Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

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LA WARTBOURG

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Un quart d'heure avant d'arriver à Eisenach, quand on vient d'Erfurt, on aperçoit tout à coup, pendant quelques minutes, un château dans les montagnes : c'est la Wartbourg.

Quel nom et quels souvenirs ! Après la tragédie au couvent d'Erfurt, devant la porte de l'Elster à Wittenberg, ou dans la diète de Worms, c'est le roman : l'arrestation de nuit, la disparition mystérieuse, le séjour dans le donjon, le déguisement du chevalier. Mais le roman est sublime ; car Luther est entré à la Wartbourg moine révolté, il en est sorti réformateur obéi. On l'avait cru disparu, et c'est à ce moment même que, invisible, il s'empare de l'âme de son peuple. Les siècles ne la lui raviront pas.

Gravissons les pentes qui, d'Eisenach conduisent à la Wartbourg. Une demi-heure suffit. D'abord caché derrière la première colline, le château se montre bientôt au sommet de la montagne suivante, dont tous les flancs escarpés sont cependant couverts de forêts vertes et sombres. Encore quelques pas dans le dernier sentier, creusé au sein du roc, et voici la vieille entrée. On franchit le pont-levis et l'on s'engage dans une sorte de couloir étroit qui conduit à la première cour. Le guide vous montre alors le château proprement dit. C'est l'ancienne habitation des landgraves de Thuringe et de Sainte Elisabeth. Elle vécut ici avec son pieux mari, le landgrave Louis (elle l'épousa en 1221) qui alla mourir dans la croisade, et avec ses petits enfants, qu'elle dut emporter dans ses bras quand son farouche beau-frère la chassa de son palais. Lorsque son mari partait, elle déposait ses beaux habits et ne les remettait que pour aller, joyeuse, à sa rencontre. Mais, de son dernier voyage, il ne revint pas, et en recevant la fatale nouvelle, elle tomba sur le sol sans connaissance. En vérité, à cette femme, si jeune, si belle, si douce, si aimante, si pieuse, qu'a-t-il manqué pour rester le type parfait de la femme ? Il ne lui a manqué qu'une chose : de ne pas mériter la canonisation.

Les salles du château restauré sont magnifiques, splendides, et la petite chapelle sombre riche, en bas, et les galeries, et la salle où eut lieu le combat poétique des troubadours, des chantres de l'amour « Minne ist zweier Herzen Wonne », et l'immense salle là-haut où des centaines de convives pouvaient trouver place, toute éblouissante de peintures et de dorures.

Mais que signifie toute cette magnificence auprès de la modeste chambre où habita le réformateur dans le modeste corps de logis des chevaliers ? On y monte par un vulgaire escalier de bois. La chambre est petite, aussi simple que possible. Elle a deux fenêtres ; elle contient un lit, un poêle vert, une table, un fauteuil et une chaise, le tout ayant appartenu à Luther. Le guide montre encore la place où était la fameuse tache d'encre faite par Luther au mur quand il jeta son encrier à la tête du diable qui le tourmentait pendant son travail, et c'est tout ; il s'en va.

Laissons-le partir et restons.

Je m'approche de la double fenêtre, d'où le regard domine de si haut les forêts qui succèdent sans fin aux forêts. Quand on ne vit plus Luther, ses amis s'attristèrent : c'était naturel. Mais, ce qui l'était moins, ses ennemis s'effrayèrent. Le peuple s'agitait et réclamait son héros. Un papiste écrivit à l'archevêque de Mayence : « je crois que nous ne sauverons pas notre vie, si nous ne nous mettons à chercher Luther avec des lumières, et si nous ne le ramenons. » Une plaisanterie qui dissimulait mal le dépit et la crainte ! Pendant ce temps, séparé de tous, Luther était ici, dans cette chambre. Il datait ses lettres « de mon désert; - de mon ermitage ; - du haut de la montagne ; - de la région des airs ; - de ma Pathmos. ». Et, quand le riant mois de mai arriva, il ouvrit ses fenêtres ; il prêta l'oreille aux joyeux chants des oiseaux, qui montaient avec les feuilles tendres des profondeurs du précipice, et il signa : « De la région des oiseaux ; - Au milieu des oiseaux qui chantent délicieusement dans les branches et louent Dieu, de toutes leurs forces, jour et nuit. »

