Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA MORT

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La mort

 

Nous la croisons tous les jours, mais comme nous croisons les gens dans les rues. Tant qu'elle passe à distance, elle n'est qu'un fait nécessaire, constant, universel.
Parfois, elle s'accompagne de circonstances dramatiques ou singulières. Elle éveille alors notre attention ou notre inquiétude, à la manière d'un passant bizarrement accoutré, aux gestes étranges, à l'allure insolite. Puis, nous reprenons la marche.
Nous reprenons la marche jusqu'au jour où, à certains signes, on devine qu'elle se rapproche ; on la sent qui rode et nous serre de plus près, et notre être se met à trembler. Elle n'est plus alors le fait nécessaire, constant, universel, elle est la menace affreuse d'un malheur irrémédiable. Va-t-elle, de son geste implacable, toucher cet être qui nous est si cher?
Ou bien, elle arrive inattendue, alors qu'on n'y pensait pas, montre tout à coup son terrifiant visage, si lourd de mystère, et déploie sa force souveraine, en bouleversant tout en nous et autour de nous.

Eh quoi ! Tout a l'heure, cet être pensait, vous regardait, vous parlait, et le voici muet, impassible ; un mur invisible s'est prodigieusement dressé qui fait qu'on voit encore, mais qu'on ne communique plus. Et cette immobilité effrayante, et cette sorte de majesté qui s'étend sur ce visage fermé, et cette distance incommensurable qui le sépare des vivants, et ces yeux clos qui semblent regarder encore, mais vers d'autres horizons, et avec quelle gravité !
Comme on comprend ceux qui ont cru voir dans la mort la source de toute piété. Il faut toutefois prendre garde ; la cause occasionnelle est une chose, mais la cause originelle en est une autre, et c'est elle seule qui donne à l'occasion le pouvoir de dérouler quelques conséquences. La mort ne crée pas la foi. Souvent même, elle l'obscurcit pour un temps. Mais elle peut, elle doit tôt ou tard avoir sa part dans l'effort de l'âme frayant sa voie, à l'appel de l'Esprit.

Au temps de ma jeunesse, un savant annonçait naïvement au monde que l'humanité allait acquérir ce qu'il appelait l'instinct de la mort naturelle : on adopterait la mort sans autre, comme on adopte le jour et la nuit, sans trouble, sans inquiétude et sans désir de consolation. Avant lui, un critique célèbre avait cru pouvoir saluer un temps «où cette terre d'exil, déjà riante et commode, le serait devenue au point d'oublier toute patrie de l'au-delà et de paraître la demeure définitive ». Il serait cruel d'ironiser sur ces vues que les temps actuels dispensent de qualifier. Le conflit tragique de la vie et de la mort demeure. Ce n'est point par la vue que l'homme, ici-bas, le résoudra jamais. Il le résout par la foi.

 

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Gothique et candide espérance

 

« Que mon âme soit immortelle,
hélas! Puis-je ruminer encore cette gothique
et candide espérance? ... »

GEORGES DUHAMEL
La possession du monde

 

« Gothique et candide espérance »

Pourquoi gothique? je ne sais candide, peut-être! Je me le suis demandé un jour, sous le coup d'une immense épreuve. Après avoir prêché durant des années et donc cru sans trouble que « de l'autre côté des tombeaux, les yeux qu'on ferme voient encore », après avoir perdu bien des êtres chers et n'avoir point douté du ciel, tout a coup, un mauvais souffle m'a glacé.

Étais-je moins candide? Je me le demande encore - on vieillit, on apprend des choses, et ces choses sont désormais dans le champ de votre âme comme des arbres difformes dans un paysage, et malgré vous, elles ternissent la belle vision de l'univers. Mais j'étais surtout brisé ; dans le silence du cimetière, j'avais entendu le mot le plus affreux que le coeur puisse entendre: Jamais plus ! Ce mot-là, qui donc l'a prononcé? Mon âme. Mais qui le lui a dicté? Moi-même, jusqu'alors « gothique et candide » ; moi-même qui n'avais jamais pressenti cette trahison, abominable pour qui ne garde quelque courage, que parce qu'il se sent dans la main du Père des vivants.
Penché sur l'abîme, impuissant à m'en défendre, je sentais l'horreur de cet océan sur qui paraissent et sombrent les nefs éphémères de nos existences. Il faut avoir savouré l'amertume absolue de ceci : ce qui a été grand, fort et doux ne sera jamais plus. Regards, sourires et voix éteints pour toujours. L'âme affolée veut arrêter ce passé qui, hier encore, était dans la vie, était la vie... La porte est fermée sur le vide : Jamais plus !
L'ingrat, qui s'en est allé courir le monde plie tôt ou tard sous les coups du destin et des hommes ; mais ce qu'il a quitté, il peut le revoir. Brûlé de remords et de regrets, il s'humilie, il revient et répare quelques-unes des brèches ouvertes par sa folie. Mais celui qui croit perdre sa foi est projeté hors de la Terre, dans une lune désertique. Et là, sans eau et sans pain, il connaît la lie de la coupe des misères !

