Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA NATURE

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Mystère de la nature

 

D'où vient que tant d'hommes puissent vivre - parfois très longtemps - sans frapper à la porte de la Vérité et de l'Espérance?

La vie en société ne favorise pas l'éclosion rapide et spontanée des forces religieuses. L'homme s'appuie sur les hommes. La civilisation lui donne une sécurité relative, et factice, analogue à celle que la famille assure à l'enfant. Les villes pavées, les rues tirées au cordeau, les entreprises humaines qui couvrent la terre sont autant de murs dressés entre nous et le mystère. Les questions immédiates, les soucis politiques, économiques, les paroles inévitables et vaines si souvent, les calculs, les querelles, les cris de l'amour et de la haine sont autant de bruits qui couvrent l'appel, la question des questions : Qui es-tu? Que signifies-tu? Où vas-tu?

L'âme envahie d'agitations diverses, et ordinaires, et nécessaires, esquive la question ou la tranche selon le goût du jour, guidé lui même le plus souvent par le mirage du monde humanisé; de cette question, elle peut ignorer longtemps la force insistante et redoutable.
N'est-ce pas Diderot qui disait : « Je ne suis athée que dans les villes. » L'esprit fort qui fait étalage de ses négations dans les cabarets ou dans les salons, entouré d'oreilles indulgentes, encouragé par des présences rassurantes, sentirait l'inquiétude sinon l'épouvante, s'il était transporté, tout a coup, et seul, loin des lieux et des paysages familiers, face à face avec les choses que l'humanité n'a pas encore touchées. Privé de l'ambiance secourable de l'homme et de son travail tant de fois séculaire, il resterait muet, tremblant, éperdu devant cette puissance dont le nom revient sans cesse sur ses lèvres, mais qu'il n'a point encore rencontrée dans sa nudité tragique: la Nature.

La Nature ! Non pas ce riant paysage, ce lac bleu, ce ciel bleu, ces montagnes bleues, où nous devinons, blottis à leurs pieds ou accrochés à leurs flancs, les villes et les villages, où la civilisation nous sourit encore au travers des douces fumées. La Nature ! Et non plus ce coin de campagne, cette ferme rustique où vont et viennent les paysans tranquilles et graves, les chars lourds de récoltes parfumées, où la volaille s'effare tandis que la fermière prépare le repas simple et savoureux. La Nature ! non pas telle que l'homme l'a faite, mais telle qu'il l'a trouvée, lorsque cette mère impénétrable l'a pris sur son sein pour y lutter et pour y mourir, et telle qu'elle demeure sous les rudes efforts de son enfant, puissante, vivante et prête à toutes les régressions




Lorsque « l'étroit sentier qui monte vers les cimes » se perd dans les gazons et dans les pierres, quand l'assaut de la montagne devient un corps à corps et que bientôt, suspendu aux arêtes, vous laissez errer votre regard sur les profondeurs, alors elle apparaît ! Elle apparaît quand, sur le glacier monstrueux, vous êtes sur la crevasse, gouffre mystérieux, méchant, perfide et bleu comme la mer lointaine. Elle apparaît quand, accroché aux pentes qui se dérobent, vous comptez les sommets et les sommets, les chaînes puissantes et hérissées, quand vous croyez entendre parler la Terre dans les pierres qui roulent, dans les séracs qui s'effondrent, dans le torrent qui se précipite, dans toute cette vie étrangère à notre âme, à nous qui croyons si vite que tout est là pour nous. Elle apparaît encore quand, surpris par l'orage, vous calculez que vous n'atteindrez pas l'abri, qu'il faut affronter seul - seul - les sifflements, les hurlements de la tempête et les éclats du tonnerre, quand l'éclair allume à chaque coup un arbre dans la forêt et que vous devez avancer, chétif, sous la menace de la foudre qui brûle et qui tue.
Elle apparaît telle qu'elle est, ignorant l'homme, bien que l'homme soit en elle. Elle le contraint à poser la question des questions, bien qu'elle ne puisse y répondre. Devant qui lui demande en tremblant : « Que suis-je et qui suis-je?», la Nature dresse sa face impassible et impénétrable.

Nourrit-elle au moins ses enfants? Oui et non, et à quel prix! L'interdestruction pourvoit à la subsistance de tous les êtres. Les aguets, le meurtre et les cris d'agonie remplissent la terre et les mers. Le plus destructeur, c'est l'homme ; et lorsque, pour avoir ruiné ses terrains de chasse et ses zones de pêche, il se met à cultiver la terre, les oiseaux pillards, les vers et mille parasites viennent aggraver ses peines et menacer ce qu'il espère, ce qu'il attend. Que d'inquiétudes jusqu'à la récolte ! Et quand il a mis à l'abri le fruit de tant de labeur, la Nature lui destine d'autres envoyés qui entameront ses réserves. L'homme ne peut compter sur des faveurs, il ne les obtient qu'en les arrachant.
Les formules admiratives de l'excellence de la Nature courent les rues; elles ne courent pas les fermes, les champs et les bois. Avez-vous entendu résonner sur la terre dure les billes que les bûcherons «chablent» dans nos vallées ? Ils ont amené les lourdes plantes, abattues par un travail dangereux, jusqu'au couloir rapide où elles vont être précipitées ; un faux pas sur le sol gelé, un mouvement mal calculé et l'homme aussi est précipité, mutilé, broyé, et seuls les hommes s'émeuvent du drame. À demander à la Nature la clef de nos destinées, on n'aboutit qu'à accumuler les ténèbres de notre condition. Impénétrable, lorsqu'elle dispense la vie, la Nature l'est encore plus en dispensant la mort. Peut-être l'homme se ferait-il à son mystère, s'il mourait rassasié de jours. Mais celle qui le courbe sous le joug d'un travail incessant pour qu'il vive, le blesse encore par l'incessante menace de la destruction. Singulier supplice, a l'effet certain, puisque celui qui meurt le dernier est frappé dans ceux qui l'ont précédé, chaque départ retranchant un peu du doux trésor qui faisait sa force et sa consolation.

