Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

SMALKALDE ET TAMBACH

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Le baromètre était très haut : les nuages. étaient très bas. Cependant ni celui-là, ni ceux-ci ne voulaient céder. Ils se sont mis d'accord en nous gratifiant d'un brouillard tantôt épais, tantôt léger qui mouillait comme de la pluie, sans être de la pluie : et par huit heures de bonne marche à travers ce brouillard, je suis allé visiter Smalkalde. Fâcheux contretemps, pensera quelque lecteur compatissant. Non : mais à propos rare : Smalkalde en effet ne nous offre guère que de tristes souvenirs, guerres et maladie. Qu'eussé-je fait du soleil et de ses brillants rayons ? La forêt humide, les feuilles que la gelée de la nuit a subitement abattues en foule sur la route, encore toutes vertes, l'atmosphère grise, voilà la vraie couleur locale. Il n'y avait qu'à se féliciter.

C'est avec plaisir cependant que, le brouillard s'élevant un peu, j'ai traversé et contemplé le long et étroit vallon de Smalkalde. Quelle fraîcheur et quelle verdure intenses, pénétrantes ! Au fond, le ruisseau clair et rapide court et babille (garrulus) faisant tourner meules, moulins, scieries. Cette petite gaieté persistante triomphe de la tristesse de l'atmosphère et de l'imagination. En vérité, la nature a beau prendre tous les costumes, elle reste admirable, et je finis par être charmé de ce brouillard d'automne, froid mais qui estompe les cimes des arbres, les crêtes des rochers si mollement, si délicatement, avec sa teinte grise qui s'épaissit ou s'éclaircit si insensiblement. Puis, sur la colline, se dresse l'église gothique du Petit-Smalkalde, entre les rochers et les troupeaux de vaches et de chèvres qui, tout en se mouillant, agitent leurs clochettes. Puis vient le vieux village, et des deux côtés de la route boueuse les vieilles maisons. Elles sont peintes en vert, en bleu, en rose et leurs poutres qui se croisent et s'entrecroisent ont une belle couleur sépia; ce noir-rouge si vieux. Que diraient les imagiers d'Epinal ? Seulement voici la différence. Ces couleurs ne sont pas criardes. Est-ce ce bienheureux brouillard qui me rend encore le service de les harmoniser ? C'est bariolé, et cependant c'est vénérable, car au fond c'est vieux ; vieux comme ces petites fenêtres, avec ces petits carreaux dont quelques-uns seulement se tirent et se poussent à la manière des guichets ; vieux comme ces petites portes basses qui donnent accès dans l'intérieur de ces habitations, si pittoresques à admirer, si affreuses sans doute à habiter.

Nous voici à Smalkalde. une vieille ville aussi, dont toutes les maisons sont des temps passés ! On dirait qu'elle a été oubliée par les siècles. De quelque côté qu'on regarde, toutes les rues offrent les mêmes silhouettes pointues, les mêmes perspectives contournées, étroites, aux plans multiples et enchevêtrés. En vérité, ces vieilles petites villes sont le bonheur de l'historien qui aime à voir de ses propres yeux le monde qui n'est plus.

Malheureusement ici les souvenirs attristent bientôt le plaisir. Smalkalde, c'est la guerre, ou, du moins, c'est la ligue des princes, les 'divisions des partis et des peuples. Worms, Erfurt, la Wartbourg, parlent aussi de luttes, de luttes terribles, mais là les triomphes sont les triomphes de la conscience, de l'âme. C'est la foi qui déploie son héroïsme, et les hommes de tous les temps et de tous les lieux contemplant ces luttes, tressaillent d'admiration, s'arrêtent et disent : que la nation humaine est grande ! Smalkalde nous parle de guerres, de guerres avec les canons et les épées. Non pas que je blâme les princes, ni la ligue. Ils défendaient leurs royaumes, leurs vies, leurs femmes, leurs consciences. Mais pourquoi donc le pape et l'empereur voulaient-ils détruire, massacrer, brûler, piller ceux qui demandaient la permission de vivre selon l'Evangile ? Oh ! que la nature humaine est mauvaise !

