Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

EISENACH

-------

Luther est le fils d'un paysan de la Thuringe ; donc maintenant, en Thuringe.

On dira : votre itinéraire a le défaut de vous condamner à une marche à reculons à travers l'existence du réformateur. C'est vrai et c'est faux. Car nous ne remontons pas seulement sa vie, nous descendons de plus en plus profondément jusqu'à ses origines. Nous allons de la circonférence au centre, au coeur, et nous nous approchons des sources mêmes, du sein desquelles son activité ultérieure s'est échappée en flots intarissables. Cela n'est pas chronologique, soit. Mais cela est scientifique, cela est historique.

Il faut bien savoir que le Rhin est un grand fleuve, qu'il arrose tant de belles cités, féconde tant de plaines célèbres, pour apporter l'attention voulue à sa petite source là-haut, dans un creux des Alpes. Le pâtre ignorant passe sans même regarder.

Et puis, comment trop apprécier l'agréable diversion que cet itinéraire nous procure ! Du tumulte, du bruit, et de toute cette poussière de paroles qu'ont soulevées les fêtes de Wittenberg, nous entrons dans les forêts de la Thuringe. Bienfaisant contraste ! Nous voici dans la fraîcheur, dans la verdure, dans la paix. Du matin jusqu'au soir, je parcours ces sentiers, je gravis ces pentes, je respire ces libres arômes, et je ne me lasse pas. Ici ce sont les majestueuses colonnades des sapins qui supportent à leur sommet les dômes épais ; là, ce sont les hêtres, au feuillage plus tendre, dont les branches enchevêtrées dessinent des allées gothiques. Tantôt c'est la forêt sombre que les brouillards d'automne assombrissent encore ; quels curieux brouillards ! là, sur la route, il y en a comme un morceau ; le vent l'a sans doute déchiré de la grande masse ; il est transparent, et en quelques pas on le traverse ; et tantôt c'est le soleil qui perce les nuages, fait briller et luire le chemin humide, sème ses disques d'or partout sur le tapis vert, sur les troncs gris ou sombres, comme par une radieuse illumination. Quelle profonde jouissance de parcourir ainsi tout seul, le matin, d'un pas alerte, le bâton à la main, ces vastes solitudes.

On marche des heures et des heures et... pas un homme, mais toujours des fourrés, des clairières, là-haut des sommets tapissés d'arbres, là-bas des vallées qui se creusent et se croisent. Un oiseau de proie plane ou s'abat comme une flèche, ou passe à tire-d'ailes en jetant son cri strident. Sous bois, un, deux écureuils sautent, grimpent, se dressent immobiles sur leur queue plus grande que tout leur corps. Tout à coup, dans le sentier étroit, voici un beau cerf. je m'arrête, retenant ma respiration, mais il m'a entendu. Il tourne la tête, et, en m'apercevant, d'un seul bond, il saute dans le taillis. je suis plus heureux avec deux chevreuils qui, en s'enfuyant, décrivent un grand cercle autour de moi et me permettent d'admirer cette grâce, cette légèreté incomparables. Et puis, sur le sentier qui s'élève en tournant sur le flanc de la montagne, arrivé jusque sur la hauteur, à mesure que le vent fraîchit, les pieds dans les feuilles desséchées, sur ma tête le ciel nuageux percé par un beau rayon de soleil, je m'appuie sur la barrière qui domine le précipice, et je contemple cet admirable tableau d'automne, avec ses nuances si délicates, infiniment nombreuses, de vert, de jaune, et de rouge, qui se marient et se fondent en une harmonie pleine de charmes, féconde en rêves, tandis que dans le lointain, les cerfs brament et se répondent.

Cet air si pur, ces allées si profondes, ce tapis si moelleux, cette nature si belle, mais d'une beauté douce, c'est la Thuringe, et par son coeur comme par son esprit, et avec sa poésie comme avec sa cordialité, Luther est un fils de la Thuringe : « je suis, a-t-il dit, le fils d'un paysan : mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père ont été de vrais paysans. »

Dans cette Thuringe, à Eisenach, Luther vint habiter à l'âge de quinze ans.