De la fenêtre, je vais à la fameuse tache d'encre. Sur une superficie de plus d'un mètre carré, le mur est raclé, creusé. Tout le plâtre est parti : les visiteurs l'ont emporté. Pendant des années, les guides ont entretenu la tache maintenant ils y ont renoncé. Est-ce une victoire de la critique (Luther n'a pas lancé son encrier à la tête du diable) ou bien est-ce seulement l'intendant du château qui a craint pour l'avenir du mur confié à sa garde ? En tout cas si la tradition a mal compris le fait primitif, elle ne l'a pas complètement inventé, et la tache d'encre apocryphe rappelait à sa manière les souffrances physiques, les peines morales dont Luther fut tourmenté pendant son séjour à la Wartbourg. Il écrivait : « je n'ai pas dormi de toute la nuit ; je n'ai aucun repos ; si cela continue, ce sera intolérable. » - « je souffre si cruellement que je désespère de guérir. » - « je ne puis ni écrire, ni prier, ni étudier. je n'y puis plus tenir. je préférerais dix grandes blessures ouvertes. » Et ces souffrances morales, qui ne l'abandonnèrent jamais dans sa vie, viennent se mêler aux souffrances physiques. C'est alors que le diable le tourmente. Luther avait acheté un sac de noisettes. Voilà qu'une nuit ces noisettes se mettent à faire un vacarme épouvantable. Luther se lève. Tout est fermé. « Alors je dis, si tu l'es, sois-le. je me recommandai au Seigneur... et je me recouchai. Car c'est le meilleur moyen de le chasser, d'invoquer le Christ et de mépriser le diable,! Celui-ci ne peut le supporter. Il faut lui dire : si tu es plus grand que le Christ, sois-le. Ainsi fis-je à Eisenach. »

C'est pour combattre cet état maladif, dont la réclusion et le repos forcé étaient en partie ,cause, que Luther se mit à se promener dans les bois, autour du château. Il y a là, en effet, des pentes rapides, des fouillis, des ravins où l'on ne risque guère d'être découvert. Du reste, le réformateur était déguisé. Il portait cette cuirasse qui est là encore, au-dessus de la porte ,de sa chambre, et cette épée que l'on conserve à Erfurt. « J'ai quitté ma robe de moine, écrit-il à son ami Spalatin, et j'ai revêtu le costume d'un chevalier. je laisse croître cheveux et barbe. Tu me reconnaîtrais à peine, ,car moi-même depuis longtemps je ne me reconnais plus. » Souvent il cueillait dans la forêt des fraises. Une fois il assista à une ,chasse, ce « passe-temps aigre-doux », « cette occupation digne de gens qui n'ont rien à faire ». Mais saint Hubert avait en lui un singulier disciple. « Ces chiens avides, que représentent-ils, sinon les évêques et les docteurs que le diable envoie pour mordre et déchirer les pauvres âmes ? » Un petit lièvre s'était réfugié près de lui, et il l'avait caché dans la manche de son manteau. Mais les chiens l'ont senti et par derrière, d'un coup de dent, ils lui cassent une patte et l'étranglent. « Ainsi se démènent le pape et Satan, pour perdre les âmes sauvées, sans se soucier de ma peine. je suis rassasié de cette chasse, et je préfère celle où, avec les épieux et les flèches, on abat les ours, les loups, les sangliers, les renards, qui représentent les docteurs impies. »

Mais plus encore que la fenêtre avec ses gais concerts, et plus que la tache d'encre avec ses sombres visions, la table de Luther m'attire, cette table où il écrivit tant de lettres, tant de traités, tant de pamphlets, tant de commentaires, cette table où il traduisit la Bible !

Il y avait déjà des traductions. Mais quelles traductions : incorrectes, car elles étaient faites sur la Vulgate, et illisibles, car elles étaient écrites en un style barbare. Il fallait trouver le sens de l'original et le rendre dans la vraie langue du lecteur : il fallait créer l'allemand. Luther prend le langage de la chancellerie saxonne, alors le plus répandu : il l'émonde, il l'assouplit, il le polit, il l'enrichit, il l'ennoblit, il l'anime - désormais l'Allemagne peut parler et lire !

Ce que Wicklef a fait pour l'Angleterre et Huss pour la Bohême, ce que Calvin fera en partie pour la France, Luther le fait pour l'Allemagne. Les réformateurs sont les fondateurs des langues modernes.

Oeuvre prodigieuse ! Le style, c'est l'homme, donc la langue, c'est le peuple. Luther travaille à façonner l'âme de son peuple. « Sa puissante grandeur d'esprit et sa puissante variété de dons firent de Luther l'homme de son temps et de son peuple. Et c'est vrai : il n'y a pas encore eu d'Allemand qui ait compris son peuple d'une manière si pénétrante, et qui ait été saisi et compris par toute sa nation, je dirai presque que toute la nation se soit assimilée comme ce moine augustin de Wittenberg ! Les sens et l'esprit des Allemands étaient dans sa main, comme la lyre est dans la main de l'artiste. N'avait-il pas donné à son peuple plus que depuis le christianisme un homme a jamais donné : langue, livres, Bibles et cantiques ? Tout ce que les adversaires lui répondaient ou lui opposaient était pâle, faible, à côté de son éloquence irrésistible. Ils bégayaient, lui parlait. Lui seul a imprimé à la langue allemande, à l'esprit allemand, le sceau indélébile de son génie, et même ceux qui, parmi les Allemands, le détestent du fond de leur âme, comme le plus grand hérétique et le plus grand séducteur de leur nation, ne peuvent faire autrement : ils sont obligés de parler avec ses mots et de penser avec ses pensées. »

