divine, et que cette grâce est la
seule chose nécessaire, parce que tout
dépend d'elle, et qu'en dehors d'elle, il
n'y a ni sécurité, ni paix, ni joie.
L'Évangile ne dit pas, il n'a jamais dit que
Dieu soit un pis-aller dont on use dans les jours
difficiles et malheureux, et qu'il faille attendre
pour le chercher et le trouver que les choses nous
manquent et nous fassent sentir leur froide
indifférence. Il nous dit que les rapports
que nous établissons, nous pécheurs,
entre nous et le monde, sont faux,
inadéquats et maudits, que le pain que nous
mangeons et les biens dont nous jouissons
diffèrent du tout au tout, selon que nous
sommes sous la grâce, ou au contraire. dans
les conditions ordinaires des créatures
mortelles.
Pour l'homme naturel, il y a loin de la
coupe aux lèvres. Dans les affaires
d'ici-bas, il tremble devant l'imprévu, les
fluctuations de la mode, la fragile bonne foi de
ses correspondants ou de ses collaborateurs; il
impute à la chance son bonheur ou son
infortune. Les uns sèment en vain, d'autres
récoltent où ils n'ont point
semé, ou dilapident ce qu'ils n'avaient
point amassé. L'histoire ne connaît
qu'une réussite authentique et parfaite,
c'est celle de celui qui, tourné vers le
Père, a obtenu de lui tout ce qu'il a
demandé : la force d'obéir, la force de
souffrir et la force de mourir. Et quand -
supplication suprême, - il dit à Dieu
: Je remets mon esprit entre tes mains!» Dieu
le recueille, cet esprit, dans ses mains
miséricordieuses et le fait rayonner sur le
monde et dans les âmes, d'âge en
âge et jusqu'à nous, afin que nous
puissions éprouver à notre tour que
« quiconque demande, reçoit, qui
cherche trouve, et qu'on ouvre à celui qui
frappe. »
Par trois fois, et dans des termes dont
la progression est bien évidente,
Jésus nous invite à puiser aux
sources divines: « Demandez, cherchez,
frappez! » La demande implique le désir
; la recherche trahit la faim et la soif d'obtenir,
mais l'acte de frapper révèle une
décision que nulle considération
n'arrête. À considérer l'objet
désiré, il apparaît d'abord
comme une grâce offerte, puis comme une
grâce cachée qu'il faut
découvrir, comme une grâce
enfermée enfin qu'il faut mettre au
jour.
Dieu n'est pourtant pas un monarque qui
se fait prier et ne cède qu'à la
violence. « Quand les fidèles dorment,
dit Calvin, Dieu fait le guet pour leur salut, en
sorte qu'il prévient leurs prières.
» Non, c'est que la promesse de Jésus
est, en même temps, une exhortation. Si la demande
implique un choix qui doit se faire obstiné,
puis exclusif et définitif, c'est que
l'homme a dressé, entre son âme et
Dieu, la masse opaque de ses faux désirs,
l'obstacle de ses convoitises ; le
péché est en nous avant la
grâce, plus exactement, son emprise est plus
immédiate. Déjà, le coeur
tendre de l'enfant devine confusément la
détresse de l'homme; de bonne heure, il
écoute, il guette, il interroge, et dans la
prison où son âme s'agite, il
perçoit les forces anonymes et redoutables
qui paralysent ses élans ou l'incitent
à une dangereuse
témérité. Et parce qu'il est
environné d'exemples et que la contagion le
courbe sous le joug de l'orgueil et du mensonge,
s'il lui arrive de demander, il est plus rare qu'il
cherche, plus rare encore qu'il aille
jusqu'à frapper à la porte. Comme la
plupart des hommes, il attend qu'elle s'ouvre toute
seule, reculant devant le geste
libérateur.
C'est pourquoi il est dit : « Si un
homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le
royaume des cieux ». C'est pourquoi la
religion est tout ou rien ; elle est la force
rayonnante et consolatrice, ou elle n'est qu'un
mauvais remède, mal administré, mal
accepté, aussi impuissant à
guérir que nos dégoûts
passagers le sont à nous redresser et
à nous mettre en paix avec
nous-mêmes.
Quand on regarde aux pauvres braises
qui, sous le nom de piété, se
raniment misérablement de
temps à autre, là où devrait
briller la flamme ardente de l'adoration et de la
sainte espérance, on ne s'étonne plus
de la grande pitié de notre terre et de la
détresse de l'humanité.
