Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

LA CHAMBRE DE LUTHER A WITTENBERG

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Quand on a traversé les bâtiments du séminaire théologique fondé en 1817, on arrive dans une cour, au fond de laquelle se dresse une construction remontant à 1504. Elle faisait partie de ce couvent des Augustins où Luther, appelé d'Erfurt par Staupitz, vint habiter, le 9 mars 1508 Ce qui se passa ensuite, tout le monde le sait. Au printemps de l'année 1524, il n'y avait plus, dans le couvent, que le prieur et Luther : tous les autres, moines, convertis à la nouvelle doctrine, avaient quitté leurs frocs. Le 9 octobre 1524, Luther se décida à imiter cet exemple, et se montra dans les rues de Wittenberg, avec une longue redingote noire, dont le drap lui avait été donné par l'Electeur. L'année suivante, le réformateur épousait Catherine de Bora, et recevait en cadeau de son prince, l'ancien couvent. La froide cellule devenait un chaud foyer ! Bornons-nous à noter les principaux souvenirs que ces pierres nous ont conservés de cette famille, modèle de tant de familles de pasteurs.

En arrivant à travers la cour, on se trouve en face d'un petit portail gothique très bien conservé. Pendant une absence de Luther, en 1540 sa femme le fit construire et le lui donna pour son jour de naissance. De chaque côté, dans l'enfoncement des colonnettes, il y a (selon une coutume dont on retrouve la trace dans la ville), un petit siège en pierre, rond, surmonté d'un petit dais. Combien de fois le réformateur et sa femme se sont-ils assis là, regardant les enfants qui jouaient dans le jardin !

A côté, une tourelle contient l'escalier qui conduit au premier étage, et nous entrons dans la fameuse chambre de Luther. Comment analyser ou décrire l'impression que l'on éprouve en y pénétrant ?

Voilà le plancher que Luther a foulé de ses pieds ; voilà le plafond qui a regardé Luther avec ses fleurs et ses petits anges peints dans les caissons en bois. Les murs sont tapissés et réchauffés par les mêmes boiseries. Devant une petite fenêtre (il y en a deux) est un modeste siège en bois double, c'est-à-dire sur lequel deux personnes peuvent s'asseoir vis-à-vis l'une de l'autre. Là, Luther et Catherine de Bora avaient coutume de se reposer, de causer, de délibérer. je m'y assieds et contemple avec respect ce qui m'entoure.

A ma droite est le rebord de la fenêtre sur lequel le grand réformateur et sa femme se sont si souvent appuyés. La fenêtre a encore ses petites vitres rondes, reliées entre elles par les liserés de plomb. Ces fenêtres ne s'ouvrent pas: mais pour respirer l'air ou mieux voir au dehors, on tire une sorte de petit guichet.

A ma gauche est la vieille table carrée, en chêne solide, autour de laquelle se réunissaient la famille, les amis, Mélanchthon, Amsdorf, Bugenhagen, les pensionnaires, les étrangers, les fugitifs, nonnes échappées du couvent, princesses chassées par leur mari à cause de la foi, etc., etc. Les uns sont assis sur des chaises, les autres sur le banc qui règne tout autour de la muraille. C'est l'heure du repas. Selon son habitude, Luther a apporté un livre. Peut-être est ce aujourd'hui le Reinecke Fuchs (le roman du renard) qu'il affectionnait particulièrement. Et il lit, plongé dans ses méditations, pendant tout le temps du dîner, gardant le silence, comme s'il était encore soumis à la règle du couvent. Mais souvent aussi il est gai: il laisse son livre et ne demande pas mieux que de causer. « Qu'est-ce que l'on dit de nouveau ? » commence-t-il. Personne ne répond. « Eh ! prélats, qu'y a-t-il de nouveau dans le pays ? » reprend-il ; et alors, un des convives les plus âgés dit quelques mots, et bientôt la conversation est engagée. On discute. Luther aime assez qu'on soit d'un autre avis que le sien; il oppose de bonnes raisons. On lui soumet quelque passage difficile de l'Ecriture ; ou bien on fait des bouts rimés, ou l'on devine quelque énigme.

Les propos de table vont ainsi leur train, ces fameux propos de table que de trop pieux disciples ont notés si fidèlement, avec toute leur verve, leur violence, leur rudesse, leur grossièreté, et que de trop perfides ennemis s'efforcent d'exploiter plus ou moins habilement. Bornons-nous à citer le jugement de l'un des plus graves collecteurs de ces propos, de l'honnête Mathésius, qui s'assit, lui aussi, à cette table. « Il (Luther) était ennemi de l'immoralité et des discours honteux, et aussi longtemps que J'ai été avec lui, je n'ai entendu de sa bouche aucune parole déshonnête. » Ce que Luther ne détestait pas moins que l'immoralité dans les propos, c'était le dénigrement. Il comparait les faiseurs de cancans à ces animaux « qui ne font pas attention aux roses et aux violettes du jardin, mais qui aiment à enfoncer leur groin dans la boue. » Du reste, à cette table, on était sobre et Luther donnait l'exemple. Ses amis mêmes s'étonnaient qu'avec son corps grand et fort, il pût se contenter de si peu de nourriture. Mélanchthon nous raconte que, même en pleine santé, il lui arrivait de rester quelquefois sans manger - une fois jusqu'à quatre jours. