Nous la croisons tous les jours, mais comme nous
croisons les gens dans les rues. Tant qu'elle passe
à distance, elle n'est qu'un fait
nécessaire, constant, universel.
Parfois, elle s'accompagne de
circonstances dramatiques ou singulières.
Elle éveille alors notre attention ou notre
inquiétude, à la manière d'un
passant bizarrement accoutré, aux gestes
étranges, à l'allure insolite. Puis,
nous reprenons la marche.
Nous reprenons la marche jusqu'au jour
où, à certains signes, on devine
qu'elle se rapproche ; on la sent qui rode et nous
serre de plus près, et notre être se
met à trembler. Elle n'est plus alors le
fait nécessaire, constant, universel, elle
est la menace affreuse d'un malheur
irrémédiable. Va-t-elle, de son geste
implacable, toucher cet être qui nous est si
cher?
Ou bien, elle arrive inattendue, alors
qu'on n'y pensait pas, montre tout à coup
son terrifiant visage, si lourd
de mystère, et déploie sa force
souveraine, en bouleversant tout en nous et autour
de nous.
Eh quoi ! Tout a l'heure, cet être
pensait, vous regardait, vous parlait, et le voici
muet, impassible ; un mur invisible s'est
prodigieusement dressé qui fait qu'on voit
encore, mais qu'on ne communique plus. Et cette
immobilité effrayante, et cette sorte de
majesté qui s'étend sur ce visage
fermé, et cette distance incommensurable qui
le sépare des vivants, et ces yeux clos qui
semblent regarder encore, mais vers d'autres
horizons, et avec quelle gravité !
Comme on comprend ceux qui ont cru voir
dans la mort la source de toute
piété. Il faut toutefois prendre
garde ; la cause occasionnelle est une chose, mais
la cause originelle en est une autre, et c'est elle
seule qui donne à l'occasion le pouvoir de
dérouler quelques conséquences. La
mort ne crée pas la foi. Souvent même,
elle l'obscurcit pour un temps. Mais elle peut,
elle doit tôt ou tard avoir sa part dans
l'effort de l'âme frayant sa voie, à
l'appel de l'Esprit.
Au temps de ma jeunesse, un savant
annonçait naïvement au monde que
l'humanité allait acquérir ce qu'il
appelait l'instinct de la mort
naturelle : on adopterait la mort sans autre, comme
on adopte le jour et la nuit, sans trouble, sans
inquiétude et sans désir de
consolation. Avant lui, un critique
célèbre avait cru pouvoir saluer un
temps «où cette terre d'exil,
déjà riante et commode, le serait
devenue au point d'oublier toute patrie de
l'au-delà et de paraître la demeure
définitive ». Il serait cruel
d'ironiser sur ces vues que les temps actuels
dispensent de qualifier. Le conflit tragique de la
vie et de la mort demeure. Ce n'est point par la
vue que l'homme, ici-bas, le résoudra
jamais. Il le résout par la foi.
. Gothique et candide espérance
« Que mon âme soit immortelle,
hélas! Puis-je ruminer encore cette gothique
et candide espérance? ... »
GEORGES DUHAMEL
La possession du monde
« Gothique et candide espérance »
Pourquoi gothique? je ne sais candide,
peut-être! Je me le suis demandé un
jour, sous le coup d'une immense épreuve.
Après avoir prêché durant des
années et donc cru sans trouble que «
de l'autre côté des tombeaux, les yeux
qu'on ferme voient encore », après
avoir perdu bien des êtres chers et n'avoir
point douté du ciel, tout a coup, un mauvais
souffle m'a glacé.