Si les rapports de l'homme naturel avec
le monde restent stériles et illusoires., il
ne faut pas croire que la conversion de l'âme
ait pour effet de les supprimer. La conversion les
redresse, ces rapports, les remet à leur
place et rétablit la hiérarchie de
leur valeur, selon que Dieu l'ordonne. Il y a une
connaissance et une expérience perverties et
destructives et il y a une connaissance et une
expérience qui sont dons de la Grâce,
fécondes et
régénératrices. « Toutes
choses sont à vous, dit saint Paul, et vous
êtes à Christ et Christ est à
Dieu. » Lorsqu'un coeur se donne a Dieu, le
monde suspend, au moins pour lui, le cours de sa
folie. Et ce coeur, s'il est grand, entraîne
avec lui la régénération des
multitudes et les ramène aux
réalités. Saint François, dit
le monde, n'est qu'un doux rêveur, mais sous
la brise vivifiante et exquise de sa parole, il
fait fleurir et refleurir les âmes
expirantes. Luther et Calvin, ces
révolutionnaires, redressent la conscience
du monde chrétien à force de
consécration.
Le regard tourné vers le Christ,
ils demandent, ils cherchent, ils frappent, et la
porte s'ouvre par où descend l'Esprit, qui
nous réjouit de grâces nouvelles et
nous affermit dans la foi au Dieu
rédempteur.
Il est dit qu'après l'arrestation de
Jésus, dans la cour du souverain
sacrificateur, Pierre, pressé de questions,
se mit à faire des imprécations et
à jurer par trois fois : « Je ne
connais pas cet homme ! »
Et aussitôt, le coq
chanta.
Nous souffrons tous de la discordance de
la nature avec nos douleurs. Le soleil brillant
frappe, comme une injure, le coeur
déchiré. Et parce que nous confondons
la foi en Dieu avec la confiance dans l'ordre du
monde, il arrive à la foi d'être
renversée par le malheur.
L'homme, sentant son infirmité,
blessé par l'indifférence d'une
Nature qu'il appelle vainement à l'aide, dit
alors : « Je ne suis rien, mon soupir se perd
dans la sourde solitude de l'espace. Qu'est-ce que
ma peine dans la marche immense des mondes, dans
l'écoulement des heures et des
siècles ? Courbe la tête et tais-toi !
»
Cependant, voyez ce Meurtri qui
répond à son juge : « Tu le dis,
je suis roi, je suis le Fils du Dieu béni.
»
Voyez aussi, dans la nuit expirante, cet
homme reniant un Maître qui occupe toutes ses
pensées, et dont il dit pourtant : « Je
ne le connais pas. »
Voyez enfin et écoutez ce coq qui
chante... voix de la nature indifférence,
réglée en bas par des lois
infrangibles, plus haut, par l'infaillible
instinct.
Ici, le grand drame, les passions
violentes, le morne désespoir, et là,
un coq qui salue l'aurore prochaine, comme tous les
jours... Que lui importe, et aux étoiles qui
pâlissent et au soleil qui va paraître,
qu'importe que Jésus soit venu, qu'il soit
courbé sous la main des méchants, et
que la croix se prépare qui dominera le
monde aux siècles des siècles
!
Il y a plusieurs étages à
la maison de vie, et l'homme, qui en occupe au
moins deux, est pris entre l'indifférence
cruelle de la Nature et l'appel de l'Esprit.
Où en sommes-nous? Près du coq qui
chante? Près de Pierre qui pleure? Ou
près de ce Christ qui souffre pour que le
Règne du Père arrive?
Et le coq chanta : encore un jour, et ce
jour verra la crucifixion du Maître,
recueillera son dernier soupir : « Tout est
accompli! » Et puis encore un jour, et
d'autres jours encore et toujours... Mille neuf
cents fois, la terre a parcouru
sa carrière, et pendant ce double
millénaire, le Temps a-t-il broyé
autre chose que le désespoir ou
l'espérance des prophètes?
Eh bien, oui ! Il a broyé leur
parole comme un grain et les destinées de
l'humanité ont été
changées. Le coq chante toujours, mais
au-dessus de lui, se déroule magnifique et
ténébreux, le drame des martyres et
des reniements.
