Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIII

EISLEBEN

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Enfin nous voici à Eisleben ! Luther n'y a fait, il est vrai, que de courtes visites; mais de ces visites deux au moins sont importantes, car dans la première il naquit, et dans la dernière il mourut.

La maison où logeait Hans Luther et sa femme, Margarethe Ziegler, lorsque leur premier-né vint au monde, existe encore. C'est une maison d'assez bonne apparence, ce qui étonne presque quand on se rappelle la gêne dans laquelle les deux nouveaux époux vivaient à cette époque. La tradition ne paraît pas cependant être contestée. Au rez-de-chaussée il y a un grand vestibule et deux pièces. Dans celle de devant, dont le poêle date en partie du XVIe siècle, Luther naquit le 10 novembre, entre onze heures et minuit. La mère, qui se rappela toujours bien ce jour et cette heure, finit par oublier l'année. Mais on sait que c'était en 1483. Le lendemain, jour de la Saint-Martin, le petit Luther fut baptisé dans l'église Saint-Pierre qui est à côté et reçut le nom de son patron. L'église a été restaurée, mais on y voit encore la vieille et simple pierre baptismale.

La « maison où Luther est né » n'offre pas d'autres souvenirs, car le premier étage, détruit par un incendie, a été récemment rebâti. Il sert de Musée, si l'on peut donner ce nom à quelques tableaux assez curieux, mais médiocres, et à quelques exemplaires de vieilles éditions de la Bible. On montre bien encore, il est vrai, les fameux anneaux de fiançailles de Luther et de Catherine de Bora, mais leur authenticité est plus que douteuse.

Aussi bien, si l'on peut placer ce grand événement qui s'appelle la naissance de Luther dans son vrai milieu, ce n'est pas à Eisleben qu'il faut venir. Il faut aller à Möhra.

Möhra est un petit village au bord de la Thuringe, à quelques heures d'Eisenach. Le pays est moins pittoresque qu'autour de la Wartbourg ou de Cobourg. C'est plutôt un vaste plateau, dénudé, avec quelques légers mouvements de terrain qui n'arrêtent pas un vent souvent fort et froid. Un peu plus loin sont les forêts, et un peu plus loin encore les montagnes. Les habitants du pays ne sont donc pas des bûcherons : ce sont de vrais paysans, obligés de labourer, de bêcher, ou bien de se livrer aux travaux non moins fatigants des mines. Après quelques heures, j'atteins le village. Il est petit, de très modeste apparence, presque toutes les maisons sont en bois et en terre. La rue est un simple chemin où passent plus de chevaux et de boeufs que d'hommes. Au bout du village, sur une place derrière laquelle s'élève l'église entourée du cimetière, se dresse une statue (médiocre) de Luther. A côté est la maison paternelle, « Stammhaus », c'est-à-dire la maison qui a succédé à cette maison. J'entre dans la cour : tout est pauvre.

Il n'est pas probable que tout cela ait beaucoup changé d'apparence depuis le XVIe siècle. En 15,36, en effet, nous le savons, il n'y avait dans le village, que cinquante-neuf familles, familles de paysans avec maison, cour, champs, bétail et chevaux. Habituée à un rude travail, cette population était elle-même fort rude; et les coups de poing jouaient un grand rôle dans les relations sociales. Les registres de la petite ville de Salzung, d'où Möhra ressortissait, nous disent encore les amendes que ces habitudes violentes causaient aux ancêtres de Luther et à leurs amis.

La famille de Luther était, en effet, une des plus nombreuses. Elle a été une des plus persistantes, mais n'en a pas moins disparu. L'an dernier, le dernier descendant masculin de l'oncle de Luther a quitté le village, et maintenant, en fait de parents de Luther, il n'y a plus que ceux qui reposent au cimetière. Là, il n'est pas difficile de trouver leur nom sur de vieilles croix.

C'est d'ici, et non d'Eisleben où son père et sa mère ne séjournèrent que quelques mois et où, par conséquent, il naquit comme par hasard, c'est de Möhra que Luther emporta les influences héréditaires du sol, de la famille, de la vie de ses parents depuis de longues générations: « je suis paysan, disait-il ; mon père, mon grand-père, mes ancêtres ont été de bons paysans. » Et, nous ajoutons, paysans de Möhra. Sa vivacité, sa rudesse, quelquefois sa violence, ont assez attesté le sang qui coulait dans ses veines. Mais son amour des champs n'en est pas une moindre preuve. Dans son jardin, la culture des radis l'occupe et le préoccupe. Il demande de la graine à son ami Lange. « J'y tiens beaucoup », lui dit-il. Il suit attentivement la croissance de quatre melons et de quatre courges et de quatre citrouilles.

Une fois même, comme si sa nature primitive se réveillait, il s'écrie en riant : « Si je vis, je deviendrai jardinier. » Une autre fois, il ramasse une rave, - une de ces raves que j'ai trouvées encore entassées dans la cour de sa « maison paternelle » de Möhra, - il la mange et dit : « Nos bons ancêtres doivent avoir été des gens bien portants, qui mangeaient des fruits et des racines, et en vivaient. je crois qu'Adam n'a jamais désiré de perdreau, mais qu'il a préféré les fruits à tous les rôtis. » Voilà bien, n'est-ce pas, l'enfant non d'Eisleben, mais de Möhra?