 

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Correspondances

 

Et pourtant, nous l'aimons. D'aucuns l'ont même adorée et le culte qu'elle leur inspirait était comme elle voluptueux et farouche et cruel. Mère inconsciente et versatile, elle a beau nous refuser parfois le fruit de notre labeur, ailleurs, fatiguer l'homme sous sa lourde luxuriance, ailleurs encore, le contraindre à une lutte sans répit pour lui permettre de subsister, nous l'aimons. Elle s'impose immédiatement à nous, et nous la parons de nos pensées et de nos espérances.
Elle est sans voix et c'est nous qui la faisons parler ; et les secrets que nous lui arrachons, nous les arrachons à nous-mêmes. Elle nous presse, nous contraint, et nous ne voyons pas toujours que les travaux et les sacrifices qu'elle exige, ce n'est pas à son appel que nous les faisons. Notre âme seule est le moteur de notre activité, et c'est elle qui, a son image, dessine la Nature, tantôt l'exalte et tantôt la maudit.

Par un jour ruisselant de lumière, un homme, la pioche à l'épaule, s'en allait - c'était sa manière de dire - « extriper » quelques racines; et il ajoutait : « Il faut bien embellir la nature. » Ce mot naïf, dit en face des sommets dressés dans l'azur, fait sourire... mais il est bien révélateur. L'artiste, lui, regrettera l'appui de ces buissons que la pioche a arrachés et que les ceps alignés ne remplaceront pas dans son ouvrage. Et c'est que l'artiste aussi prête son âme a la nature. La beauté qu'il porte en lui s'exalte devant les lignes de ce paysage ; et ce paysage laisse le calculateur indifférent. L'astronome qui annonce les éclipses et mesure les distances interstellaires n'est pas toujours celui qui savoure avec le plus d'émotion la splendeur d'un ciel étoilé. Et le botaniste qui, avec passion, analyse la moindre mousse est mû par une autre admiration que la jeune fille parant d'un bouquet sa demeure.
Multiple et insatiable, l'âme forme ou déforme la nature au gré de ses besoins et de ses goûts nobles ou vils, légitimes ou impurs. Et guidé par cette âme, l'homme sème, creuse, plante et fouille : il cherche ce que veut son coeur avide. Pour avoir du pain, des pierres, des métaux, des diamants et des perles, il pénètre dans les entrailles de la terre et dans la profondeur des mers, imprimant partout la marque de son passage qui est en même temps la révélation de ses désirs.




Qu'il y ait, entre la Nature et nous de secrètes « correspondances », nous ne songeons point à le nier et nous cédons volontiers à la vision du poète, mystérieuse autant que simple et belle :

« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers. »

BAUDELAIRE
Les fleurs du mal

Il n'est pas surprenant de retrouver dans les racines et dans le tronc de l'arbre quelque chose de sa fleur et de son fruit. Ni la dureté de l'écorce ni la riche ramification des branches ne sont essentiellement différentes de ce qui vient au jour à l'extrémité des rameaux. Dans ses laboratoires profonds, la Nature a lentement préparé l'avènement de l'homme, et s'il en est la fleur et le fruit, encore précaire et mal venu, si la sève qui l'a nourri réclame une greffe qui la purifie et l'anoblisse, il ne saurait être totalement étranger aux formes d'existence qui remplissent le monde. Comment n'y retrouverait-il pas quelques traces de son histoire, et pourquoi n'y recueillerait-il pas quelques leçons? L'intelligence en éveil, l'imagination en travail, l'observation patiemment poursuivie lui livrent, par éclairs, des vérités qui tantôt le troublent et tantôt l'encouragent. Oui, mais c'est à son âme qu'il les doit, c'est elle qui les lit, c'est elle qui les entend, c'est elle qui déchiffre, dans la masse obscure de la Nature, les secrets propres a l'aider dans l'accomplissement de son destin.

Pour savoir, pour connaître, n'interroge pas un univers qui ne peut te répondre. Interroge-toi toi-même.
C'est à ton âme qu'il appartient de parler, mais à cause de tout ce qui s'agite en elle, écoute d'abord au plus profond d'elle-même, la voix qui, sans se lasser, réclame de toi droiture et justice, et obéis-lui.

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