Voici la maison où la ligue des princes et états protestants fut signée le 19 février 1531, mais de la pièce même où ce grand événement eut lieu, il ne reste rien depuis trois ans. Le propriétaire de la maison, un maître d'hôtel, a trouvé plus avantageux de posséder deux ou trois chambres de plus pour ses commis-voyageurs. De l'autre côté de la place est l'hôtel de ville. On y voit encore la salle où avaient lieu les délibérations des confédérés. Ces délibérations furent fréquentes. Les confédérés étaient ici réunis, par exemple, en 1535, quand le roi de France, François 1er leur fit demander de lui envoyer Mélanchthon. Ils refusèrent, surtout l'électeur de Saxe, malgré le vif désir de Mélanchthon et malgré l'insistance de Luther. On se défiait de François 1er. Pas à tort ! et il n'est pas probable que le voyage de Mélanchthon eût suffi pour gagner la cour à une réforme même modérée. N'importe. La décision des princes fut regrettable, Quel appui moral, tout au moins pour les pauvres protestants français, que la présence à la cour du théologien luthérien, respecté, écouté, discutant sans crainte avec les sorbonnistes et les confondant. Les intérêts de la politique l'emportèrent sur les devoirs de la foi.

C'est dans cette même salle de l'hôtel de ville, à la vaste fenêtre unique, divisée en dix parties par de petits meneaux gothiques, que nous retrouvons les princes en 1537. L'atmosphère de l'Europe était lourde. Le pape et l'empereur s'étaient rapprochés, et Paul III venait de convoquer un concile, mais un concile qui avait pour but de détruire la peste luthérienne. On devait y apporter pour les juger non pas les livres luthériens, mais des extraits de ces livres , et des extraits accompagnés de réfutation. L'électeur de Saxe avait aussitôt consulté Luther, et celui-ci avait rédigé les articles qui allaient bientôt s'appeler les articles de Smalkalde. La confession de foi d'Augsbourg était la confession de la paix : la confession de foi de Smalkalde était la confession de la guerre. Luther y avait parlé avec toute sa clarté, avec toute sa rudesse. Le temps des ménagements était passé. On voulait la guerre, eh bien, voilà le drapeau qui flottait.

Ainsi Smalkalde, c'est la guerre et les bruits de guerre !

Et voici la maladie.

Jamais la petite ville n'avait vu autant de grands personnages. Outre les princes protestants et les représentants des villes, il y avait le vice-chancelier de l'empereur et un légat du pape. On comptait, en outre, près de quarante théologiens luthériens. Luther était arrivé le 7 février 1535 avec ses amis Bugenhagen, Mélanchthon et Spalatin. Il logea là dans la maison à l'angle de la ruelle qui conduit au château. L'extérieur de cette maison a été modifié : mais à l'intérieur, il y a encore le grand escalier en bois sculpté qui conduit aux divers étages. C'est un des plus beaux travaux de menuiserie en ce genre que l'on puisse voir. Au troisième étage, il y a la pièce où les articles de Smalkalde furent acceptés et signés. Le plafond est à peu près intact, et quelques vitraux aux fenêtres rappellent encore le passé.

Trois jours après son arrivée, Luther commença à souffrir d'assez vives douleurs : il avait la fièvre. Cependant, il prêcha plusieurs fois dans l'église principale, au bout de la rue où logeait Mélanchthon, dont la maison est aujourd'hui occupée par la pharmacie Rose. Cette église est fort curieuse, avec ses trois nefs d'égale hauteur, et sa voûte ornementée dans le style flamboyant. Le vieux sacristain l'ouvre avec un trousseau de clefs, dont aucune n'est de ce siècle. La clef de la sacristie est à elle seule tout un petit monument en fer. Dans l'armoire bardée aussi de fer, cadenassée, et je ne sais combien de fois, centenaire de cette sacristie, se trouvent les coupes en argent doré dont Luther s'est servi, et qui portent les millésimes de 1504, 1520. Puis une ravissante petite porte gothique, et un petit escalier tournant conduisent, au-dessus de la sacristie, à une chambre où Luther se retirait souvent pour travailler. Le 9 février, il écrivait : « J'ai prêché hier devant les princes dans l'église de Smalkalde, qui est si vaste et si élevée qu'il me semblait que ma voix n'était pas plus forte que celle d'une souris. » Huit jours après, il prêchait encore avec force contre le diable qui cherche à séduire la chrétienté. Tout à coup ses douleurs devinrent si vives, qu'il se crut près de mourir et s'écria : « Seigneur Dieu vois ; je meurs, un ennemi de tes ennemis ! »

