L'Ecclésiaste est un livre singulier. On
y voit une âme qui se fait à
elle-même ses confidences. Passant en revue
tout ce qu'elle a vécu, elle conclut de sa
vaste expérience que tout est vanité
et poursuite du vent. « Vanité des
vanités, tout est vanité »,
déclare-t-il, et son refrain a fait
fortune.
Cependant, ce serait lui faire tort que
de lui attribuer un scepticisme amer. Si
l'Ecclésiaste est revenu de tout, il ne
l'est pas à la manière de ceux qui
prétendent aujourd'hui partager ses
désillusions. Avec une hardiesse
étonnante, il perce à jour
l'inutilité de ses travaux et la
fragilité de ses bonheurs ; mais son analyse
décevante va se briser comme la vague contre
le roc, car son dernier mot ruine tout scepticisme
: « Crains Dieu et garde ses commandements,
car c'est la le tout de l'homme. »
Celui qui cherche à
débrouiller l'écheveau de ses
expériences est amené à dire
comme l'Ecclésiaste, faisant le compte de
ses nombreuses acquisitions :
« Celui qui augmente sa science augmente, sa
douleur. » À qui veut jeter un regard
inquisiteur sur la vie, l'Ecclésiaste donne
un conseil utile : « Regarde bien, regarde
bravement, mais pour ne pas perdre coeur, regarde
du seuil de ta forteresse, ne descends pas des
hauteurs de ta foi. »
Lorsqu'un homme religieux parle de la
science, on s'imagine parfois qu'il a peu de
considération pour elle, ce qui serait une
absurdité. Un homme religieux ne
s'élève que contre l'idolâtrie
dont elle est l'objet de la part de ceux qui ne
connaissent ni son objet ni ses limites. On
comprend fort bien que devant telles
découvertes retentissantes, on ait pu croire
que le bonheur de l'humanité allait sortir
des laboratoires. Mais la science sert le mal comme
le bien et il n'est pas au pouvoir de cette
puissance anonyme de réserver ses
généreuses ressources aux seuls
honnêtes gens. Ceux qui l'idolâtrent ne
sont pas nécessairement ceux qui la
respectent, et ceux qui s'y consacrent avec un
noble enthousiasme, partagent à plusieurs
égards et sans aucun doute l'avis de
l'Ecclésiaste : « Celui qui augmente sa
science, augmente sa douleur. »
Si les joies qu'apporte le savoir sont
certaines, les peines croissantes qu'il exige sont encore
plus évidentes. Le
champ de l'ignorance semble grandir à mesure
qu'il est patiemment défriché, des
horizons inattendus se déploient devant les
yeux émerveillés du chercheur, lui
promettant de nouvelles joies, mais aussi de
nouvelles peines. Et le savant tombe sur le sillon,
avec le sentiment douloureux de servir un
idéal inaccessible. Cela est beau, cela est
grand, de cette grandeur et de cette beauté
qui se trouvent sur toutes les routes du devoir, et
qui sont faites de souffrance et d'espoir, mais non
pas de bonheur. L'Ecclésiaste a raison :
« Celui qui augmente sa science, augmente sa
douleur. »
Les hommes ne se laissent pas tous
instruire par l'expérience et l'on trouve
des vieillards qui, à cet égard, sont
restés des enfants. L'expérience est
éminemment utile, c'est une qualité
d'homme, mais l'expérience augmente la
douleur. Les premières désillusions
sont parfois si cruelles que certaines âmes
n'arrivent pas à en guérir. Un
premier deuil particulièrement
déchirant semble avoir d'avance
préparé tous les autres, deuil de
l'amitié, deuil de l'amour, deuil de la
confiance, il n'importe ; un fait est survenu,
brisant comme verre l'édifice naïf,
dressé dans le secret du coeur, au cours de
l'enfance et de la jeunesse.
Et ceux qui souffrent d'une pareille
blessure savent ce que veut dire
l'Ecclésiaste : « Celui qui augmente sa
science, augmente sa douleur.»
La révélation du mal est
doublement funeste, car elle fait naître le
soupçon, et le soupçon lui-même
n'a que trop d'occasions d'être
confirmé. Chacune de nos découvertes
aiguise en nous l'aiguillon de la douleur.
