Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

ERFURT

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D'Eisenach à Erfurt il n'y a que quelques lieues, et l'on ne sort pas de la Thuringe. Erfurt en est même l'antique métropole, et c'est dans ses murs que Luther acheva sa préparation de réformateur (1501-1508).

A peine arrivé, je me rends à la cathédrale. Elle est bâtie au milieu de la ville, mais sur une hauteur dont les pans élevés sont soutenus par des murailles et des arceaux. L'église est posée là-haut comme sur un plateau, sur une terrasse, tout à côté d'une autre église qui, de loin, mêle ses tours aux siennes. Un escalier de 70 marches, très large, conduit au portail de la cathédrale. En montant, on voit encore dans la balustrade de la cathédrale une chaire en pierre. C'est de là que Nicolas de Cusa vint prêcher le jubilé et les indulgences en 1451. Et certainement ce dut être un grandiose spectacle que ce prêtre, là-haut, se détachant sur le fond même de la cathédrale, et répandant ses promesses et ses menaces sur la foule agenouillée sur les marches comme sur des gradins, répandue jusque là-bas sur la place. Arrivé en haut, on fait le tour de la cathédrale sur la terrasse et l'on a toute la ville à ses pieds.

Mais déjà la nuit tombe. A côté de ces grands monuments, si impénétrables, tout près de ces murs hérissés de sculptures, de bêtes et d'hommes, dans tous ces coins et recoins où les ombres s'amassent si facilement, l'obscurité paraît plus sombre et le silence, qui règne dans cette sorte de cour étroite entre les deux églises, parle avec majesté des temps anciens. Tout à coup un réverbère est allumé, juste en face du portail de la cathédrale. Les arêtes des piliers, les grimaces des gargouilles, les pieuses têtes des saints émergent, illuminées, du milieu de ces ombres. Voilà des effets d'un romantisme, d'un fantastique que n'atteindra jamais la brosse du plus hardi décorateur et peintre de scènes nocturnes.

C'est ici, du centre de l'antique Erfurt, que, le lendemain, j'entreprends ma course à travers le XVIe siècle. Une rue contournée m'offre les plus anciens édifices : c'est le Collegium de la médecine, bâti en 1523 ; c'est le Collegium savonium où se donnaient les leçons de théologie. C'est une maison plus vieille encore, la plus vieille d'Erfurt, qui porte le millésime de 1479 et prouve son âge par son style. On arrive ainsi à l'église St-Michel, la première église où l'Evangile ait été prêché à Erfurt par l'ami de Luther, le réformateur de la ville, Jean Lange. Mais ce monument ecclésiastique ne doit pas troubler l'unité de nos impressions. Nous sommes pour le moment dans le vieux quartier universitaire, et précisément voici ce qui reste de l'université, du Collegium magnum comme on disait : une façade avec une belle porte gothique, au premier étage l'aula dans un très beau style flamboyant, c'est-à-dire la salle que Luther fréquenta pendant quatre ans pour assister aux discussions et aux promotions, et où lui-même reçut le titre de magister.

Ici arrêtons-nous un moment, car ces pierres (le côté nord est intact et n'a pas même été restauré) sont vénérables. Elles nous parlent d'une des plus grandes gloires scientifiques du XVIe siècle : ici fut le siège de l'Humanisme !

L'université d'Erfurt avait été fondée à l'époque du grand schisme par la volonté d'une ville et non par un acte de la papauté. C'était un symptôme nouveau et significatif. Aussi les tendances réformatrices eurent-elles bientôt ici leurs représentants : l'opposition parlementaire des grands conciles avec Zacharie, l'opposition à la hiérarchie avec le pieux Jean de Wesel, et l'opposition vraiment réformatrice avec les disciples de Jean Huss, échappés de Prague.

Dans ce sol, l'Humanisme prit racine et se développa rapidement. Les « poètes », comme ils s'appelaient, étaient arrivés d'Italie vers 1460. En 1501, on imprime à Erfurt le premier livre grec. Les étudiants accoururent de tous côtés; voici Crotus, Lange, Eobanus Hess, l'Ovide allemand, Ulrich de Hutten, et, à partir du 17 juillet 1501, un étudiant qui est inscrit sur le vieux registre : « Martin Luther, ex Mansfeld. »

Cette jeune société avait son centre tout à côté de l'université dont elle était la vie et la gloire. Quelques pas plus loin, en effet, à droite, s'ouvré une petite ruelle, de pauvre apparence, et qui se termine aux bords des eaux de la Gera. Presque au bout, et sur la gauche, on voit encore une très vieille maison en bois, dont les poutres noires fléchissent sous le poids de l'âge ; ses fenêtres sont toutes petites. C'est la maison « du Dragon », qui a donné son nom à la ruelle. Ici habitait Crotus Rubianus, et d'ici en 1517 il lança dans le monde les fameuses « lettres (plusieurs, sinon toutes) des Hommes obscurs », cette satire en latin barbare, amère violente, si violente du monachisme. Toute l'Europe poussa un éclat de rire, et au bruit de ce rire l'édifice monacal croula.

