D'où vient que tant d'hommes puissent
vivre - parfois très longtemps - sans
frapper à la porte de la
Vérité et de
l'Espérance?
La vie en société ne
favorise pas l'éclosion rapide et
spontanée des forces religieuses. L'homme
s'appuie sur les hommes. La civilisation lui donne
une sécurité relative, et factice,
analogue à celle que la famille assure
à l'enfant. Les villes pavées, les
rues tirées au cordeau, les entreprises
humaines qui couvrent la terre sont autant de murs
dressés entre nous et le mystère. Les
questions immédiates, les soucis politiques,
économiques, les paroles inévitables
et vaines si souvent, les calculs, les querelles,
les cris de l'amour et de la haine sont autant de
bruits qui couvrent l'appel, la question des
questions : Qui es-tu? Que signifies-tu? Où
vas-tu?
L'âme envahie d'agitations
diverses, et ordinaires, et nécessaires,
esquive la question ou la tranche selon le
goût du jour, guidé lui même le plus souvent par le
mirage du monde humanisé; de cette question,
elle peut ignorer longtemps la force insistante et
redoutable.
N'est-ce pas Diderot qui disait : «
Je ne suis athée que dans les villes. »
L'esprit fort qui fait étalage de ses
négations dans les cabarets ou dans les
salons, entouré d'oreilles indulgentes,
encouragé par des présences
rassurantes, sentirait l'inquiétude sinon
l'épouvante, s'il était
transporté, tout a coup, et seul, loin des
lieux et des paysages familiers, face à face
avec les choses que l'humanité n'a pas
encore touchées. Privé de l'ambiance
secourable de l'homme et de son travail tant de
fois séculaire, il resterait muet,
tremblant, éperdu devant cette puissance
dont le nom revient sans cesse sur ses
lèvres, mais qu'il n'a point encore
rencontrée dans sa nudité tragique:
la Nature.
La Nature ! Non pas ce riant paysage, ce
lac bleu, ce ciel bleu, ces montagnes bleues,
où nous devinons, blottis à leurs
pieds ou accrochés à leurs flancs,
les villes et les villages, où la
civilisation nous sourit encore au travers des
douces fumées. La Nature ! Et non plus ce
coin de campagne, cette ferme rustique où
vont et viennent les paysans tranquilles et graves,
les chars lourds de récoltes
parfumées, où la volaille s'effare
tandis que la fermière prépare le
repas simple et savoureux. La Nature ! non pas
telle que l'homme l'a faite, mais telle qu'il l'a
trouvée, lorsque cette
mère impénétrable l'a pris sur
son sein pour y lutter et pour y mourir, et telle
qu'elle demeure sous les rudes efforts de son
enfant, puissante, vivante et prête à
toutes les régressions
Lorsque « l'étroit sentier qui monte
vers les cimes » se perd dans les gazons et
dans les pierres, quand l'assaut de la montagne
devient un corps à corps et que
bientôt, suspendu aux arêtes, vous
laissez errer votre regard sur les profondeurs,
alors elle apparaît ! Elle apparaît
quand, sur le glacier monstrueux, vous êtes
sur la crevasse, gouffre mystérieux,
méchant, perfide et bleu comme la mer
lointaine. Elle apparaît quand,
accroché aux pentes qui se dérobent,
vous comptez les sommets et les sommets, les
chaînes puissantes et
hérissées, quand vous croyez entendre
parler la Terre dans les pierres qui roulent, dans
les séracs qui s'effondrent, dans le torrent
qui se précipite, dans toute cette vie
étrangère à notre âme,
à nous qui croyons si vite que tout est
là pour nous. Elle apparaît encore
quand, surpris par l'orage, vous calculez que vous
n'atteindrez pas l'abri, qu'il faut affronter seul
- seul - les sifflements, les hurlements de la
tempête et les éclats du tonnerre,
quand l'éclair allume à chaque coup
un arbre dans la forêt et que vous devez
avancer, chétif, sous la
menace de la foudre qui brûle et qui
tue.
Elle apparaît telle qu'elle est,
ignorant l'homme, bien que l'homme soit en elle.
Elle le contraint à poser la question des
questions, bien qu'elle ne puisse y
répondre. Devant qui lui demande en
tremblant : « Que suis-je et qui
suis-je?», la Nature dresse sa face impassible
et impénétrable.
Nourrit-elle au moins ses enfants? Oui
et non, et à quel prix! L'interdestruction
pourvoit à la subsistance de tous les
êtres. Les aguets, le meurtre et les cris
d'agonie remplissent la terre et les mers. Le plus
destructeur, c'est l'homme ; et lorsque, pour avoir
ruiné ses terrains de chasse et ses zones de
pêche, il se met à cultiver la terre,
les oiseaux pillards, les vers et mille parasites
viennent aggraver ses peines et menacer ce qu'il
espère, ce qu'il attend. Que
d'inquiétudes jusqu'à la
récolte ! Et quand il a mis à l'abri
le fruit de tant de labeur, la Nature lui destine
d'autres envoyés qui entameront ses
réserves. L'homme ne peut compter sur des
faveurs, il ne les obtient qu'en les
arrachant.
