Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CONNAISSANCE

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Science et douleur

 

L'Ecclésiaste est un livre singulier. On y voit une âme qui se fait à elle-même ses confidences. Passant en revue tout ce qu'elle a vécu, elle conclut de sa vaste expérience que tout est vanité et poursuite du vent. « Vanité des vanités, tout est vanité », déclare-t-il, et son refrain a fait fortune.
Cependant, ce serait lui faire tort que de lui attribuer un scepticisme amer. Si l'Ecclésiaste est revenu de tout, il ne l'est pas à la manière de ceux qui prétendent aujourd'hui partager ses désillusions. Avec une hardiesse étonnante, il perce à jour l'inutilité de ses travaux et la fragilité de ses bonheurs ; mais son analyse décevante va se briser comme la vague contre le roc, car son dernier mot ruine tout scepticisme : « Crains Dieu et garde ses commandements, car c'est la le tout de l'homme. »

Celui qui cherche à débrouiller l'écheveau de ses expériences est amené à dire comme l'Ecclésiaste, faisant le compte de ses nombreuses acquisitions : « Celui qui augmente sa science augmente, sa douleur. » À qui veut jeter un regard inquisiteur sur la vie, l'Ecclésiaste donne un conseil utile : « Regarde bien, regarde bravement, mais pour ne pas perdre coeur, regarde du seuil de ta forteresse, ne descends pas des hauteurs de ta foi. »

Lorsqu'un homme religieux parle de la science, on s'imagine parfois qu'il a peu de considération pour elle, ce qui serait une absurdité. Un homme religieux ne s'élève que contre l'idolâtrie dont elle est l'objet de la part de ceux qui ne connaissent ni son objet ni ses limites. On comprend fort bien que devant telles découvertes retentissantes, on ait pu croire que le bonheur de l'humanité allait sortir des laboratoires. Mais la science sert le mal comme le bien et il n'est pas au pouvoir de cette puissance anonyme de réserver ses généreuses ressources aux seuls honnêtes gens. Ceux qui l'idolâtrent ne sont pas nécessairement ceux qui la respectent, et ceux qui s'y consacrent avec un noble enthousiasme, partagent à plusieurs égards et sans aucun doute l'avis de l'Ecclésiaste : « Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur. »

Si les joies qu'apporte le savoir sont certaines, les peines croissantes qu'il exige sont encore plus évidentes. Le champ de l'ignorance semble grandir à mesure qu'il est patiemment défriché, des horizons inattendus se déploient devant les yeux émerveillés du chercheur, lui promettant de nouvelles joies, mais aussi de nouvelles peines. Et le savant tombe sur le sillon, avec le sentiment douloureux de servir un idéal inaccessible. Cela est beau, cela est grand, de cette grandeur et de cette beauté qui se trouvent sur toutes les routes du devoir, et qui sont faites de souffrance et d'espoir, mais non pas de bonheur. L'Ecclésiaste a raison : « Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur. »

Les hommes ne se laissent pas tous instruire par l'expérience et l'on trouve des vieillards qui, à cet égard, sont restés des enfants. L'expérience est éminemment utile, c'est une qualité d'homme, mais l'expérience augmente la douleur. Les premières désillusions sont parfois si cruelles que certaines âmes n'arrivent pas à en guérir. Un premier deuil particulièrement déchirant semble avoir d'avance préparé tous les autres, deuil de l'amitié, deuil de l'amour, deuil de la confiance, il n'importe ; un fait est survenu, brisant comme verre l'édifice naïf, dressé dans le secret du coeur, au cours de l'enfance et de la jeunesse.
Et ceux qui souffrent d'une pareille blessure savent ce que veut dire l'Ecclésiaste : « Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur.»
La révélation du mal est doublement funeste, car elle fait naître le soupçon, et le soupçon lui-même n'a que trop d'occasions d'être confirmé. Chacune de nos découvertes aiguise en nous l'aiguillon de la douleur.