Étais-je moins candide? Je me le
demande encore - on vieillit, on apprend des
choses, et ces choses sont désormais dans le
champ de votre âme comme des arbres difformes
dans un paysage, et malgré vous, elles
ternissent la belle vision de l'univers. Mais
j'étais surtout brisé ; dans le
silence du cimetière, j'avais entendu le mot
le plus affreux que le coeur puisse entendre:
Jamais plus ! Ce mot-là, qui donc l'a
prononcé? Mon âme. Mais qui le lui a
dicté? Moi-même, jusqu'alors «
gothique et candide » ; moi-même qui
n'avais jamais pressenti cette trahison, abominable
pour qui ne garde quelque courage, que parce qu'il
se sent dans la main du Père des
vivants.
Penché sur l'abîme,
impuissant à m'en défendre, je
sentais l'horreur de cet océan sur qui
paraissent et sombrent les nefs
éphémères de nos existences.
Il faut avoir savouré l'amertume absolue de
ceci : ce qui a été grand, fort et
doux ne sera jamais plus. Regards, sourires et voix
éteints pour toujours. L'âme
affolée veut arrêter ce passé
qui, hier encore, était dans la vie,
était la vie... La porte est fermée
sur le vide : Jamais plus !
L'ingrat, qui s'en est allé
courir le monde plie tôt ou tard sous les
coups du destin et des hommes ; mais ce qu'il a
quitté, il peut le revoir.
Brûlé de remords et de regrets, il
s'humilie, il revient et répare
quelques-unes des brèches ouvertes par sa
folie. Mais celui qui croit perdre sa foi est
projeté hors de la Terre, dans une lune
désertique. Et là, sans eau et sans
pain, il connaît la lie de la coupe des
misères !
Souvent, depuis, j'ai rencontré
de ces visages tels que celui que je devais avoir
alors, ou se devine la griffe qui a saisi le coeur
et le déchire. En les voyant, j'ai compris
le mot de Luther : « Souffre et tais-toi !
» Il vaut mieux ne pas circuler dans la foule
curieuse ou indifférente, avec ce visage qui
crie à sa manière, si l'on ne sait
pas y effacer le signe de la désolation.
Mais, et ceci est d'importance, le geste
suprême du malheur est de nous ouvrir les
yeux sur le gouffre. Et ces yeux-là - je ne
dis pas ceux de la discussion
désintéressée pour qui la mort
est une lointaine Amérique - ces
yeux-là, une fois ouverts, ne se referment
plus. Car tout le sens de la vie est là, la
et non pas dans ce qui surnage, puisque ce qui
surnage doit sombrer à son tour et sans
retour.
N'imaginez pas une contemplation
maladive de la fin de toute chair. Le memento mori
n'a rien à voir ici. Il s'agit de
considérer la vie face
à face avec la mort, où tout
disparaît. C'est toujours la vie que nous
regardons, puisque, seule, elle offre une
pâture à l'esprit. Mais
derrière ses apparitions fugitives,
éblouissantes ou déchirantes,
toujours éphémères
quoiqu'elles créent parfois de longs
échos dans la mémoire des hommes,
derrière ces apparences, dis-je, il y a
désormais cette chose, grandiose aussi : la
mort. Et cette chose silencieuse est plus
redoutable que le bruit de la vie ; c'est ce
bruit-là qu'elle va modifier pour toujours.
L'orchestre poursuit sa symphonie, mais une
majesté nouvelle apparaît dans les
timbres, change l'effet de leurs accords, et
l'auditeur, courbé sous le verbe sonore,
écoute éperdu, attentif a jamais.
