Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XII

COBOURG

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Avant de se séparer de Luther (dans notre prochain chapitre, à Eisleben), peut-être plus d'un lecteur aimerait-il le considérer une dernière fois d'un regard qui l'embrasse bien tout entier, qui le mesure à la fois et le pénètre. Ainsi, quand on a parcouru toute une contrée, on aime à gravir le sommet le plus élevé, vers lequel tout converge, d'où partent les vallons ,et les ruisseaux, pour se faire une idée générale, pour résumer tous ses souvenirs, les classer, les organiser et les rendre ineffaçables.

Le séjour du réformateur à Cobourg, en 1530, est ce moment sublime, ce sommet qui domine toute son histoire.

Le 3 avril, l'électeur de Saxe, Jean, avait quitté son château de Torgau avec ses théologiens : Luther, Jonas, Mélanchthon, Spalatin et Agricola. Il se rendait à Augsbourg, où l'empereur avait convoqué la Diète, et voulait enfin régler les affaires religieuses de l'Allemagne. Arrivé à Cobourg, l'électeur s'y arrêta quelques jours ; puis, ne pouvant amener plus près de l'empereur celui qui était au ban de l'empire, il laissa là Luther, et continua sa route. Le 23, pendant que les ombres de la nuit couvraient encore la ville, à quatre heures du matin, Luther se réfugia dans le château, il devait y demeurer jusqu'au 4 octobre.

Je gravis la colline au sommet de laquelle ce château se dresse.

La pente est assez raide, et le brouillard m'empêche de trouver ma route facilement. Aujourd'hui ce brouillard me choque. Le château de Cobourg, la Sion glorieuse où la foi du grand réformateur a brillé d'un si vif éclat entouré de cette sombre atmosphère ! C'est un trop fâcheux contre-sens. Mais à mesure que je monte, le ciel s'éclaircit, et, avant d'arriver au pied des remparts, je suis dans la lumière. 0 impatience sans intelligence ! Ce qui me chagrinait me réjouit, et voilà beaucoup plus que je n'attendais. Voilà le château dans l'azur lumineux, et la plaine dans l'ombre indistincte comme dans les flots d'une mer grise. Comment aurais-je pu désirer, rêver un symbole plus frappant des menées confuses du monde et du mal, et du triomphe serein de la foi ?

Le château, ou plutôt la citadelle de Cobourg, est élevée de cinq cents pieds au-dessus de la ville. Elle est posée sur un plateau de telle façon qu'on peut en faire le tour. Les trois murs concentriques qui s'élèvent à des hauteurs différentes et suivent des lignes coupées par des ouvrages plus avancés, tout cet ensemble de circonvallations, de murailles, de créneaux, de hautes tours carrées, de petites tourelles rondes, présente un aspect imposant. L'entrée surtout , avec la poterne, le pont-levis, le couloir contourné et défendu par la vieille herse., offre une pittoresque image des fortifications au moyen âge.

On arrive ainsi dans une première grande cour, et on a tout de suite devant soi la partie la plus curieuse du château, le « bâtiment des princes », avec son escalier extérieur en bois, avec ses rampes en bois aussi, travaillées et sculptées dans le goût du XVe siècle et sa muraille ornée de jolies fresques.

Jetons d'abord un coup d'oeil sur les vieux souvenirs qu'on a rassemblés dans ce château. Voici la voiture qui a servi en 1527 au mariage de Jean-Frédéric, le fils de l'électeur Jean. Pendant neuf jours, à Torgau, l'électeur hébergea 31.688 personnes, sans compter les chevaux; le reste fut à l'avenant. Luther vint bénir le jeune couple, et certainement, il admira ce char, pour les sculptures duquel Cranach avait fourni les dessins. Mais ni la dorure, ni les sculptures, ne peuvent plus nous faire illusion. Ce magnifique char est une véritable charrette en bois, moins commode et moins bien suspendue que le char à bancs de l'un quelconque de nos paysans. Puis, dans l'ancienne salle à manger, voici tout un musée de vieilles armes : la chemise, aux mailles de fer, que portait Thomas Münzer, le chef des paysans ; des centaines de colliers et de casques de simples soldats ; des épées de bourreau (celle qui a tranché la tête du malheureux chancelier Brück) ; des flamberges, des épées à deux mains, des fléaux, armés de fer et de pointes dont se servaient les paysans, et dont ils battaient les têtes comme on bat le grain ; des arquebuses, une poire espagnole, instrument de l'inquisition qui a la forme du fruit dont elle porte le nom. On l'introduisait dans la bouche de l'hérétique, puis un ressort écartait les quatre quartiers, les écartait jusqu'à ce que la mâchoire éclatât. Enfin des chevaliers tout entiers se dressent sur leurs chevaux, les uns et les autres recouverts de fer, comme aux jours des brillants tournois. Que de fer ! que de fer ! quelles moeurs nous révèlent ces objets, ces armes