Cependant, cette douleur serait bien
vaine si elle n'était alimentée que
par les péchés des autres. Il y a une
autre expérience que beaucoup cherchent
à esquiver et c'est celle de notre propre
culpabilité. Avec les responsabilités
viennent les tentations, et avec les tentations
viennent les chutes, certitudes immédiates
qui nous plongent dans la plus légitime et
la plus cuisante des tristesses. Bien que cette
pensée soit sacrilège, il semble que
nous ne pouvons nous connaître, nous et la
vie, nous et l'ordre éternel,
qu'après avoir passé par la lutte et
par la défaite. « Vos yeux seront
ouverts », insinuait le serpent en
Éden. Oui, tantôt par nos propres
péchés, tantôt par les
péchés des autres, nos yeux se sont
ouverts sur les abîmes de la souillure et,
par une disposition qui est sans doute une des
formes de la condamnation, la vie et le train de ce
monde nous apparaissent de plus en plus soumis au
mal, prompts à
séduire, prompts à flétrir et
à dévaster. Ainsi la marche de la vie
confirme la déclaration de
l'Ecclésiaste, les joies naïves sont
réservées à l'aurore de la
vie, les orages sont pour son midi, et les douleurs
fécondes, mais souvent bénies, vont
croissant jusqu'à la fin du jour.
Ceux qui traversent la vie, non pas en
étourdis, mais en écoutant le cri de
leur âme, se retrouvent au rendez-vous
marqué par l'Ecclésiaste, et
partagent son expérience. Mais l'âme
attentive y rencontre encore quelqu'un qui ne
contredit ni l'Ecclésiaste ni
nous-mêmes. Comment contredirait-il? Ce
quelqu'un c'est l'Homme au front sanglant, dont le
regard a sondé les profondeurs de la vie,
Jésus-Christ, le Crucifié. Il est au
rendez-vous, parce qu'Il est à la fois le
témoin et la victime de la souffrance
humaine.
Or voici : l'Homme de douleur est aussi
le messager et l'ouvrier de notre salut. Il a
mesuré la gravité du
péché et l'ampleur des
miséricordes divines ; Il promet la
régénération à
quiconque consent à le suivre. Et nombre de
ceux qui avaient fait un accueil empressé
aux prometteurs de plaisirs et de joies, viennent
à leur tour entendre enfin une voix loyale,
apportant
à l'âme meurtrie la confiance et la
sérénité.
Loin de nous les vaines complaintes sur
la vie et sur ses désenchantements! Les
mélancolies où se complaisent
certaines âmes ne sont pas notre affaire: Ces
âmes regardent en arrière et se
nourrissent de rêves impossibles :
« Oh ! ressaisir le temps passé,
Revoir ma mère au front si doux!
Fermer mes pauvres yeux lassés,
Dormir sur ses genoux!
Oh ! sentir battre auprès de moi,
Son coeur qui m'aime et me comprend,
Ne rien penser et n'être rien qu'un tout petit enfant! »
Doux rêve! mais rêve malsain et pour tout dire, rêve empreint de lâcheté. L'Évangile dit : « En avant ! » Vieillards, dont le regard affaibli et voilé marque la douleur qu'apporte la science de la vie, adultes qui savez déjà que vos rêves sont évanouis pour toujours, jeunes gens qui comptez vos premières déceptions et vous consumez dans le regret, quelqu'un vous appelle, non pas pour ressasser ensemble votre misère, mais pour vous conduire à la source d'eau vive, où l'âme retrouve l'inaltérable espérance.
Le monde invisible, le ciel chrétien, le
séjour des élus, s'éloigne de
nous à mesure que nous dénombrons les
soleils et baptisons les nébuleuses.
Où donc est le lieu de la vie
éternelle?
Pour les uns, la confiance est si forte - ou
si pauvre l'idée qu'ils se font de l'univers
- qu'ils regardent en fermant les yeux, dressant
dans leur rêve un décor à leur
goût. D'autres, plus soucieux de
vraisemblance, ont hardiment inventé la
migration des âmes, de planète en
planète, d'astre en astre, et se promettent
un voyage prodigieux.
N'est-il pas plus simple, puisque nous
participons à la fois de la matière
et de l'esprit, de reconnaître notre immense
ignorance, et que l'univers de Dieu est d'une
structure infiniment plus riche et plus
mystérieuse que nous ne l'imaginons? Le
monde invisible, c'est tout ce que, du monde
visible, nous ignorons encore, et ce que nous
ignorons n'intéresse pas seulement nos
origines, mais encore et bien plus, notre
indestructible espérance.