Souvent, depuis, j'ai rencontré de ces visages tels que celui que je devais avoir alors, ou se devine la griffe qui a saisi le coeur et le déchire. En les voyant, j'ai compris le mot de Luther : « Souffre et tais-toi ! » Il vaut mieux ne pas circuler dans la foule curieuse ou indifférente, avec ce visage qui crie à sa manière, si l'on ne sait pas y effacer le signe de la désolation. Mais, et ceci est d'importance, le geste suprême du malheur est de nous ouvrir les yeux sur le gouffre. Et ces yeux-là - je ne dis pas ceux de la discussion désintéressée pour qui la mort est une lointaine Amérique - ces yeux-là, une fois ouverts, ne se referment plus. Car tout le sens de la vie est là, la et non pas dans ce qui surnage, puisque ce qui surnage doit sombrer à son tour et sans retour.

N'imaginez pas une contemplation maladive de la fin de toute chair. Le memento mori n'a rien à voir ici. Il s'agit de considérer la vie face à face avec la mort, où tout disparaît. C'est toujours la vie que nous regardons, puisque, seule, elle offre une pâture à l'esprit. Mais derrière ses apparitions fugitives, éblouissantes ou déchirantes, toujours éphémères quoiqu'elles créent parfois de longs échos dans la mémoire des hommes, derrière ces apparences, dis-je, il y a désormais cette chose, grandiose aussi : la mort. Et cette chose silencieuse est plus redoutable que le bruit de la vie ; c'est ce bruit-là qu'elle va modifier pour toujours. L'orchestre poursuit sa symphonie, mais une majesté nouvelle apparaît dans les timbres, change l'effet de leurs accords, et l'auditeur, courbé sous le verbe sonore, écoute éperdu, attentif a jamais.


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Retours

 

C'est toujours la vie que nous regardons, par instinct et par force. Et c'est pourquoi les coeurs blessés par la mort recherchent passionnément les souvenirs d'une vie abolie. Retour doux et poignant, a cause de cet accent que la mort met sur toutes choses. On ne voit donc que ce qui vit ou a vécu, mais on le voit lié à un certain abîme qu'on ne saurait oublier. On revoit les heures effacées, auxquelles, du moins auparavant, on ne songeait pas à revenir. Car les beaux jours recouvrent les beaux jours, si l'on est de ceux pour qui la vie partagée et augmentée a été une source croissante de force et de joie. La grande clarté de midi chasse les douceurs de l'aurore. Mais quand l'obscurité est descendue, le coeur recherche et retrouve les étapes de la lumière. Il aime à revoir le premier rayon sur le sommet de la montagne, son avancement vers les pâturages et vers les forêts, sa marche décidée à travers la plaine, jusqu'à l'horizon où s'accumulera sa gloire. Ainsi, pas a pas, le coeur revit l'entrelacement journalier des âmes, l'étoffe tissée par les travaux, les soucis et les joies que la foi colore de sa solide et saine splendeur... jusqu'à la tourmente imprévue, surgie tout a coup d'un abîme ignoré tant qu'il n'est pas ouvert sous vos pas, jusqu'à l'adieu dans l'effroi de nos coeurs, de nos coeurs multipliés, sous un ciel désormais dépouillé de toute simplicité et de toute tendresse.

Quand je revis par la pensée cette période difficile, il m'arrive d'être choqué par l'égoïsme naïf dont mes sentiments étaient partiellement imprégnés. C'est qu'on ne portait pas alors le souci de quinze cent millions d'hommes ! La petite patrie vivait des jours prospères. Son histoire héroïque, son renom d'honnêteté suffisaient à nourrir notre sens de l'humanité. Pas plus qu'aujourd'hui, nous n'avions d'envie pour les grandes puissances, et nous avions, plus qu'aujourd'hui, l'admiration facile pour la grande oeuvre humaine où notre pays faisait sa très modeste, mais digne part. Notre idéal était de prendre place dans l'attelage et de contribuer humblement à la bonne et juste marche des choses. Dès lors, nos yeux se sont ouverts sur la grande pitié du monde, notre esprit étale son attention sur toute la terre, affligée de tant de maux. Mais après tout, la vieille question demeure; le malheur multiplié est toujours le malheur. Et pour en tirer quelque parti, c'est par la main dont il nous tient qu'il faut être conduit.

 

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Troubles

 

Lorsque le malheur nous tient, il a promptement raison des certitudes dont le prix ne nous a pas encore été révélé. On croyait les posséder, ces certitudes, mais on s'aperçoit qu'on n'en avait point cherché les garanties, n'ayant pas éprouvé le besoin impérieux de s'appuyer sur elles.
Il arrive donc que le lieu de la survivance vous manque tout à coup. Et que vous reste-t-il? Un souvenir; c'est-à-dire, rien qui vraiment demeure, rien à retrouver tôt ou tard. Trésor sans doute, mais trésor misérable, parce que supprimé de la vie, et que la marche des choses va contraindre à se réfugier dans des profondeurs de plus en plus obscures. Un coeur déchiré, parce qu'il est déchiré, est ouvert aux atteintes multipliées des êtres ou des choses. Il lui faut du temps pour recouvrer sa résistance, pour discerner les appels et pour éclaircir une atmosphère bouleversée, chargée des nuées noires de la douleur.