Tout le monde sait que ses parents étaient originaires de Möhra, un village à quelques heures d'Eisenach ; et qu'ils se fixèrent ensuite à Mansfeld comme mineurs. A force de travail et d'honnêteté, le père de Luther s'acquit aisance et influence. Luther alla à l'école d'abord à Mansfeld, puis, en 1497, à Magdebourg, chez les Frères de la vie commune, et enfin, vers 1498, son père l'envoya à l'école d'Eisenach.

L'école latine d'Eisenach avait une certaine réputation, surtout à cause de l'un de ses maîtres, Trebonius. Et puis la mère de Luther, Marguerite Ziegler, avait toute sa famille dans cette ville. Le père pensa que son fils serait chaudement accueilli. Mais il n'en fut rien. Personne ne s'occupa du jeune écolier qui, comme les autres, dut chanter devant les portes et demander son pain pour l'amour de Dieu : panem propter Deum.

Voici comment un contemporain nous dépeint les écoliers du XVIe siècle : « Les pauvres garçons avaient tellement à chanter que d'une fête à l'autre on avait à peine le temps d'arranger ces chants et de les essayer une fois : et cependant on ne faisait guère autre chose à l'école, et souvent les garçons étaient obligés, la nuit, au milieu du froid de l'hiver, de rester trois heures dans l'église. Plus d'un y devenait impotent et malade pour toute sa vie. Les pauvres enfants qui chantaient çà et là, demandant du pain, étaient de vrais martyrs. Quand ils avaient été assez tourmentés à l'école, et assez gelés à l'église, ils devaient aller le sac sur le dos à travers la ville, et quand à grand peine leur chant avait gagné quelque chose au milieu de la pluie, du vent et de la neige, ils devaient tout apporter aux vieux Bacchantes, qui se chauffaient à la maison. En revanche, les Bacchantes devaient les enseigner, être leurs répétiteurs : et souvent ils n'en savaient guère plus qu'eux. »

Ces temps étaient durs, et personne ne le sentait plus que Luther. Son père et sa mère étaient pieux, mais rudes. Sa mère le frappa tellement à propos d'une noisette, que le sang coula. Un autre jour, son père le frappa de nouveau si fort qu'il ne voulait plus le voir. Et à l'école encore, le bâton était le maître. En une seule matinée, le jeune Luther fut battu quatorze fois sous prétexte de grammaire. L'enfant était devenu timide et craintif. Il craignait Dieu et les hommes. Un jour il était allé chanter dans la campagne, avec trois de ses amis. Le maître de la ferme ouvre tout à coup la porte, et crie : « Gamins, où êtes-vous ? » Ils avaient pris la fuite. Et cependant le bon paysan ne tenait à la main qu'une saucisse et il voulait la leur donner.

Mais cette vie n'était pas seulement dure, elle était dangereuse. Les vieux écoliers, les Bacchantes étaient de mauvais précepteurs pour les jeunes. Trop souvent leur morale était à la hauteur de leur science, et en leur compagnie, dans ces courses, dans ces voyages d'école en école, tel qui aurait pu devenir un savant, un bourgeois utile, se perdait corps et âme. Luther ne parle qu'avec pitié de ces écoliers : « Ne méprisez pas les compagnons qui disent devant la porte Panem propter Deum, et chantent la ronde du pain. Moi aussi j'ai reçu du pain devant la porte, en particulier à Eisenach, ma ville bien aimée. »

Eisenach, sa ville bien aimée ! Ce souvenir affectueux et attendri, elle le mérite bien vraiment, car c'est ici que Luther fut tout à coup arraché à cette vie pleine de rudesse et de dangers, dont l'issue était trop souvent la barbarie ou la licence. Et ce n'est certainement pas une des moindres dispensations de la Providence à son égard.

Qui ne connaît un tableau représentant Luther, presque enfant, vêtu d'une longue robe noire, la figure ouverte, le regard pieux. Devant lui, sur les marches de la porte, une matrone l'écoute chanter, le regarde avec affection, et s'apprête à le recueillir dans sa maison. C'est la veuve Ursula Cotta, d'Eisenach...