Et voici qu'apparaît le principe et le
fondement de toute connaissance : chacun voit ce
qu'il est digne de voir. Ce propos peut
paraître par trop simple; il est pourtant de
toute importance. Car la dignité de voir,
intellectuelle chez le savant, sensible chez
l'artiste, et pour chacun, et
avant tout morale - proportionnée à
la propreté de l'âme - apparaît
avec évidence si l'on considère les
images de l'univers que l'humanité s'est
données, au cours de son
développement.
Pythagore croit entendre le chant harmonieux
des sphères. Copernic et Kepler, tremblants
d'adoration, décrivent la marche des
planètes autour du soleil. Newton
perçoit le balancement prodigieux des mondes
dans l'immense espace. Ébloui, le regard des
hommes suit l'indication du génie devant qui
tombent les faux décors et s'ouvrent des
perspectives vertigineuses et splendides,
jusqu'à ce qu'il retourne, ce regard,
à son champ, à sa passion, à
sa poussière.
Certains êtres sont tellement
aveuglés qu'ils sont insensibles aux plus
beaux comme aux plus redoutables spectacles de la
nature et de la vie. Ils ne les voient pas ou ils
ne les voient plus. Leur champ visuel s'est
rétréci à la dimension de
leurs bas désirs : or, alcool ou chair. Ne
les comparez pas aux primitifs ou aux simples
d'esprit promenant leur regard effaré sur ce
qui les entoure. Non, ils savent ce qu'ils voient
et ce qu'ils veulent; mais, au sein du vaste
univers, ce qu'ils voient et ce qu'ils veulent se
réduit à peu de chose : ce qui les
avilit et les perd. Jadis, hier peut-être,
ils étaient jeunes et intelligents, ils
voyaient et ils aimaient, leur coeur s'indignait devant
le mensonge et
l'injustice, leurs larmes jaillissaient sous les
coups de l'épreuve, ou du bonheur.
Aujourd'hui, ils ont des yeux et ne voient pas, des
oreilles et n'entendent pas. Du monde immense, il
ne leur reste que la source empoisonnée ou
ils achèvent de boire la mort.
Chacun voit ce qu'il est digne de voir. À
son compagnon de route qui l'invitait à
secouer sa torpeur pour contempler le lever du
jour, un ivrogne criait : « Je me f.. de ton
soleil! » Il y a des mépris moins
grossiers. Laissons là l'exemple
extrême. La torpeur due aux habitudes est
redoutable, si l'on considère l'attente de
l'univers. Car l'univers réclame
d'être lu et compris. Mais nous tenons
à notre manière de voir les
êtres et les choses, à cause du
sentiment qui l'accompagne : à voir mieux et
plus loin, nous craignons de perdre la
sécurité nécessaire a la vie.
Nous avons peur de rester suspendu, comme cet astre
qui ne repose sur rien, dans l'effrayant espace
où il n'y a ni haut, ni bas, ni centre, ni
bord.
Et pourtant, il est vrai que la terre ne
roule pas sur une piste solide ; c'est terrible,
d'abord, cette boule pesante - et combien - qui
s'avance dans le vide... Puis l'effroi se dissipe:
comme c'est grand, comme c'est sûr, cette course
dans l'abîme, sans
moteur et sans ailes, et comme c'est beau, cet
avancement que rien ne frôle, que rien ne
hâte, et dont la cause - j'aime ce mot
où nulle matière n'apparaît -
est l'attraction universelle !
La Vérité est là, dans la prodigieuse structure de l'univers et dans l'étonnante histoire de l'homme. Et l'âme est chargée de les déchiffrer ; elle le fait dans le travail, dans la méditation, dans la joie et dans les larmes. Le cerveau, et le coeur où s'incarne l'Esprit, baignent dans la Pensée visible de Dieu, comme l'oeil baigne dans la lumière, comme l'oreille baigne dans le silence et dans le bruit. Du reste, vue, ouïe, odorat, goût, toucher sont les articulations de l'appareil authentique et total : le cerveau gouverné par une âme qui, de la Vérité, nous fait apercevoir et connaître ce que nous sommes dignes de connaître et d'apercevoir. Sans doute il y a des obstacles, destructifs pour l'intelligence. L'outil peut être mal trempé. Bien trempé, il peut être mal employé et il s'émousse. Bien employé, il peut ne servir qu'à peu de fins, si l'ouvrier manque de pouvoir créateur. Mais une âme puissante, active et saine, est une merveille pour l'humanité. Elle voit ce que nous ne voyons pas, elle déchiffre les symboles ténébreux, elle perçoit des voix pour nous encore muettes. Et l'homme qui la possède donne du pain à ses frères pour plusieurs années, parfois pour des siècles, on peut même dire pour toujours, car les fragments de vérité sont encore de la vérité, et la vérité est éternelle.