J'avais une foi, dont l'aboutissement dans la vie éternelle m'avait toujours paru naturel et nécessaire. Chose étrange, je gardais ma foi, mais le rameau suprême et splendide en était brisé ! Mes convictions chrétiennes et ma piété n'étaient point diminuées, malgré la mutilation qui les frappait. L'Évangile restait l'Évangile, répandant sa lumière sur les relations humaines et dans les replis les plus secrets des coeurs, mais un point de l'horizon spirituel se présentait comme un trou noir, que l'espérance éternelle avait déserté.

Un jour, l'âme tourmentée, j'allai consulter un maître vénéré. Je retrouvai l'intérêt, l'attention, la bonté qu'il avait portés jadis à l'étudiant. Il m'écouta lui demander une preuve. Virilement, il me fit sentir que ma demande ne comportait pas de réponse. Par contre, il trouva la parole qui me guérit : « Vous croyez que Dieu vous aime, pourquoi vous angoissez-vous? Ce qu'Il a décidé pour nous, dans la mort comme dans la vie, procède du même amour. Si la mort était vraiment la fin - ce que je ne crois pas, ajouta-t-il - soyez sûr qu'elle ne pourrait l'être que parce que Dieu l'aurait jugé bon, »

Cet appel à la confiance, ce retour si simple à la première et à la plus familière des expériences du chrétien, me sortirent des ténèbres et m'établirent dans une pénombre mélancolique mais paisible. Je m'attachais fortement à cette certitude : L'amour est le secret de la Création, Dieu est amour.

Je compris aussi que mes doutes avaient porté sur le mode de la survie, bien plus que sur sa possibilité. La nécessité de la vie éternelle, impliquée dans l'évidence morale et religieuse de l'Évangile me libéra des représentations, puériles souvent, dont j'avais cru la perte irréparable. Dès lors, je pus considérer mes ruines avec fermeté. Combien les images traditionnelles de la vie à venir me paraissaient pales et décolorées, et chancelantes les raisons qui prétendaient les justifier! J'étais surtout frappe par les vues étroites ou mesquines qui président à ces imaginations, depuis les sottes conceptions des sectaires qui font si bon marché de l'humanité massive et innombrable, jusqu'aux présuppositions solennelles des doctrinaires, passées au vernis de la science et de la philosophie.
Mais j'avais retrouvé la raison de vivre et d'espérer, refusée parfois, hélas ! à qui ouvre les yeux sur le mystère de la vie. Et je me rappelais cet homme qui, s'étant un jour avisé de comprendre, s'était répondu à lui-même : « Quoi ! travailler pour pouvoir manger et dormir, manger et dormir pour pouvoir travailler, et recommencer sans cesse ! » Il s'en alla droit à la rivière.

C'est par l'amour, dont la source unique et inépuisable est en Dieu, que le monde malheureux et chaotique sera réordonné et sauvé.

 

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Toute chair est comme l'herbe

 

« Toute chair est comme l'herbe. » L'antique parole, mille et mille fois répétée, nous avertit que l'étroite limite de l'existence ne suffit pas à justifier nos travaux et nos peines.
L'âme aspire à ce qui demeure à jamais. Elle n'est qu'associée pour un temps à ce qui passe et meurt.
Pourquoi? Prétendre y répondre entraînerait dans des suppositions qu'il n'est pas indispensable de connaître ; si ingénieuses ou grandioses qu'elles puissent être, ce ne sont que des suppositions.

Peut-être cette fragile beauté des êtres et des choses ne nous est-elle offerte que pour nous faire entrevoir la splendeur de l'oeuvre divine, pour nous aider à y collaborer. Peut-être n'est-elle passagère et mortelle que pour nous inciter à chercher celle qui durera toujours ; car ici-bas tout est recommencement perpétuel, sauf l'idéal dicté par l'Esprit. « Toute la création soupire », elle s'achemine douloureusement vers la fin glorieuse où Dieu sera tout en tous. C'est là notre foi.

Quelle duperie que de chercher à tout prix le salut d'un organisme qui n'a pas en lui-même sa raison et sa fin ! Et pourtant, cette duperie a ses adorateurs qui ne sont pas chiches de vaine espérance, lorsqu'ils escomptent les progrès de la science pour retrouver les forces de la jeunesse et pour retarder jusqu'à lassitude l'échéance de leur vie.
La foi chrétienne est nécessaire à qui veut regarder en face le monde avec ses contraires, magnifiques ou terribles. Ceux qui s'en passent doivent avoir quelque peine à oser voir et à oser vivre, à moins qu'ils ne se refassent ce coeur de pierre que Dieu a lentement brisé pour y établir la sainte nostalgie de Son Règne.

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