Cependant, cette douleur serait bien vaine si elle n'était alimentée que par les péchés des autres. Il y a une autre expérience que beaucoup cherchent à esquiver et c'est celle de notre propre culpabilité. Avec les responsabilités viennent les tentations, et avec les tentations viennent les chutes, certitudes immédiates qui nous plongent dans la plus légitime et la plus cuisante des tristesses. Bien que cette pensée soit sacrilège, il semble que nous ne pouvons nous connaître, nous et la vie, nous et l'ordre éternel, qu'après avoir passé par la lutte et par la défaite. « Vos yeux seront ouverts », insinuait le serpent en Éden. Oui, tantôt par nos propres péchés, tantôt par les péchés des autres, nos yeux se sont ouverts sur les abîmes de la souillure et, par une disposition qui est sans doute une des formes de la condamnation, la vie et le train de ce monde nous apparaissent de plus en plus soumis au mal, prompts à séduire, prompts à flétrir et à dévaster. Ainsi la marche de la vie confirme la déclaration de l'Ecclésiaste, les joies naïves sont réservées à l'aurore de la vie, les orages sont pour son midi, et les douleurs fécondes, mais souvent bénies, vont croissant jusqu'à la fin du jour.




Ceux qui traversent la vie, non pas en étourdis, mais en écoutant le cri de leur âme, se retrouvent au rendez-vous marqué par l'Ecclésiaste, et partagent son expérience. Mais l'âme attentive y rencontre encore quelqu'un qui ne contredit ni l'Ecclésiaste ni nous-mêmes. Comment contredirait-il? Ce quelqu'un c'est l'Homme au front sanglant, dont le regard a sondé les profondeurs de la vie, Jésus-Christ, le Crucifié. Il est au rendez-vous, parce qu'Il est à la fois le témoin et la victime de la souffrance humaine.
Or voici : l'Homme de douleur est aussi le messager et l'ouvrier de notre salut. Il a mesuré la gravité du péché et l'ampleur des miséricordes divines ; Il promet la régénération à quiconque consent à le suivre. Et nombre de ceux qui avaient fait un accueil empressé aux prometteurs de plaisirs et de joies, viennent à leur tour entendre enfin une voix loyale, apportant à l'âme meurtrie la confiance et la sérénité.

Loin de nous les vaines complaintes sur la vie et sur ses désenchantements! Les mélancolies où se complaisent certaines âmes ne sont pas notre affaire: Ces âmes regardent en arrière et se nourrissent de rêves impossibles :

« Oh ! ressaisir le temps passé,
Revoir ma mère au front si doux!
Fermer mes pauvres yeux lassés,
Dormir sur ses genoux!
Oh ! sentir battre auprès de moi,
Son coeur qui m'aime et me comprend,
Ne rien penser et n'être rien qu'un tout petit enfant! »

Doux rêve! mais rêve malsain et pour tout dire, rêve empreint de lâcheté. L'Évangile dit : « En avant ! » Vieillards, dont le regard affaibli et voilé marque la douleur qu'apporte la science de la vie, adultes qui savez déjà que vos rêves sont évanouis pour toujours, jeunes gens qui comptez vos premières déceptions et vous consumez dans le regret, quelqu'un vous appelle, non pas pour ressasser ensemble votre misère, mais pour vous conduire à la source d'eau vive, où l'âme retrouve l'inaltérable espérance.

 

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Chacun voit ce qu'il est digne de voir

 

Le monde invisible, le ciel chrétien, le séjour des élus, s'éloigne de nous à mesure que nous dénombrons les soleils et baptisons les nébuleuses.
Où donc est le lieu de la vie éternelle?

Pour les uns, la confiance est si forte - ou si pauvre l'idée qu'ils se font de l'univers - qu'ils regardent en fermant les yeux, dressant dans leur rêve un décor à leur goût. D'autres, plus soucieux de vraisemblance, ont hardiment inventé la migration des âmes, de planète en planète, d'astre en astre, et se promettent un voyage prodigieux.

N'est-il pas plus simple, puisque nous participons à la fois de la matière et de l'esprit, de reconnaître notre immense ignorance, et que l'univers de Dieu est d'une structure infiniment plus riche et plus mystérieuse que nous ne l'imaginons? Le monde invisible, c'est tout ce que, du monde visible, nous ignorons encore, et ce que nous ignorons n'intéresse pas seulement nos origines, mais encore et bien plus, notre indestructible espérance.