L'art de vivre est difficile; il est difficile
de trouver le vrai sens de la vie, et il est
difficile de s'y plier.
On rencontre cependant des âmes pour
qui l'obéissance humble, patiente et
fidèle est toute naturelle, et qui cheminent
dans la vie à l'abri des questions
troublantes. Ceux qui voient les problèmes
se dresser comme des montagnes, pénibles
à gravir, peuvent envier cette
sérénité des âmes
simples ; et cela d'autant plus qu'elle est souvent
la récompense de la fidélité.
Heureux celui qui peut se contenter de
l'évidence intérieure et n'est pas
contraint, comme beaucoup doivent le faire, de
chercher ces raisons que le coeur peut ignorer. On
voudrait dire à ces âmes
privilégiées : Restez comme vous
êtes, ou plutôt, poursuivez
courageusement votre chemin; vous êtes dans
le vrai et c'est là le tout de l'homme.
Mais la plupart des hommes n'évitent
pas les questions. Qu'une difficulté
apparaisse à propos de
telle ou telle donnée de la foi, et les
voila tout désemparés. Or, nous
sommes sur la terre, où le royaume de Dieu
est en voie de construction. Et le monde est un
immense chantier; les matériaux y paraissent
épars et confondus, mais le croyant doit
savoir attendre. Il lui suffit de voir la pierre de
l'angle, et se dessiner les lignes maîtresses
de l'édifice. Déjà des
colonnes sont dressées, inégales ; un
jour, la voûte les réunira pour former
le temple harmonieux qu'il espère et qu'il
appelle de ses prières et de ses voeux.
La vie chrétienne abonde en
contradictions. Quand nous disons avec saint Paul :
« Nous sommes citoyens des cieux », la
logique voudrait que nous nous
désintéressions de notre patrie
terrestre et que, comme le rat de la fable, nous
allions soupirant «les choses d'ici-bas ne me
regardent plus » Certes, il y a bien des
manières d'aimer et de servir sa patrie,
mais on n'a jamais vu un chrétien trahir la
cause de son peuple.
Ceux qui cherchent le ciel aiment leur pays
et leur peuple; ils devinent les liens unissant les
demeures diverses de la Maison du Père. Et
si la terre n'est que le marche-pied du Temple
auguste où ils espèrent
entrer, pourquoi refuseraient-ils
leur tendresse au nid familier où leur
âme s'est formée à la vie et
s'est ouverte à la foi?
Quand nous parlons du ciel, nous n'oublions
pas que nous ne voyons ici-bas que
d'éblouissants symboles. C'est par les
chemins de l'âme que nous communiquons avec
la source de la vie, c'est là que Dieu nous
parle et qu'il faut chercher à voir et
comprendre.
Et voici maintenant une autre
lumière. Sur la terre, nous faisons figure
d'exilés. Le grand effort de l'homme ne vise
pas à s'adapter à la Terre, mais
à adapter la Terre a son génie et a
sa volonté. Nous la façonnons
à l'image encore imprécise que nous
portons en nous. La Terre suffirait à qui
n'aurait que des instincts, elle ne peut suffire
à qui porte le flambeau de l'intelligence et
de la volonté. De la poussière qui
monte de notre sol, foulé par les
générations humaines, des paroles
s'élèvent aussi, toujours plus
ardentes et plus précises, et ces paroles
sont divines, elles viennent du ciel et nous y
ramènent, et proclament l'idéal de
liberté, de justice et d'amour, le triomphe
de la vie sur l'égoïsme et sur la mort.
Ce n'est pas la Terre qui nous inspire la passion
de ce qui est saint et éternel. La Terre
regimbe sous l'effort de l'être infime qui
prétend l'animer de son immense
espérance; cependant elle dévore les
peuples qui perdent souvenance de leur
céleste origine.
Le ciel s'ouvre dans l'Évangile et
l'Évangile, c'est Jésus-Christ, qui a
courbé la terre sous sa volonté. Il a
exigé des biens que l'humanité a
pressentis, Il les a fait entrer dans l'Histoire,
Il a renoncé a Lui-même et
donné Sa vie, pour que Dieu se montre
ici-bas, et pour que, relevés de notre
poussière, nous marchions vers la patrie
éternelle.
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