Son père et sa mère avaient quitté leur village tout de suite après leur mariage, et après être restés seulement quelques mois à Eisleben, ils s'établirent définitivement comme mineurs à Mansfeld. C'est là qu'à force de travail et d'honnêteté, Hans Luther acquit une situation presque aisée et très respectée. Il eut même quelques relations avec les princes de Mansfeld que Martin Luther considéra toujours comme « ses princes ». Et, par affection pour eux, il fit à Eisleben cette dernière visite pendant laquelle il mourut.

Ils étaient divisés, et il s'agissait de les réconcilier. Luther était fatigué : « je suis vieux, écrivait-il, usé, faible, froid, et je n'écris même que d'un oeil. » Il partit néanmoins de Wittenberg, au milieu de l'hiver, le 23 janvier 1546, avec ses trois fils, son domestique et son précepteur. Ils arrivèrent le 25 à huit heures du matin à Halle, où se trouvait son ami Jonas. Une inondation de la Saal les empêcha de continuer leur route, et ils durent rester du :25 au 28 dans une maison dont la façade existe encore intacte.

Halle avait joué un rôle important dans la vie et l'histoire de Luther. Ici, en effet, résidait le cardinal Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence, ce fermier général des indulgences, qui avait lâché Tetzel sur l'Allemagne. Le château où il habitait, la Moritzburg, est aujourd'hui en ruines, et ses murailles extérieures, longues et épaisses, dont les pieds se baignent dans la Saal, font un effet aussi imposant que pittoresque. Mais quand Luther vint à Halle, ce palais était déjà vide. Le cardinal-évêque, le premier des prélats allemands et pas le plus mauvais, bien que ses désordres l'aient précipité dans tous les excès du trafic des indulgences et l'aient même poussé juqu'au meurtre plus ou moins déguisé sous les formes juridiques, Albert avait dû quitter sa bonne ville. Ses dettes toujours renouvelées, qui avaient favorisé la cause de la superstition, avaient fini par favoriser la cause de la vérité. Les bourgeois de Halle avaient refusé de payer les nouveaux impôts si on ne leur accordait pas la prédication de l'Evangile. Le cardinal s'était réfugié à Mayence, et Jonas l'avait remplacé.

Luther employa ses loisirs forcés à prêcher, et à écrire à sa femme. Il prêcha dans l'église qui est sur le marché, une des plus ravissantes églises que l'on puisse voir. Elle date de la fin du style flamboyant, et l'ingéniosité de cette époque n'atteint plus l'imposant, le sublime. Mais je ne me rappelle pas avoir vu dans ce style et dans ces dimensions, quelque chose d'aussi élégant, de si séduisant. Les trois nefs, comme c'est le cas dans la contrée, s'élèvent à la même hauteur, et la voûte que l'on aperçoit tout entière, offre les plus riches formes géométriques, dessinées par les arêtes blanches sur le fond bleu. Puis, dans les nefs latérales, très étroites, se trouve une charmante et riche galerie, supportée par des colonnettes et des voûtes élégamment compliquées. Là donc prêcha Luther (la chaire du temps est conservée à la bibliothèque sur le marché, ainsi que le masque en cire très remarquable moulé sur le visage du réformateur, immédiatement après sa mort). Il ne manqua pas de faire allusion à la fameuse collection de reliques que « le maudit cardinal » avait autrefois rassemblée, et il s'étonna qu'on souffrît encore dans la ville tant de moines.

Quant à ses lettres à sa femme, elles sont pleines de toute son humour. L'eau de la Saal débordée lui rappelle la fureur des anabaptistes. Il n'a eu aucune envie d'en boire, il a préféré la bonne bière de Torgau, et le bon vin du Rhin, et il a attendu. Certainement Käthe approuvera cette prudence, « car le diable nous est hostile, et il habite au fond de l'eau. Il vaut mieux prendre des précautions et ne pas avoir de regrets. Du reste, sans nécessité à quoi bon préparer une telle joie au pape et à ses acolytes ? Aussi, vous n'avez qu'à prier pour moi et à être pieux. »

C'est dans ce séjour à Halle qu'il fit cadeau à son ami Jonas d'un verre encore conservé, sur lequel il y avait une inscription latine rappelant la fragilité de la vie humaine. Luther, verre lui-même, donne ce verre à Jonas, qui, lui-même, est verre, pour que tous deux pensent qu'ils sont aussi fragiles que du verre !

Toujours ce mélange étonnant et caractéristique de sérieux et de gaieté, d'humour et de piété !

Enfin, avant que tout danger eût disparu, deux barques transportèrent de l'autre côté de la Saal Luther, ses fils et Jonas. Un coup de vent faillit les faire chavirer. A la frontière 'du pays de Mansfeld, 113 cavaliers les attendaient et c'est cette escorte qui les conduisit à Eisleben.