Ainsi s'exprime un savant qui n'est pas protestant, Döllinger, mais que la passion n'aveugle pas. Du reste, que pourrait la passion elle-même contre la statistique ? Avant Luther, pendant les années qui vont de 1513 à 1518, on compte en moyenne une quarantaine de publications allemandes par an, et leur contenu est en général aussi modeste que leur nombre. Luther paraît : le chiffre des publications monte comme un flot irrésistible. En 1518 soixante et onze ; en 1519 cent onze ; en 1520 deux cent huit ; en 1521 deux cent onze ; en 1522 trois cent quarante-sept ; en 1523 quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Et quel est l'auteur ? Luther, Luther presque seul. En 1523, il fournit cent quatre-vingt-trois publications, tous ses amis ensemble deux cent quinze, et les catholiques vingt ! On dirait que les sceaux sont brisés ! L'esprit, jusque-là retenu captif, s'élance et plane au large dans les airs, avec un puissant bruit d'ailes. je ne sais quel frisson d'admiration et d'étonnement me saisit. Dans le Réformateur voici le patriote. « Pour mes Allemands, a-t-il écrit sur cette table, le 1er novembre 1521, je suis né. je veux les servir », et c'est le génie, c'est l'âme de son peuple qui sort de son travail ardent avec son empreinte définitive. Cette chambre est un sanctuaire national ; non pas comme là-bas dans les champs du carnage, du sang, de la violence, un de ces prétendus monuments nationaux dont l'esprit des ténèbres et du meurtre agite la nuit les odieux trophées avec un bruit sinistre. Non ! mais un sanctuaire national, un berceau et non une fosse, qui parle de vie pour tous, pour personne de mort, un vrai sanctuaire, où, dans la paix, dans la méditation, dans la prière, on n'entend murmurer que le souffle doux et subtil de l'Evangile. Ici Luther a créé la langue allemande en traduisant la Bible.

Dès le 1er janvier 1522, il écrivait à Amstorf:

« Je veux traduire la Bible. J'espère que nous donnerons à notre Allemagne une traduction meilleure que celle des Latins. C'est une grande oeuvre. » Et, au mois de mars, le Nouveau Testament était achevé. Avec Philippe, il était occupé à le « limer » à Wittenberg.

A ce moment, en effet, Luther n'était plus à la Wartbourg. Seulement, comme nous avons noté le saisissant romantisme de son entrée dans le haut donjon, il nous faut noter la majesté royale de sa sortie.

Tant que les catholiques s'étaient contentés de le maudire, de le mettre au ban de l'empire, Luther était resté parfaitement tranquille. « Par la grâce de Dieu, écrit-il, je suis plus rempli de courage et d'audace que jamais. Fortifiez-vous et ne craignez personne. » Et encore il écrit ces lignes où il se peint tout entier : « Moi, pauvre frère, j'ai allumé un grand feu : j'ai fait un grand trou à la poche des papistes, en attaquant leur confession auriculaire. Où vais-je demeurer ? où trouveront-ils assez de soufre, de poix, de feu et de bois pour réduire en cendres le venimeux hérétique ! ... A mort ! A mort ! A mort l'hérétique ! crient-ils, »

Il veut tout mettre sens dessus dessous, et renverser le clergé sur lequel la chrétienté repose. « J'espère que, si j'en suis digne, cela arrivera, qu'ils me tueront et feront déborder ainsi la coupe que leurs pères ont remplie. Mais ce n'est pas encore le moment. Mon heure n'est pas venue. Il me faut d'abord mettre en fureur la tête de vipère. » Ainsi là-haut le lion secouait sa crinière et rugissait. On ne le voyait pas : mais on tremblait en l'entendant. Lui, rentrait dans son repos.

Mais voici : ce ne sont plus les adversaires de la réformation qui la menacent, ce sont ses partisans. Un bruit confus, violent, monte de Wittenberg jusqu'à la Wartbourg. Les esprits privés de leur conducteur s'affolent. Carlstadt s'unit aux visionnaires : on renverse, on détruit. Ce n'est plus la Réformation, c'est la Révolution !

Luther ne peut plus rester dans sa retraite. Il faut qu'il descende, il faut qu'il aille au devant des flots courroucés ; il faut qu'à l'invasion des erreurs, des rancunes, des passions, s'oppose sa poitrine. Son prince, l'électeur, effrayé pour lui, lui interdit de quitter son abri. Luther part et répond à son prince : « Je viens à Wittenberg sous une sauvegarde plus grande que celle de l'électeur. Aussi je ne songe pas du tout à demander la protection de Votre Grâce. En vérité, j'espère que je puis protéger Votre Grâce, beaucoup plus que Votre Grâce moi ; et même si je savais que Votre Grâce peut et veut me protéger, je ne viendrais pas. Cette affaire ne dépend d'aucune épée. Dieu doit agir ici, seul, sans conseil ni aides humains. C'est pourquoi celui qui croit. le plus est le plus protégé. »

Quel homme ! je veux dire quel chrétien !

Le 6 mars 1522, Luther était à Wittemberg, et de la période doctrinale, la Réformation allait entrer dans la période organisatrice.


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