Et voici que cette nature impassible
sert - et par quelles obscures correspondances - la
cause de l'âme et de son salut. Le coq
chante, et Pierre tressaille... et les choses un
moment oubliées, sortent de leur torpeur, et
l'homme pleure amèrement! Et
désormais, chaque fois que le coq chantera,
marquant le rythme invariable des jours, son cri,
ruinant toute distance de la nature à
l'âme, ira toucher le même remords,
presser le même point névralgique.
N'as-tu pas, ô mon frère, le chant de
quelque coq pour te rappeler ta
misère?
La Nature sait-elle notre histoire? Ne
repoussons pas ses appels, si symboliques qu'ils
soient. Sans son coq, Pierre restait à
l'étage de la vie instinctive, et
malheureuse. Réveillé par
l'inconscient et incorruptible témoin, il
s'attache aux pas de Celui qui s'en va mourir, il
entre dans l'engrenage ou déjà le
temps moud le bon grain pour le salut du monde.
Par un jour d'arrière-automne, au sein d'une nature de plus en plus dépouillée et déjà presque endormie, le semeur vaque à son travail. Vous vous êtes arrêtés pour considérer cet homme solitaire, qui avance d'un pas singulier, sans cesse suspendu et sans cesse repris, et balance son bras d'un geste à la fois large et mesuré. Et vous avez compris que cet homme ait été exalté par les artistes et par les poètes. Les vers appris dans votre enfance ont chanté dans votre mémoire :
« Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours
On sent à quel point il doit croire
À la fuite utile des jours. »
Et vous avez revu la célèbre
Semeuse dont Roty dota la France et qui, pendant de
belles années de gloire, porta l'effigie de
la République à travers le
monde.
Le geste du semeur fournit un symbole
facile à saisir; c'est le geste de la
civilisation. Tandis que le barbare vit au jour le
jour, au hasard de sa chasse, de sa pêche ou
de ses pillages, le semeur, lui, s'est
élevé dans l'ordre des
créatures, et son action, qui nous
paraît simple, mérite de nous
émouvoir, à cause de ses
conséquences incalculables.
Cet homme a observé,
réfléchi et décidé de
préparer un avenir meilleur. Il a
démêlé une part de la nature
des choses, appris à compter sur le rythme
des saisons, sur la vitalité du grain, et
sur la valeur attachée à ses propres
peines. Il a découvert le travail, non pas
celui qui détruit mais celui qui
féconde. Il a assuré sa nourriture et
celle des siens et, garanti pour un temps de la
disette, il a ouvert la voie au génie
inventif, d'où sortiront peu à peu
les richesses de l'humanité. Dans la
conclusion du poème cité tout
à l'heure, il y a plus qu'une magnifique
image ; il y a, prodigieusement ramassée,
toute la destinée de notre race.
« L'ombre où s'élève une rumeur
Semble grandir jusqu'aux étoiles
Le geste auguste du semeur! »
Oui, le semeur, au geste civilisateur, est plus
que la garantie d'une indispensable subsistance,
garantissant elle-même la
sécurité et les loisirs où
l'intelligence peut esquisser de nouvelles
entreprises. Il y a dans son âme, une foi qui
l'a mis à part des autres créatures,
l'a arraché à la sombre
fatalité et placé sur le seuil de la
vie spirituelle. L'appel mystérieux qui
descend du ciel a trouvé une oreille pour
l'entendre. Pensez au premier semeur, encore
enfermé dans
l'étroite nécessité,
voué à lutter chaque jour pour
sauvegarder sa chétive existence : il se
confie dans un ordre qu'il n'a point
déchiffré, et dans un avenir pour lui
plein d'obscurités. Il sacrifie son bien le
plus précieux, ce grain nécessaire
à sa vie, il choisit le plus sain, le plus
beau et le livre à la terre, aux hasards des
hivers destructeurs et de toutes les
inimitiés de la nature.
Premier semeur, faible créature
affrontant l'hostilité du monde, armé
seulement de ta jeune espérance, tu dessines
déjà dans l'histoire la figure du
« croyant »! Tu es l'obscur pionnier de
l'esprit, tu traces la première sente par
où passeront, en s'élargissant, les
générations humaines!