C'est toujours la vie que nous regardons, par
instinct et par force. Et c'est pourquoi les coeurs
blessés par la mort recherchent
passionnément les souvenirs d'une vie
abolie. Retour doux et poignant, a cause de cet
accent que la mort met sur toutes choses. On ne
voit donc que ce qui vit ou a vécu, mais on
le voit lié à un certain abîme
qu'on ne saurait oublier. On revoit les heures
effacées, auxquelles, du moins auparavant,
on ne songeait pas à revenir. Car les beaux jours
recouvrent les beaux
jours,
si l'on est de ceux pour qui la vie partagée
et augmentée a été une source
croissante de force et de joie. La grande
clarté de midi chasse les douceurs de
l'aurore. Mais quand l'obscurité est
descendue, le coeur recherche et retrouve les
étapes de la lumière. Il aime
à revoir le premier rayon sur le sommet de
la montagne, son avancement vers les
pâturages et vers les forêts, sa marche
décidée à travers la plaine,
jusqu'à l'horizon où s'accumulera sa
gloire. Ainsi, pas a pas, le coeur revit
l'entrelacement journalier des âmes,
l'étoffe tissée par les travaux, les
soucis et les joies que la foi colore de sa solide
et saine splendeur... jusqu'à la tourmente
imprévue, surgie tout a coup d'un
abîme ignoré tant qu'il n'est pas
ouvert sous vos pas, jusqu'à l'adieu dans
l'effroi de nos coeurs, de nos coeurs
multipliés, sous un ciel désormais
dépouillé de toute simplicité
et de toute tendresse.
Quand je revis par la pensée
cette période difficile, il m'arrive
d'être choqué par
l'égoïsme naïf dont mes sentiments
étaient partiellement
imprégnés. C'est qu'on ne portait pas
alors le souci de quinze cent millions d'hommes !
La petite patrie vivait des jours prospères.
Son histoire héroïque, son renom
d'honnêteté suffisaient à
nourrir notre sens de l'humanité. Pas plus
qu'aujourd'hui, nous n'avions d'envie pour les
grandes puissances, et nous
avions, plus qu'aujourd'hui, l'admiration facile
pour la grande oeuvre humaine où notre pays
faisait sa très modeste, mais digne part.
Notre idéal était de prendre place
dans l'attelage et de contribuer humblement
à la bonne et juste marche des choses.
Dès lors, nos yeux se sont ouverts sur la
grande pitié du monde, notre esprit
étale son attention sur toute la terre,
affligée de tant de maux. Mais après
tout, la vieille question demeure; le malheur
multiplié est toujours le malheur. Et pour
en tirer quelque parti, c'est par la main dont il
nous tient qu'il faut être conduit.
Lorsque le malheur nous tient, il a promptement
raison des certitudes dont le prix ne nous a pas
encore été
révélé. On croyait les
posséder, ces certitudes, mais on
s'aperçoit qu'on n'en avait point
cherché les garanties, n'ayant pas
éprouvé le besoin impérieux de
s'appuyer sur elles.
Il arrive donc que le lieu de la
survivance vous manque tout à coup. Et que
vous reste-t-il? Un souvenir; c'est-à-dire,
rien qui vraiment demeure, rien à retrouver
tôt ou tard. Trésor sans doute, mais
trésor misérable, parce que
supprimé de la vie, et que la marche des
choses va contraindre à se réfugier
dans des profondeurs de plus en plus obscures. Un
coeur déchiré, parce qu'il est
déchiré, est ouvert aux atteintes
multipliées des êtres ou des choses.
Il lui faut du temps pour recouvrer sa
résistance, pour discerner les appels et
pour éclaircir une atmosphère
bouleversée, chargée des nuées
noires de la douleur.
J'avais une foi, dont l'aboutissement
dans la vie éternelle m'avait toujours paru
naturel et nécessaire. Chose étrange,
je gardais ma foi, mais le rameau suprême et
splendide en était brisé ! Mes
convictions chrétiennes et ma
piété n'étaient point
diminuées, malgré la mutilation qui
les frappait. L'Évangile restait
l'Évangile, répandant sa
lumière sur les relations humaines et dans
les replis les plus secrets des coeurs, mais un
point de l'horizon spirituel se présentait
comme un trou noir, que l'espérance
éternelle avait
déserté.
Un jour, l'âme tourmentée,
j'allai consulter un maître
vénéré. Je retrouvai
l'intérêt, l'attention, la
bonté qu'il avait portés jadis
à l'étudiant. Il m'écouta lui
demander une preuve. Virilement, il me fit sentir
que ma demande ne comportait pas de réponse.