Les divers médecins des princes alors réunis soignèrent le réformateur. Ils lui firent boire des bouillons d'ail et de fumier de cheval. Les remèdes étaient de telle nature et en telle quantité (plus tard Luther disait qu'on l'avait pris pour « un gros boeuf ») qu'il finit par prier les médecins de ne plus revenir : « Maintenant, mes chers seigneurs, ne revenez plus ; j'aime mieux mourir. » Cependant, sur son désir, on demanda d'Erfurt un docteur célèbre, Sturz. Mais à Smalkalde, il n'y avait pas de pharmacie, et il fallait faire venir d'Erfurt aussi les remèdes. On conserve aux archives de Weimar une des quittances du messager qui porta « la médecine à Doctori Martino Lutheri. » Le Dr Sturz ne fit pas plus que ses collègues, et, le 24 février, on appela un chirurgien de Waltershausen, Myconius, l'ami de Luther, qui le traite de « gladiateur ». Myconius tailla et coupa en effet hardiment, si bien qu'il s'étonnait lui-même de voir Luther encore en vie. « Eh, mon cher docteur, lui disait-il, vous avez une bonne et solide constitution. Vous pouvez supporter quelque chose. Par Dieu, vous devez souffrir, quand on vous opère. »

Tant de médecins et tant de médecines produisirent leur effet : la maladie empira ; le ,corps de Luther était tout enflé. Mais la souffrance n'enlevait au grand réformateur ni sa piété, ni son humour. « Ah ! bon Père, priait-il, prends ma petite âme dans ta main. je te remercierai et je te louerai. Va. petite âme, pars au nom de Dieu! Que nous sommes misérables, nous, hommes. Je n'ai presque plus de forces en moi et ce peu qui est là est si misérablement tourmenté par le diable ! » Et puis, se tournant vers Mélanchthon qui pleurait à côté de son lit : « Jean Löser a coutume de dire Boire de la bonne bière, ce n'est pas difficile mais boire de la mauvaise bière ! » Il sentait sa fin s'approcher et il désirait mourir dans le pays de son prince. Mais si cela ne doit pas être, ajoutait-il, je suis prêt : comme et où Dieu m'appellera. »

Le Dr Sturz finit par permettre le départ. "Quel plus grand danger pouvait courir le moribond ? On se mit en route l'après-midi du :26 février. Deux voitures de l'électeur emportaient Luther, Bugenhagen, Spalatin, Myconius. Treize hommes de service accompagnaient le convoi. On avait fait confectionner une sorte de poêle avec un couvercle en cuivre, pour chauffer en route les linges dont Luther aurait besoin. Beaucoup d'amis éplorés l'avaient accompagné jusqu'à la porte de la ville. Quand ils l'eurent quitté, Luther se retourna vers eux, fit le signe de la croix et leur cria : Impleat vos Dominus odio papae. « Que Dieu vous remplisse de haine pour le pape ! »

La voiture roulait lentement : car les cahots faisaient horriblement souffrir le malade et seulement vers le soir on arriva à Tambach.

Tambach n'est qu'à quatre heures de Smalkalde. C'est un bourg situé au fond d'une vallée, entourée de tous côtés d'un cercle de montagnes et de forêts. Aujourd'hui, le bourg paraît pauvre. Dans la rue unique, je vois beaucoup de petits enfants et de grosses oies qui jouent dans le petit ruisseau gai, clair, et qu'ils ne parviennent pas à salir. Le ruisseau n'a pas changé de place depuis Luther, et les, maisons en bois n'ont certainement pas non plus changé d'apparence. Voici le chemin par où se rendit la voiture du réformateur. Le vallon est étroit, charmant, mais quelles secousses ! Il y a encore là la fontaine limpide devant laquelle on passa et dont Luther se fit donner quelques gouttes d'eau pour se rafraîchir. Puis les voitures roulèrent devant l'église, dont les murs extérieurs et les arcades romanes sont intacts, et on arriva au Geleithaus, à l'endroit où, aujourd'hui, s'élève l'auberge de l'Ours.