Rude époque et rudes hommes !

Cette époque, cependant, a une autre face. Voyez toutes ces portes, petites, et véritablement ravissantes, toutes entourées de sculptures en bois, toutes ornées de belles feuilles, délicates et légères. Quel temps cela a dû coûter ! Et ces plafonds, aussi en bois, avec leurs couleurs diverses ! En voici un qui compte 365 rosettes, autant qu'il y a de jours dans l'année, et de ces 365 rosettes, il n'y en a pas deux qui se ressemblent. Quel temps cela a dû coûter ! Et ces serrures, si enjolivées, avec leurs dures arabesques, et ces ferrures, et ces gonds qui se détachent sur le vieux chêne, en blanc, ou en couleur bleue, rouge, verte ! Quel temps cela a dû coûter ! Tout cela est épais, solide et cependant artistique. C'est riche et cependant plein de style. On dirait qu'il n'y avait pas alors d'industrie, et que l'art en tenait lieu. Aussi ces appartements ont quelque chose de chaud, de meublé, même quand il n'y a pas de meubles. Et tenez, voyez ces poêles, ces grands poêles en fer ou en faïence, avec leurs histoires bibliques. Celui-là est en faïence verte; cet autre est tout coloré. Il est comme recouvert d'assiettes qui, dans leurs creux, montrent des têtes de prophètes, des têtes d'empereurs ou des couples de danseurs. C'est bizarre : mais l'oeil se repose avec plaisir sur ces vieilles couleurs. Tout cela garnit, et quand les grands poêles donnaient leur douce chaleur qui enveloppe et pénètre doucement le corps, et quand les maîtres de céans, après quelque grande chasse dans la forêt, prenaient ces pots de bière qui sont là, portant sur leur panse les douze apôtres, ou les divinités de l'Olympe, colorées, émaillées, et quand on se réunissait dans l'immense salle à manger pour faire ces repas pantagruéliques, et que sur les tables les hallebardes résonnaient, c'était rude, mais c'était chaud. Les visages étaient hauts de couleurs comme les costumes. C'était une rude vie, mais forte, exubérante. C'était la fin du moyen âge.

Luther s'est promené dans ces salles dont il avait la clef, nous est-il dit. Il en habitait deux à côté, plus modestes, mais dans le même genre. Une porte aux montants sculptés donne entrée dans le cabinet de travail, avec ses deux fenêtres dans le mur, épais d'environ cinq pieds. Le vieux poêle en fonte nous montre l'arbre de la science avec Adam et Eve, et l'entretien de jésus avec la Samaritaine. Puis vient la chambre à coucher avec ce qui reste du lit du réformateur, et d'une chaise dont il se servit. Aux fenêtres quelques vieux vitraux parlent encore de cette époque, et aussi sur la table une grande chope en bois incrusté d'étain, qui peut contenir deux à trois litres de bière, et pèse, vide, environ cinq livres.

Tel est le milieu dans lequel Luther vécut six mois avec son famulus, son commensal, van Dietrich, de Nuremberg.