C'est avec ces hommes, et avec ces idées que Luther a vécu de 1501 à 1505, habitant les mêmes maisons, fréquentant les mêmes salles, se promenant dans les mêmes rues. Et cependant ni les hommes, ni les idées ne paraissent avoir exercé sur lui une influence appréciable, Il travaillait avec ardeur, fidèle aux habitudes et aux sentiments pieux qu'il avait reçus de sa famille. C'est alors que, dans la bibliothèque de l'université, il découvrit une Bible. Il n'en avait jamais vu. Grand fut son étonnement quand il constata qu'elle contenait autre chose que les évangiles. et les épîtres lus à l'église. L'histoire de Samuel, sur laquelle il tomba, l'intéressa vivement, et déjà alors son plus vif désir fût que Dieu lui permit un jour de posséder un pareil volume. Mais si l'influence directe d'Erfurt sur Luther paraît nulle, qui dira son influence indirecte ?

Ici Luther a achevé de se préparer intellectuellement à sa carrière de réformateur ; ici il a appris à connaître la scolastique et à ne pas aimer Aristote ; ici il s'est familiarisé avec la langue latine, avec ses grands auteurs, dont il gravait les pensées dans sa mémoire ; ici il s'est exercé à ces discussions, à ces joutes oratoires dans lesquelles il devait briller pour la gloire de l'Evangile. Ce n'est pas tout. Que l'on se demande seulement ce qui serait arrivé si, au lieu de respirer l'air libre d'Erfurt avec ses humanités, il avait respiré, par exemple, l'air épais de Cologne, avec les Dominicains. Son jeune génie n'y aurait-il pas été étouffé ? Ainsi Dieu le conduisait miraculeusement comme par la main vers le but prédestiné.

Luther avait atteint l'âge de 22 ans, il s'était décidé pour l'étude particulière du droit; il avait acheté un Corpus juris, quand...

Du Collegium magnum suivons une rue qui passe devant l'ancienne commanderie de l'Ordre des chevaliers allemands. Nous arrivons bientôt en face d'un grand portail ; à côté est une petite porte également à plein cintre. Portail et porte étaient là en 1505. Le 17 juillet de cette année, au matin sans doute, un jeune homme frappait à cette petite porte, non sans quelque émotion. Le frère portier vint ouvrir. Le jeune Luther était entré au couvent des Augustins.

On sait ce qui s'était passé. La science n'avait pas suffi à Luther. Un ami l'entendait souvent murmurer ces mots tandis qu'il se lavait les mains : « Plus nous nous lavons et plus nous sommes sales. » C'était sa conscience qui lui parlait toujours plus haut du seul Christ qu'il connût alors, du Christ juge et vengeur terrible. L'étudiant était devenu magister, mais il avait perdu sa gaieté et son entrain. Un accident, la mort d'un ami, une blessure, un orage dans lequel il faillit être frappé par la foudre décidèrent sa vocation, et après avoir réuni une dernière fois ses amis pour s'égayer avec eux en faisant de la musique, il leur dit à la fin de la soirée : « Aujourd'hui vous me voyez ; demain vous ne me verrez plus. » En effet, quelques heures après la porte du couvent s'était refermée sur lui. Il n'avait emporté du monde qu'un Virgile (et pas un Plaute, comme on le dit généralement).

Le vaste couvent des Augustins n'existe plus comme il était autrefois. Cependant l'emplacement est resté le même : il y a encore la bibliothèque où Luther allait lire si souvent la Bible latine reliée en rouge, et l'église du couvent, et le cloître, et quelques cellules. De plus, les bâtiments nouveaux, écoles, orphelinat, représentent assez bien ceux qu'ils ont remplacés, et l'on a ainsi encore une idée suffisante de ce qui fut.

Naturellement, la première visite est pour la cellule de Luther.

La cellule de Luther ! Hélas ! elle a été dévorée par les flammes, en 1872. Ce que l'on voit aujourd'hui n'est qu'une reconstruction, mais du moins une reconstruction minutieusement exacte. En tout cas c'est bien ici, à cet endroit du cloître, qu'elle était ; c'est bien cet espace de trois à quatre mètres carrés qu'elle occupait, avec sa fenêtre unique, avec ses murs couverts de planches, au-dessus du cloître qui a été conservé presque en entier.