Les formules admiratives de l'excellence
de la Nature courent les rues; elles ne courent pas
les fermes, les champs et les bois. Avez-vous
entendu résonner sur la terre dure les billes que
les bûcherons
«chablent» dans nos vallées ? Ils
ont amené les lourdes plantes, abattues par
un travail dangereux, jusqu'au couloir rapide
où elles vont être
précipitées ; un faux pas sur le sol
gelé, un mouvement mal calculé et
l'homme aussi est précipité,
mutilé, broyé, et seuls les hommes
s'émeuvent du drame. À demander
à la Nature la clef de nos destinées,
on n'aboutit qu'à accumuler les
ténèbres de notre condition.
Impénétrable, lorsqu'elle dispense la
vie, la Nature l'est encore plus en dispensant la
mort. Peut-être l'homme se ferait-il à
son mystère, s'il mourait rassasié de
jours. Mais celle qui le courbe sous le joug d'un
travail incessant pour qu'il vive, le blesse encore
par l'incessante menace de la destruction.
Singulier supplice, a l'effet certain, puisque
celui qui meurt le dernier est frappé dans
ceux qui l'ont précédé, chaque
départ retranchant un peu du doux
trésor qui faisait sa force et sa
consolation.
Et pourtant, nous l'aimons. D'aucuns l'ont
même adorée et le culte qu'elle leur
inspirait était comme elle voluptueux et
farouche et cruel. Mère inconsciente et
versatile, elle a beau nous refuser parfois le
fruit de notre labeur, ailleurs, fatiguer l'homme
sous sa lourde luxuriance,
ailleurs encore, le contraindre à une lutte
sans répit pour lui permettre de subsister,
nous l'aimons. Elle s'impose immédiatement
à nous, et nous la parons de nos
pensées et de nos espérances.
Elle est sans voix et c'est nous qui la
faisons parler ; et les secrets que nous lui
arrachons, nous les arrachons à
nous-mêmes. Elle nous presse, nous contraint,
et nous ne voyons pas toujours que les travaux et
les sacrifices qu'elle exige, ce n'est pas à
son appel que nous les faisons. Notre âme
seule est le moteur de notre activité, et
c'est elle qui, a son image, dessine la Nature,
tantôt l'exalte et tantôt la
maudit.
Par un jour ruisselant de
lumière, un homme, la pioche à
l'épaule, s'en allait - c'était sa
manière de dire - « extriper »
quelques racines; et il ajoutait : « Il faut
bien embellir la nature. » Ce mot naïf,
dit en face des sommets dressés dans l'azur,
fait sourire... mais il est bien
révélateur. L'artiste, lui,
regrettera l'appui de ces buissons que la pioche a
arrachés et que les ceps alignés ne
remplaceront pas dans son ouvrage. Et c'est que
l'artiste aussi prête son âme a la
nature. La beauté qu'il porte en lui
s'exalte devant les lignes de ce paysage ; et ce
paysage laisse le calculateur indifférent.
L'astronome qui annonce les éclipses et
mesure les distances interstellaires n'est pas
toujours celui qui savoure avec
le plus d'émotion la splendeur d'un ciel
étoilé. Et le botaniste qui, avec
passion, analyse la moindre mousse est mû par
une autre admiration que la jeune fille parant d'un
bouquet sa demeure.
Multiple et insatiable, l'âme
forme ou déforme la nature au gré de
ses besoins et de ses goûts nobles ou vils,
légitimes ou impurs. Et guidé par
cette âme, l'homme sème, creuse,
plante et fouille : il cherche ce que veut son
coeur avide. Pour avoir du pain, des pierres, des
métaux, des diamants et des perles, il
pénètre dans les entrailles de la
terre et dans la profondeur des mers, imprimant
partout la marque de son passage qui est en
même temps la révélation de ses
désirs.
Qu'il y ait, entre la Nature et nous de
secrètes « correspondances », nous
ne songeons point à le nier et nous
cédons volontiers à la vision du
poète, mystérieuse autant que simple
et belle :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers. »
BAUDELAIRE
Les fleurs du mal
Il n'est pas surprenant de retrouver dans les
racines et dans le tronc de l'arbre quelque chose
de sa fleur et de son
fruit. Ni la dureté de l'écorce ni la
riche ramification des branches ne sont
essentiellement différentes de ce qui vient
au jour à l'extrémité des
rameaux. Dans ses laboratoires profonds, la Nature
a lentement préparé
l'avènement de l'homme, et s'il en est la
fleur et le fruit, encore précaire et mal
venu, si la sève qui l'a nourri
réclame une greffe qui la purifie et
l'anoblisse, il ne saurait être totalement
étranger aux formes d'existence qui
remplissent le monde. Comment n'y retrouverait-il
pas quelques traces de son histoire, et pourquoi
n'y recueillerait-il pas quelques leçons?
L'intelligence en éveil, l'imagination en
travail, l'observation patiemment poursuivie lui
livrent, par éclairs, des
vérités qui tantôt le troublent
et tantôt l'encouragent. Oui, mais c'est
à son âme qu'il les doit, c'est elle
qui les lit, c'est elle qui les entend, c'est elle
qui déchiffre, dans la masse obscure de la
Nature, les secrets propres a l'aider dans
l'accomplissement de son destin.
Pour savoir, pour connaître,
n'interroge pas un univers qui ne peut te
répondre. Interroge-toi toi-même.
C'est à ton âme qu'il
appartient de parler, mais à cause de tout
ce qui s'agite en elle, écoute d'abord au
plus profond d'elle-même, la voix qui, sans
se lasser, réclame de toi droiture et
justice, et obéis-lui.
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