Par contre, il trouva la parole qui me
guérit : « Vous croyez que Dieu vous
aime, pourquoi vous angoissez-vous? Ce qu'Il a
décidé pour nous, dans la mort comme
dans la vie, procède du même amour. Si
la mort était vraiment la fin - ce que je ne
crois pas, ajouta-t-il - soyez
sûr qu'elle ne pourrait l'être que
parce que Dieu l'aurait jugé bon,
»
Cet appel à la confiance, ce
retour si simple à la première et
à la plus familière des
expériences du chrétien, me sortirent
des ténèbres et m'établirent
dans une pénombre mélancolique mais
paisible. Je m'attachais fortement à cette
certitude : L'amour est le secret de la
Création, Dieu est amour.
Je compris aussi que mes doutes avaient
porté sur le mode de la survie, bien plus
que sur sa possibilité. La
nécessité de la vie éternelle,
impliquée dans l'évidence morale et
religieuse de l'Évangile me libéra
des représentations, puériles
souvent, dont j'avais cru la perte
irréparable. Dès lors, je pus
considérer mes ruines avec fermeté.
Combien les images traditionnelles de la vie
à venir me paraissaient pales et
décolorées, et chancelantes les
raisons qui prétendaient les justifier!
J'étais surtout frappe par les vues
étroites ou mesquines qui président
à ces imaginations, depuis les sottes
conceptions des sectaires qui font si bon
marché de l'humanité massive et
innombrable, jusqu'aux présuppositions
solennelles des doctrinaires, passées au
vernis de la science et de la philosophie.
Mais j'avais retrouvé la raison
de vivre et d'espérer, refusée
parfois, hélas ! à qui ouvre les yeux
sur le mystère de la vie. Et je me rappelais
cet homme qui, s'étant un jour avisé de comprendre,
s'était répondu à
lui-même : « Quoi ! travailler pour
pouvoir manger et dormir, manger et dormir pour
pouvoir travailler, et recommencer sans cesse !
» Il s'en alla droit à la
rivière.
C'est par l'amour, dont la source unique
et inépuisable est en Dieu, que le monde
malheureux et chaotique sera
réordonné et sauvé.
« Toute chair est comme l'herbe. »
L'antique parole, mille et mille fois
répétée, nous avertit que
l'étroite limite de l'existence ne suffit
pas à justifier nos travaux et nos
peines.
L'âme aspire à ce qui
demeure à jamais. Elle n'est
qu'associée pour un temps à ce qui
passe et meurt.
Pourquoi? Prétendre y
répondre entraînerait dans des
suppositions qu'il n'est pas indispensable de
connaître ; si ingénieuses ou
grandioses qu'elles puissent être, ce ne sont
que des suppositions.
Peut-être cette fragile
beauté des êtres et des choses ne nous
est-elle offerte que pour nous faire entrevoir la
splendeur de l'oeuvre divine, pour nous aider
à y collaborer. Peut-être n'est-elle
passagère et mortelle que pour nous inciter
à chercher celle qui durera toujours ; car
ici-bas tout est recommencement perpétuel, sauf
l'idéal dicté par l'Esprit. «
Toute la création soupire », elle
s'achemine douloureusement vers la fin glorieuse
où Dieu sera tout en tous. C'est là
notre foi.
Quelle duperie que de chercher à
tout prix le salut d'un organisme qui n'a pas en
lui-même sa raison et sa fin ! Et pourtant,
cette duperie a ses adorateurs qui ne sont pas
chiches de vaine espérance, lorsqu'ils
escomptent les progrès de la science pour
retrouver les forces de la jeunesse et pour
retarder jusqu'à lassitude
l'échéance de leur vie.
La foi chrétienne est
nécessaire à qui veut regarder en
face le monde avec ses contraires, magnifiques ou
terribles. Ceux qui s'en passent doivent avoir
quelque peine à oser voir et à oser
vivre, à moins qu'ils ne se refassent ce
coeur de pierre que Dieu a lentement brisé
pour y établir la sainte nostalgie de Son
Règne.
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