Séparons la légende de l'histoire.

Luther était arrivé à Eisenach en 1498. De ,cette époque date encore la grande porte de la ville, sous laquelle on passe en entrant et sous laquelle aussi dut souvent passer le jeune écolier. D'autant plus que contre cette porte s'appuyait déjà alors l'église de St-Nicolas, avec son joli clocher roman, et qu'à ce moment le sacristain de cette église était un parent du père de Luther ; il s'appelait Konrad Luther. Notre écolier dut le visiter plus d'une fois.

Ce parent de son père était pauvre ; les parents de sa mère ne s'occupaient pas de lui. Il n'en était pas moins un des meilleurs élèves de l'école, et dans l'église sa voix se faisait remarquer par sa douceur. C'est alors que se place le fait ainsi raconté par les deux plus anciens chroniqueurs : « Luther a eu son logement et sa nourriture chez Cunz Kotten », dit l'un ; et l'autre : « Une noble matrone le prit à sa table parce qu'elle avait une véritable affection pour l'enfant à cause de son chant et de sa pieuse prière dans l'église. »

Luther était chez les Cotta, une famille patricienne et des plus riches de la ville, seulement Ursula Cotta, qui le recueillit ainsi, n'était pas veuve, comme on le dit en général. Les registres de la ville nous apprennent que son mari Konrad exerçait une charge municipale en 1505. De plus, Ursula Cotta n'avait pas d'enfant, comme on le dit encore en général. Bonaventure et Henri Cotta, qu'on lui donne pour fils (le dernier doit même avoir étudié à Wittenberg en 1541 sous la direction de Luther), naquirent quelques années après sa mort. Ursula mourut en 1511, et son mari vers 1505 Ainsi les époux Cotta, qui n'avaient sans doute pas d'enfant, prirent chez eux le jeune Luther. Voilà tout ce que l'on sait.

Faut-il revenir ici sur les insinuations d'un Jansen ? Non. Il est vrai que, dans cette riche famille, Luther apprit à voir la vie sous un jour plus heureux. Dans ce bien-être et au milieu de ces soins affectueux, son âme et son coeur s'épanouirent : il fit provision, dirai-je, de confiance et d'espérance. C'est là une date décisive dans sa carrière. Il est vrai aussi qu'il recueillit de la bouche d'Ursula Cotta cette parole : « Il n'y a rien de plus doux sur terre qu'un amour de femme : heureux l'homme auquel il échoit en partage. » Et il ne l'oublia pas, et plus tard il l'écrivit comme glose, sur la marge de sa Bible, en face d'un verset des Proverbes pour illustrer ce mot de Salomon : « Une femme vertueuse est plus précieuse qu'une perle... »

Omnia sancta sanctis, ce qui vraiment, à l'adresse de certains historiens, doit être traduit : « Tout est impur, pour qui est impur. »

Sur la place de Luther, une maison porte une plaque noire avec cette inscription : « Maison de Luther. » La maison est fort vieille. Un petit escalier conduit à une petite chambre où l'on montre l'encrier de Luther, et la robe noire qu'il portait en chantant devant la porte d'Ursula Cotta. Hélas ! la critique a démoli la maison de Luther. On a trouvé la date de sa construction : 1563 ! et, de plus, il est prouvé que Konrad et Ursula Cotta ont habité non pas là, mais dans la rue St-Georges, à l'emplacement occupé aujourd'hui par l'Hôtel du Soleil. Disons cependant à la décharge de la tradition que des Cotta paraissent avoir ultérieurement habité la maison dite de Luther.

Ainsi, du temps où le futur réformateur vient à Eisenach, il reste bien peu de monuments authentiques. La porte de la ville, l'église St-Nicolas, avec son clocher, les murs extérieurs de l'église St-Georges, où Luther chanta, et où quelques années après fut enseveli son ami Amsdorf (dont la maison se voit encore), voilà tout. Et cependant, pour celui qui cherche à revivre, en imagination, la vie de Luther, Eisenach reste « la ville bien aimée ». Son nom seul suffit pour réveiller les plus poétiques et les plus importants souvenirs. Toujours devant la porte d'Ursula Cotta on aperçoit l'écolier qui chante.