Et voici qu'apparaît le principe et le fondement de toute connaissance : chacun voit ce qu'il est digne de voir. Ce propos peut paraître par trop simple; il est pourtant de toute importance. Car la dignité de voir, intellectuelle chez le savant, sensible chez l'artiste, et pour chacun, et avant tout morale - proportionnée à la propreté de l'âme - apparaît avec évidence si l'on considère les images de l'univers que l'humanité s'est données, au cours de son développement.

Pythagore croit entendre le chant harmonieux des sphères. Copernic et Kepler, tremblants d'adoration, décrivent la marche des planètes autour du soleil. Newton perçoit le balancement prodigieux des mondes dans l'immense espace. Ébloui, le regard des hommes suit l'indication du génie devant qui tombent les faux décors et s'ouvrent des perspectives vertigineuses et splendides, jusqu'à ce qu'il retourne, ce regard, à son champ, à sa passion, à sa poussière.
Certains êtres sont tellement aveuglés qu'ils sont insensibles aux plus beaux comme aux plus redoutables spectacles de la nature et de la vie. Ils ne les voient pas ou ils ne les voient plus. Leur champ visuel s'est rétréci à la dimension de leurs bas désirs : or, alcool ou chair. Ne les comparez pas aux primitifs ou aux simples d'esprit promenant leur regard effaré sur ce qui les entoure. Non, ils savent ce qu'ils voient et ce qu'ils veulent; mais, au sein du vaste univers, ce qu'ils voient et ce qu'ils veulent se réduit à peu de chose : ce qui les avilit et les perd. Jadis, hier peut-être, ils étaient jeunes et intelligents, ils voyaient et ils aimaient, leur coeur s'indignait devant le mensonge et l'injustice, leurs larmes jaillissaient sous les coups de l'épreuve, ou du bonheur. Aujourd'hui, ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas. Du monde immense, il ne leur reste que la source empoisonnée ou ils achèvent de boire la mort.




Chacun voit ce qu'il est digne de voir. À son compagnon de route qui l'invitait à secouer sa torpeur pour contempler le lever du jour, un ivrogne criait : « Je me f.. de ton soleil! » Il y a des mépris moins grossiers. Laissons là l'exemple extrême. La torpeur due aux habitudes est redoutable, si l'on considère l'attente de l'univers. Car l'univers réclame d'être lu et compris. Mais nous tenons à notre manière de voir les êtres et les choses, à cause du sentiment qui l'accompagne : à voir mieux et plus loin, nous craignons de perdre la sécurité nécessaire a la vie. Nous avons peur de rester suspendu, comme cet astre qui ne repose sur rien, dans l'effrayant espace où il n'y a ni haut, ni bas, ni centre, ni bord.
Et pourtant, il est vrai que la terre ne roule pas sur une piste solide ; c'est terrible, d'abord, cette boule pesante - et combien - qui s'avance dans le vide... Puis l'effroi se dissipe: comme c'est grand, comme c'est sûr, cette course dans l'abîme, sans moteur et sans ailes, et comme c'est beau, cet avancement que rien ne frôle, que rien ne hâte, et dont la cause - j'aime ce mot où nulle matière n'apparaît - est l'attraction universelle !




La Vérité est là, dans la prodigieuse structure de l'univers et dans l'étonnante histoire de l'homme. Et l'âme est chargée de les déchiffrer ; elle le fait dans le travail, dans la méditation, dans la joie et dans les larmes. Le cerveau, et le coeur où s'incarne l'Esprit, baignent dans la Pensée visible de Dieu, comme l'oeil baigne dans la lumière, comme l'oreille baigne dans le silence et dans le bruit. Du reste, vue, ouïe, odorat, goût, toucher sont les articulations de l'appareil authentique et total : le cerveau gouverné par une âme qui, de la Vérité, nous fait apercevoir et connaître ce que nous sommes dignes de connaître et d'apercevoir. Sans doute il y a des obstacles, destructifs pour l'intelligence. L'outil peut être mal trempé. Bien trempé, il peut être mal employé et il s'émousse. Bien employé, il peut ne servir qu'à peu de fins, si l'ouvrier manque de pouvoir créateur. Mais une âme puissante, active et saine, est une merveille pour l'humanité. Elle voit ce que nous ne voyons pas, elle déchiffre les symboles ténébreux, elle perçoit des voix pour nous encore muettes. Et l'homme qui la possède donne du pain à ses frères pour plusieurs années, parfois pour des siècles, on peut même dire pour toujours, car les fragments de vérité sont encore de la vérité, et la vérité est éternelle.