Et nous y passons aujourd'hui, dans des
conditions immensément multipliées,
mais dont l'essence n'a point changé. Nous
croyons à un ordre qui nous dépasse,
à une destinée plus forte que les
brutalités de la nature et du monde. Ne nous
étonnons pas si l'acte du premier semeur,
transposé dans d'innombrables domaines,
engendré par la confiance et par le courage
dont il est un si pur symbole, a pris un
caractère de plus en plus grave, à
mesure que grandissaient nos douleurs et nos
espérances. « Ceux qui sèment
avec larmes, dit déjà le psalmiste,
moissonneront avec des chants d'allégresse;
celui qui marche en pleurant lorsqu'il
répand la semence, reviendra avec des cris
de joie en portant sa gerbe. »
Mais pourquoi ces larmes? Pourquoi ces
pleurs? Prenons garde à ceci, que le semeur
fait surgir des ténèbres une loi
jusqu'alors inaperçue : « Ce que
l'homme aura semé, il le moissonnera aussi.
» Retournez seulement l'antique parole du
psalmiste, et vous comprendrez : à peine
formulé, ce retournement vous donne la
raison des larmes et des pleurs: « Ceux qui
sèment dans la
légèreté, en suivant la pente
de leurs goûts... Celui qui s'avance en
s'amusant et qui jette à tous les vents du
monde ses mauvaises pensées et ses actes
inconsidérés... »
Ceux-là, comment reviendront-ils? Quelle
moisson se sont-ils réservée? Ils
n'ont pas songé à l'avenir qu'ils
préparaient pour eux et pour leurs victimes.
Ils ont beau prendre joyeusement la vie en en
secouant les obligations saintes. Le jour vient
où ceux qui ne voulaient rien sacrifier
s'aperçoivent qu'ils ont tout perdu.
Il en est qui, tout en observant la loi,
en consentant pour y satisfaire à bien des
soucis et à bien des sacrifices,
l'appliquent à des buts
délibérément
égoïstes, et par là, contraires
à la volonté du
Saint Législateur. En accaparant tout ce
qu'ils peuvent, ils amassent des misères
à la fois pour ceux qu'ils
dépouillent et pour eux-mêmes, alors
qu'ils voulaient s'assurer contre les aléas
du destin. Ils ont lentement vidé leur
âme de toute humanité, pour la remplir
de soucis sordides. L'Écossais Carlyle donne
une voix saisissante à un de ces hommes de
proie : « Pourquoi ai-je réalisé
cinq cent mille livres? Je me suis levé
tôt, j'ai veillé tard, j'ai sué
sang et eau ; et à la sueur de mon front et
de mon âme, j'ai lutté pour gagner cet
argent, afin que je puisse être en vue, et
que je puisse avoir quelque honneur parmi mes
compagnons. J'ai voulu qu'ils m'honorent, qu'ils
m'aiment. L'argent, le voici, gagné du
meilleur de mon sang de vie, mais l'honneur ! Je
suis entouré de saleté, de faim, de
fureur et de noir désespoir. Non
honoré, à peine même
envié ; seuls des insensés et la race
des pieds plats vont jusqu'à m'envier. Je
suis un homme en vue, en butte aux
malédictions et aux éclats de
briques... Plaise à Dieu que j'aie
été un batailleur chrétien et
non un Peau-rouge ! Avoir régné et
lutté non pas en un esprit mammonique, mais
divin. Avoir senti mon propre coeur me
bénir, et que Dieu au-dessus, au lieu de
Mammon au-dessous, me bénissait ; ceci eut
été quelque chose Hors de ma vie...
les cinq cent mille livres Je veux tenter quelque
chose d'autre, ou compter ma vie
comme une tragique futilité ! »
Qui veut vivre selon l'Évangile doit accepter un sort à la fois douloureux et magnifique : il ne peut y persévérer sans sacrifices, il ne peut s'en départir sans désespoir. Avant de goûter aux promesses, il doit compter avec les résistances, celles de son coeur partagé, celles de la chair fragile et tyrannique, celles aussi du monde, mobile, frivole ou pervers. Qui cède à l'Esprit se heurte à l'empire du péché. « Semer, avec larmes, marcher en pleurant » ce n'est point une transposition poétique des fatigues du chrétien; non, c'est l'écho des réalités poignantes qui mettent la foi à l'épreuve, et dont elle ne triomphe qu'en regardant a son Chef et Consommateur, le Seigneur crucifié.
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