La cloche de l'église sonnait à ce moment pour la prière dite des Turcs. Luther fit une courte méditation sur ces mots du psalmiste : « Le Seigneur est mon berger : rien ne me manquera. » Mais cet effort augmenta encore ses douleurs et il s'écria : « Ah s'il y avait là un Turc qui voulût me tuer je mourrais volontiers, si seulement le légat du diable (c'est-à-dire du pape) n'était pas à Smalkalde prêt à crier que je suis mort de crainte. »

Le moment suprême approchait dans des souffrances inexprimables. Et ou croit que Luther eut alors la première idée de son beau cantique. « Du fond de l'abîme, je crie à toi. Ecoute, ô Dieu, mon soupir : et laisse-moi, toi qui es plein de pitié, éprouver grâce et non justice. » On essayait de tous les moyens, mais tout était inutile. Les douleurs augmentaient. C'était minuit. Les amis du réformateur, silencieux, accablés de douleur, entouraient ce lit de mort... Tout à coup, la nature fit à elle seule, ce que tous les savants avaient vainement tenté. Luther était sauvé.

Quelques heures après, à trois heures du matin, dès que ses forces le lui permirent, Luther se hâta d'annoncer la bonne nouvelle à son cher Mélanchthon. je ne cite que la fin célèbre de cette lettre : « Dieu vous garde et foule sous vos pieds Satan et le pape. Amen. Ecrit aujourd'hui à Tambach, le lieu de ma guérison et de mon salut. C'est ici mon Phanuel, où le Seigneur m'est apparu, année 1537. J'étais pour toi la peste pendant ma vie ; mourant, je serai ta mort , ô pape ! En voyage fuis les lits hessois, autant que tu pourras. » Quelle verve intarissable ! Qui devinera là le langage d'un homme qui, depuis des jours et des nuits, a été brisé par les douleurs les plus épouvantables et qui, trois heures avant, était à l'agonie ! Cela tient du prodige.

Au point du jour, le messager partit pour Smalkalde. On y avait répandu le bruit que Luther était mort. La joie ne fut que plus grande lorsque le messager cria dans les rues, et surtout devant la maison où logeait le légat du pape : Lutherus vivit ! Lutherus vivit !

Celui-ci n'oubliait pas les siens, et il écrivait. aussi à sa femme :

« ... Il me semble que je suis né de nouveau. C'est pourquoi remercie Dieu, et laisse les chers petits enfants avec tante Lenen, remercier leur vrai Père, car sans lui vous auriez certainement perdu ce père-ci. Le vieux prince a tout essayé. Mais en vain. Et toi non plus tu ne réussis pas mieux avec tes emplâtres de fumier de vache frais. Dieu a fait un miracle en ma personne cette nuit : il fait encore grâce à la prière des gens pieux. »

Certes, le pauvre petit bourg de Tambach n'a pas la réputation de l'orgueilleuse Worms, de la savante Wittemberg, de la fière et poétique Wartbourg. Qui parle de Tambach ? Qui va à Tambach ?

Et cependant, je ne sais si, nulle part ailleurs, on peut aussi clairement deviner ce que c'était que Luther, l'homme veux-je dire, son tempérament, son naturel.

Sans doute braver la papauté, résister à toute une diète, créer une langue et presque un peuple, c'est sublime. Mais dans une agonie lente, ,douloureuse et ignorée, sur une route déserte, dans un village perdu, usé enfin par des souffrances intolérables, se sentir mourir et à bout de forces, ne rien perdre de cette verve, de cette gaieté qui pétille comme. une flamme toujours ardente et qui roule comme un torrent toujours irrésistible, c'est plus caractéristique encore. Oui, ces plaisanteries entremêlées de prières, en face de la mort, m'expliquent mieux Luther et son oeuvre et ses succès que tel éclair de son génie, ou tel éclat de sa passion. je touche ici le sol, le sol profond qui a tout produit, le fond intime, dernier de ce caractère, de cette nature. C'était une grande et forte nature.


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