Ici il fut gai et triste à sa façon. Un jour, il entend le rossignol, le premier du printemps. Un autre jour, assourdi par les croassements des corbeaux et des corneilles, il déclare qu'ils tiennent dans les arbres une Diète et méditent quelque glorieuse expédition contre les champs voisins. Il se met à traduire Esope et ses fables. Puis la douleur le saisit. « Les années viennent, dit-il ; ma tête (caput) est devenue un chapitre (capitel); cela sera bientôt un paragraphe, et enfin rien qu'une phrase. » Il n'entend pas seulement dans son cerveau un bruit comme une cloche, mais comme un tonnerre, et la mélancolie l'accable. Il croit son heure dernière venue : « Et je cherchai une petite place où l'on pourrait me mettre dans la terre. Dans la chapelle, sous la croix, pensais-je, je reposerais bien. »

Ici il pleura amèrement quand il apprit que son père était mort (le 29 mai). « Aussitôt qu'il eut reçu la lettre de Hans Reinkens, raconte van Dietrich, il me dit : Allons, mon père aussi est mort. Il saisit promptement son livre de Psaumes, alla dans sa chambre et pleura tellement que le lendemain sa tête était lourde. » Luther lui-même écrivit aussitôt à Mélanchthon : « Par lui, mon Créateur m'a donné ce que j'ai et ce que je suis... je suis maintenant le plus vieux Luther de la famille. Il m'appartient, non plus par une décision du hasard, mais par un droit légitime de le suivre par la mort dans le royaume du Christ. »

Ici il sourit, d'un sourire digne d'un enfant, quand il décrivit à son petit Jean, âgé de quatre ans, le beau jardin qui est le paradis, dans cette célèbre lettre du 19 juin, intraduisible (où prendre en français les trois diminutifs de plus en plus affectueux de Jean : « Hans, Hänschen, et Hänischen !) « Grâce et paix en Christ, mon cher petit enfant (mein Söhnichen)... je sais un joli et gai jardin où il y a beaucoup d'enfants. Ils ont une petite robe d'or et ramassent de belles pommes sous les arbres, des poires, des cerises, des prunes. Ils chantent, ils courent, ils sont heureux. Ils ont aussi de beaux petits chevaux avec des brides d'or et des selles d'argent. je demandais à l'homme qui possède le jardin: de qui sont ces enfants ? Il me dit : ce sont les enfants qui aiment à prier, à étudier, et qui sont pieux. Alors je dis : Ah ! mon cher homme, j'ai aussi un fils : il s'appelle le petit Hans Luther. etc. »

Ici, il traduisit en allemand les prophètes, et le psaume 118 : « C'est mon psaume, celui que j'affectionne. Quoique tout le psautier et toute l'Ecriture me soit chère, et qu'elle soit mon unique consolation et ma vie, cependant j'aime ce psaume d'un amour particulier. Il doit être appelé et rester mien. Il l'a vraiment bien mérité, car il m'a aidé dans de grands dangers, desquels ni empereur, ni roi, ni sage, ni habile, ni saint n'aurait pu me tirer. Aussi m'est-il plus cher que tout l'honneur et les biens et la puissance du pape, des Turcs, de l'empereur et du monde ! je n'échangerais pas ce psaume contre eux tous ensemble. »

Ici, il écrivit sa fameuse déclaration sur l'instruction obligatoire, dans son sermon : « Que l'on doit envoyer les enfants à l'école », traité aussi important que sa lettre même aux bourgmestres : « C'est pourquoi, c'est mon opinion, l'autorité a le devoir de forcer ses sujets à envoyer leurs enfants à l'école. »

En vérité, n'est-ce pas assez pour illustrer Cobourg ? Un lieu où toutes ces phrases ont été écrites, où toutes ces pensées ont rempli un cerveau humain, n'est-il pas dans le monde un lieu exceptionnel? Et, cependant, tout cela est accessoire. 'Fils, père, fondateur des écoles, traducteur de la Bible, Luther est tout cela à Cobourg, mais il est surtout autre chose, et plus encore : il est un Luther qui lutte avec Dieu pour ses amis et pour l'Eglise.

La confession de foi d'Augsbourg avait été lue à la Diète, et Luther avait tressailli de joie. Mais là-bas, dans la plaine, pour ses amis le combat continuait. Ils étaient en butte à toutes les menaces, exposés à toutes les intrigues. On voulait les effrayer et les séduire. Leur vie était en danger, et leur conscience. Pourquoi ne pas faire quelques concessions pour éviter la guerre effroyable, fratricide ? Mélanchthon. qui représentait surtout les évangéliques, succombait sous le fardeau de sa responsabilité. Le désespoir était dans son âme.