Comment ne pas s'approcher avec une émotion respectueuse de ce lieu, j'allais dire sacré, où plus clairement et plus anxieusement qu'en aucun autre lieu du monde a été posée cette question : « Que dois-je faire pour être sauvé ? »

Luther avait fui la société ; il avait bravé la colère de son père, il s'était réfugié dans le couvent. Là, il s'était soumis aux pratiques les plus humiliantes de l'ascétisme. Il balayait, nettoyait, lavait. Quand cette tâche de domestique était finie, il prenait le sac du mendiant et allait de porte en porte recueillir les aumônes. Puis il rentrait dans sa cellule, s'y enfermait, s'y flagellait jusqu'à tomber sans connaissance sur le sol, à cet endroit. Et cependant la question se posait aussi claire, aussi anxieuse:

« Que dois-je faire pour être sauvé ? »

« Si un moine, a dit Luther, est jamais allé au ciel par sa moinerie, j'y serais allé. Tous mes frères qui ont vécu avec moi dans le couvent l'attesteraient. Si cela avait duré plus longtemps, je me serais martyrisé jusqu'à en mourir par mes veilles, mes prières, mes lectures et mes autres travaux. » Et il ajoutait en faisant allusion à ses douleurs morales, qu'il ne voulait pas souhaiter à ses plus cruels ennemis : « Dans cette vie, il n'y a pas de plus grand malheur et de plus grande misère, que les douleurs et les angoisses d'un coeur qui est abandonné et qui ne sait où trouver conseil et consolation. » Ainsi, au milieu de ses angoisses inexprimables, semblables à celles d'un enfantement, la conscience chrétienne moderne attendait la réponse à cette question : « Que dois-je faire pour être sauvé ? »

Et quand l'obscurité fut bien complète, et quand Luther fut bien descendu jusqu'au fond de l'abîme, et quand l'homme désespéra tout à fait de l'homme, alors Dieu se montra, et fit paraître les premières lueurs qui devaient éclairer le pauvre moine et le conduire peu à peu à la défiance des oeuvres, à la confiance de la foi.

« Que dois-je faire pour être sauvé ? » - « Le juste vivra par la foi. » Question et réponse. Voilà tout le drame de la cellule d'Erfurt, tout le drame de l'humanité sur cette terre. Voilà toute la réformation et tout le christianisme.

Nous descendons, au-dessous de la cellule, dans le cloître que l'incendie de 1872 a respecté. Il conduit à l'église où Luther reçut la prêtrise. Que de fois, ici, il promena ses pas attristés ! A travers les arceaux gothiques, voyez-le ! Il cause avec un des moines les plus âgés, les plus pieux du couvent, et le vieux moine prononce tout bas des paroles qui l'émeuvent profondément. « Dans le credo n'est-il pas dit : « je crois à la rémission des péchés ? » Et encore : « Saint Bernard n'a-t-il pas écrit : « Tu dois croire que par Christ, tes péchés te sont pardonnés ? »

Luther remonte dans sa cellule, fortifié, ce semble. Des pressentiments jusque-là inconnus agitent son coeur. Enfin, arrive Staupitz, le vicaire général, le pieux ami de la Bible ; et la faible lueur devient pleine clarté. « Si le Dr Staupitz, a écrit Luther, ou plutôt si Dieu par le Dr Staupitz ne m'avait pas délivré de ces tentations, je m'y serais noyé, et je serais depuis longtemps en enfer. »

A partir de 1508 la paix avait commencé à entrer dans cette cellule et dans cette conscience. En réalité, la préparation était achevée. Luther pouvait paraître sur la scène de Wittenberg. Non pas qu'il ait le moins du monde rompu avec l'Eglise. Non. Ce qui le caractérise à ce moment (la récente publication de ses leçons sur les Psaumes le montre) c'est, au contraire, une véritable répulsion pour l'hérésie, et une véritable passion de l'obéissance. En lui, il n'y a encore rien qui ne soit catholique et romain rien si ce n'est cette pensée intime, mystérieuse: le juste vivra par la foi. C'est tout, mais c'est assez. Le germe que la terre porte inconsciemment dans son sein, le petit gland ignoré, suffit pour produire le grand chêne et l'Eglise va se charger de forcer ce germe à produire son fruit. L'Eglise va se charger de provoquer ce fidèle moine, de l'exciter, de contredire, de scandaliser ses convictions les plus saintes, de l'acculer à la logique et à l'héroïsme, bref de faire malgré lui, de celui qui voulait être un simple chrétien, le plus terrible des réformateurs.

Et, en effet, quelques années après (1521) Erfurt recevait Luther comme un triomphateur. L'humanisme allait officiellement à sa rencontre dans la personne du recteur de l'université Crotus. Les étudiants et la ville étaient en fête pour glorifier le petit moine ! Par la foi, le petit moine avait vécu, et déjà il était plus fort que l'excommunication de l'Eglise, et plus fort que le ban de l'empire.

De cette époque glorieuse, il reste encore un monument à Erfurt : l'hôtellerie « Zur hohen Lilie ». Pénétrons-y par cette porte, un jour du mois de mars 1523. A une table, est assis un chevalier, avec une forte barbe, l'épée au côté. Il discute avec vivacité sur les événements religieux du moment. Tout à coup, au milieu de la conversation, au moment où l'attention générale est excitée, son valet l'appelle... C'était Luther ! non plus un moine, mais un chevalier, un chevalier hardi et puissant contre les ténèbres du moyen âge, contre les bandes de Charles-Quint et de Léon X, hardi et puissant contre les tempêtes des temps modernes, contre les bandes de Münzer et de Carlstadt, junker Georg !

Il vient de la Wartbourg, qu'il a quittée pour quelques jours seulement, et où nous allons le retrouver.


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