Luther logea vis-à-vis de l'Eglise Saint-Andréas, dans une maison encore bien conservée et fort intéressante. On y voit les deux pièces que le réformateur occupait, au second étage, un cabinet et une chambre à coucher, avec leurs vieilles et énormes poutres qui, en se croisant, dessinent au plafond de petits et profonds caissons. Dix marches le conduisaient de là à la salle à manger qui était aussi le lieu où l'on se réunissait pour discuter les affaires des princes.

Ces affaires étaient compliquées. Les parties étaient fort excitées les unes contre les autres. Luther s'était refroidi en arrivant. Il était oppressé : il fallait qu'on le frictionnât avec des linges chauds. Néanmoins, il prenait part aux délibérations, et il prêchait dans l'église Saint-Andréas. On y voit encore la petite chaire en bois, dans laquelle il montait par un escalier en bois extrêmement raide et étroit. La dernière fois qu'il parla, il se sentit si faible qu'il dut abréger.

Enfin, presque contre toute attente, l'accord se fit entre les princes. C'était le 17. Les deux amis de Luther, Jonas et Coelius étaient auprès de lui. Tantôt, il se reposait sur une couchette en cuir, tantôt il se promenait. Souvent il s'arrêtait devant la fenêtre pour prier, et puis il disait : « Dr Jonas et seigneur Michel, j'ai été baptisé ici à Eisleben ; que serait-ce si je devais y rester ? » En somme, cependant il était gai. Il descendit à la salle à manger, fut tour à tour plein d'entrain et de gravité, et parla de ce qui suit la mort. Il revint alors dans sa chambre, fit selon sa coutume sa prière devant la fenêtre et dormit un peu. Mais bientôt, l'oppression le réveilla. Il revint dans son cabinet. « Ah ! Seigneur Dieu, comme je souffre ! Ah ! cher docteur Jonas, je crois que je resterai à Eisleben où je suis né et où j'ai été baptisé. » Ses soupirs et ses prières s'entremêlaient : « Entre tes mains je remets mon Esprit ! Seigneur Dieu, je souffre, je suis angoissé, je meurs. » Il pria, il répéta trois fois la parole de Jean : « Dieu a tant aimé le monde », etc. ; trois fois il dit rapidement : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit; tu m'as racheté, ô Dieu fidèle. » Et il devint paisible. Jonas et Coelius se penchèrent alors sur son oreille et lui demandèrent d'une voix forte : « Révérend père, voulez-vous rester fidèle à Christ et à la doctrine que vous avez prêchée ? » - « Oui, répondit Luther distinctement et il s'endormit. Bientôt, la froideur de la mort le gagna, et, doucement, il rendit l'esprit.

Toute réflexion serait ici déplacée. je regarde une dernière fois autour de moi.

Eisleben regorge de monde : les rues sont pavoisées ; il y a des spectateurs aux fenêtres, sur les toits. je suis au milieu du trouble, du bruit, de l'émotion populaire de la dernière grande fête du centenaire. C'est sur la grande place du marché que cette animation se concentre pour le moment. Sur le socle en marbre d'une statue que l'on vient de découvrir, le prédicateur de la cour Kögel, prononce d'une voix forte une éloquente allocution. Luther se dresse dans son airain encore brillant, tenant d'une main la bulle du pape, de l'autre la Bible. Son visage, qui aurait pu être plus ressemblant, exprime trop de colère, même pour un enfant de Möhra. Mais à quoi bon ces critiques ? C'est Luther : et déjà les fanfares sonnent: voici le cortège historique.

Une dernière fois, Luther fait son entrée triomphale dans sa ville d'Eisleben. Les comtes de Mansfeld avec leurs 113 cavaliers sont de nouveau allés à la frontière pour le recevoir et les voici qui reviennent. Sur un destrier magnifiquement caparaçonné s'avance un héraut impérial. Puis viennent les trompettes, le héraut d'Eisleben. Un groupe de cavaliers accompagne la bannière des comtes de Mansfeld ; les nobles princes s'avancent suivis de leurs valets de chasse, les faucons sur le poing. A côté chevauchent aussi les belles dames. Enfin, Paraît le char qui traîne Luther, Jonas, ses trois fils.

C'est une vraie vision du XVIe siècle, au moment où la Renaissance rend encore le luxe plus brillant. Ce ne sont que brocarts de Bourgogne, soies de Venise, dentelles de Flandre, robes de velours mêlées aux justaucorps de peau jaune. L'oeil est à la fois charmé et ébloui. C'est le moyen âge qui jette un dernier éclat en l'honneur de celui qui a mis fin au moyen âge.

Le centenaire est fini... pour les yeux. Mais l'âme et le coeur de la nation en garderont certainement de salutaires souvenirs, car ces fêtes ont été vraiment des fêtes populaires, de grandes et belles fêtes en l'honneur d'un héros religieux. Peu importe que certains aient essayé d'oublier ce trait de son caractère, le trait essentiel. La religion est comme le soleil. Dès qu'elle brille, qu'on le veuille on non, elle réchauffe et vivifie.


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