Heureusement, sur la montagne Luther veille et lutte. Toutes ces difficultés, toutes ces angoisses, il les éprouve : mais, sans faiblir, et à chaque instant partent des lettres, deux, trois, cinq à la fois pour ceux qui, là-bas, hésitent et sont près de succomber. Car c'est lui qui dirige, qui conseille, qui inspire les théologiens et les princes. La vraie Diète n'est pas à Augsbourg : elle est ici, dans cette chambre, où se trouvent en face Luther et Dieu.

« je prie Christ qu'il te donne du sommeil », écrit-il à Mélanchthon (22 avril). « je t'or,donne, à toi et à tous nos amis, que, sous peine ,d'excommunication, ils te forcent à tout faire pour conserver ton faible corps... On sert Dieu aussi par son repos; oui, par rien autant que par son repos. » (12 mai). « je hais du fond du coeur ces soucis... Eh bien ! l'oeuvre est grande. Mais grand aussi est celui qui la conduit et qui l'a entreprise... » (2 juin). « Dieu a placé toute cette affaire en un lieu que tu n'as ni dans ta Rhétorique. ni dans ta Philosophie : il s'appelle la Foi... » (29 juin).

La Foi ! voilà le mot, et de la haute montagne il retentit jusque dans la plaine pour consoler les désolés et fortifier les tremblants: mot magique qui communique aux combattants tout l'enthousiasme de la victoire :

« Croyez ! ne craignez rien ! Espérez ! Soyez virils et soyez forts... » (30 juin, à Bucer). « Il est dit : celui qui est dans le ciel rit. Mais si notre Seigneur rit, pourquoi pleurerions-nous ? Car il ne rit pas pour lui, mais pour nous, afin que, si nous croyons, nous nous moquions de leurs desseins. Une seule chose est nécessaire, la Foi... » (30 juin à Spalatin). « je suis un spectateur sans inquiétude, et je ne me soucie pas de ces papistes menaçants et furieux. Si nous tombons, Christ tombe avec nous, lui le maître du monde. Et s'il doit tomber, eh bien ! j'aime mieux tomber avec lui que rester debout avec l'empereur. Confie tous tes soucis à l'Eternel ! Attends-toi an Seigneur ! Sois viril et de coeur ferme ! Soyez sans crainte, j'ai vaincu le monde ! J'en suis sûr, ce ne sera pas en vain que Christ est le vainqueur du monde. 0 Seigneur, augmente-nous la foi. » (30 juin, à Mélanchthon).

Voilà Cobourg.

Cobourg et Wartbourg ! Que les temps sont changés ! A la Wartbourg, Luther est isolé enfermé, perdu dans un donjon au milieu des forêts. C'est la solitude pour la méditation et la préparation.

A Cobourg, Luther est aussi séparé du monde. Mais cette séparation est une élévation. Il n'est pas caché, il est montré. Le château domine la plaine et attire les regards de la ville et de toute la contrée ; et Luther nous apparaît : un homme de foi.

Oh ! oui ! un homme, n'est-ce pas d'ici qu'il écrit ces mots : « ... Les plus violents ennemis de l'Evangile, Eck, Zwingle et les autres... »

Mais un homme de foi. Voyez. Van Dietrich est entré dans le cabinet de travail. Luther n'y est pas ; mais la porte de la chambre à coucher est entr'ouverte et une voix s'élève. Saisi d'émotion, van Dietrich écoute : « je sais que tu es notre Dieu et notre Père. Donc, je suis certain que tu couvriras de honte les persécuteurs de tes enfants. Si tu ne le fais pas, le danger est pour toi aussi grand que pour nous. Toute cette affaire est tienne... » Ainsi prie Luther, avec cette simplicité enfantine, avec cette familiarité affectueuse, avec cette confiance naïve, avec cette certitude inébranlable, avec cette intimité sainte. Ainsi prie Luther trois heures tous les jours, les trois meilleures heures qu'il pourrait consacrer à son travail. Ainsi prie Luther... Comment ne pas se rappeler la parole du vieux Mathésius : « C'est Moïse sur la haute montagne levant les bras au ciel, tandis que dans la plaine, Josué combat contre Abimelek. »

Quand on est descendu dans la vallée de Tambach, et quand on a gravi la colline de Cobourg, on connaît tout ce qu'il y a de plus original et de meilleur en Luther, soli tempérament et sa foi ; on connaît ce qui a fait de Luther... Luther.


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