 

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Contradictions

 

L'art de vivre est difficile; il est difficile de trouver le vrai sens de la vie, et il est difficile de s'y plier.

On rencontre cependant des âmes pour qui l'obéissance humble, patiente et fidèle est toute naturelle, et qui cheminent dans la vie à l'abri des questions troublantes. Ceux qui voient les problèmes se dresser comme des montagnes, pénibles à gravir, peuvent envier cette sérénité des âmes simples ; et cela d'autant plus qu'elle est souvent la récompense de la fidélité. Heureux celui qui peut se contenter de l'évidence intérieure et n'est pas contraint, comme beaucoup doivent le faire, de chercher ces raisons que le coeur peut ignorer. On voudrait dire à ces âmes privilégiées : Restez comme vous êtes, ou plutôt, poursuivez courageusement votre chemin; vous êtes dans le vrai et c'est là le tout de l'homme.
Mais la plupart des hommes n'évitent pas les questions. Qu'une difficulté apparaisse à propos de telle ou telle donnée de la foi, et les voila tout désemparés. Or, nous sommes sur la terre, où le royaume de Dieu est en voie de construction. Et le monde est un immense chantier; les matériaux y paraissent épars et confondus, mais le croyant doit savoir attendre. Il lui suffit de voir la pierre de l'angle, et se dessiner les lignes maîtresses de l'édifice. Déjà des colonnes sont dressées, inégales ; un jour, la voûte les réunira pour former le temple harmonieux qu'il espère et qu'il appelle de ses prières et de ses voeux.




La vie chrétienne abonde en contradictions. Quand nous disons avec saint Paul : « Nous sommes citoyens des cieux », la logique voudrait que nous nous désintéressions de notre patrie terrestre et que, comme le rat de la fable, nous allions soupirant «les choses d'ici-bas ne me regardent plus » Certes, il y a bien des manières d'aimer et de servir sa patrie, mais on n'a jamais vu un chrétien trahir la cause de son peuple.
Ceux qui cherchent le ciel aiment leur pays et leur peuple; ils devinent les liens unissant les demeures diverses de la Maison du Père. Et si la terre n'est que le marche-pied du Temple auguste où ils espèrent entrer, pourquoi refuseraient-ils leur tendresse au nid familier où leur âme s'est formée à la vie et s'est ouverte à la foi?

Quand nous parlons du ciel, nous n'oublions pas que nous ne voyons ici-bas que d'éblouissants symboles. C'est par les chemins de l'âme que nous communiquons avec la source de la vie, c'est là que Dieu nous parle et qu'il faut chercher à voir et comprendre.

Et voici maintenant une autre lumière. Sur la terre, nous faisons figure d'exilés. Le grand effort de l'homme ne vise pas à s'adapter à la Terre, mais à adapter la Terre a son génie et a sa volonté. Nous la façonnons à l'image encore imprécise que nous portons en nous. La Terre suffirait à qui n'aurait que des instincts, elle ne peut suffire à qui porte le flambeau de l'intelligence et de la volonté. De la poussière qui monte de notre sol, foulé par les générations humaines, des paroles s'élèvent aussi, toujours plus ardentes et plus précises, et ces paroles sont divines, elles viennent du ciel et nous y ramènent, et proclament l'idéal de liberté, de justice et d'amour, le triomphe de la vie sur l'égoïsme et sur la mort. Ce n'est pas la Terre qui nous inspire la passion de ce qui est saint et éternel. La Terre regimbe sous l'effort de l'être infime qui prétend l'animer de son immense espérance; cependant elle dévore les peuples qui perdent souvenance de leur céleste origine.

Le ciel s'ouvre dans l'Évangile et l'Évangile, c'est Jésus-Christ, qui a courbé la terre sous sa volonté. Il a exigé des biens que l'humanité a pressentis, Il les a fait entrer dans l'Histoire, Il a renoncé a Lui-même et donné Sa vie, pour que Dieu se montre ici-bas, et pour que, relevés de notre poussière, nous marchions vers la patrie éternelle.

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