Pourquoi ?

Parce que l'écolier est devenu le maître d'école de son peuple - « Oui, quand tous les biens du monde seraient plusieurs fois entassés les uns sur les autres, je ne les prendrais pas ; car je ne serais pas où j'en suis, si je n'étais allé à l'école. » Ainsi parle Luther de l'école d'Eisenach. Et puis il élève la voix. Il s'adresse aux bourgmestres et aux conseillers de toutes les villes des pays allemands « pour qu'ils fondent et entretiennent des écoles », 1524. Et il crie au monde : « Plus il y a d'enfants, plus il y a de bonheur. Donc élevez-les d'après les commandements de Dieu. » - « Les parents peuvent gagner le ciel en élevant leurs enfants. » - « Un maître d'école, un magister, ou quelque nom qu'il porte, appliqué et pieux, qui dirige et enseigne consciencieusement les enfants, ne peut jamais être assez récompensé, ni assez payé avec aucune somme d'argent. Et moi, si je ne pouvais ou ne devais plus être prédicateur, je ne prendrais aucune charge plus volontiers que celle de maître d'école, d'instituteur des enfants. Car cette charge, après celle de prédicateur, est la plus utile, la plus grande et la meilleure. » - « C'est pourquoi c'est mon opinion : l'autorité a le devoir de forcer ses sujets à envoyer leurs enfants à l'école. » Pauvre petit écolier d'Eisenach, grand fondateur de l'école moderne. Et toujours devant la porte d'Ursula Cotta on aperçoit l'écolier qui chante.

Pourquoi ?

Parce que surtout le petit chanteur est devenu le maître-chantre de tout son peuple ! Il a commencé à l'école, dans les rues. Il continue au couvent d'Erfurt. Là il apprend à jouer de la guitare, sans doute aussi de l'orgue, et à la pratique il joint la théorie. Frau Musica ! c'est déjà sa grande consolation. Un jour, il s'est si cruellement flagellé qu'il est tombé sur le pavé de sa cellule, sans connaissance. Les moines arrivent, jouent de la guitare, et peu à peu frère Martin revient à lui. Bien des années après, il était à Wittenberg. Le précepteur du duc Ernest de Saxe vint le voir. On lui dit que Luther était dans sa chambre, enfermé depuis longtemps. Le précepteur frappe à la porte ; pas de réponse. Il regarde par le trou de la serrure, et voit le réformateur gisant sur le sol, les bras étendus. On brise la porte ; on relève Luther, et le précepteur du duc se met à faire de la musique. Luther retrouve ses sens. Bientôt il est tout joyeux : « La musique, dit-il, est un don de Dieu et non des hommes. » - « La musique charme le diable et rend les gens joyeux. » - « Après la théologie, je donne à la musique la première place et le plus grand honneur. » Alors en 1524, l'année même où il fonde l'instruction populaire, il fonde le chant populaire. Avec son ami Walter de Torgau, il compose la messe allemande. Et de son âme enfantine et héroïque s'échappent les cantiques des enfants et les cantiques des héros. Voilà le choral : la chrétienté chante de nouveau, les paysans et Sébastien Bach... Pauvre petit chantre d'Eisenach, grand fondateur de la musique sacrée moderne! Enfant de la Thuringe !

Au moment où j'écris ces lignes, le jour baisse. A quelques pas de moi, la forêt de sapins devient de plus en plus sombre. C'est l'heure où va passer la poste, et bientôt, comme tous les soirs, j'entendrai la trompette du postillon jeter aux échos silencieux et sonores les notes longtemps retentissantes d'un choral de Luther. Puis la nuit étendra ses ombres, et comme tous les soirs, tout autour de la maison, les cerfs se mettront à bramer, et à faire retentir les grands bois de leur concert rauque avec ses notes lointaines ou rapprochées, traînantes ou violentes, toujours déchirantes... Ainsi dans le pays de Luther, en Thuringe, les habitants sont musiciens et la nature est poétique.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant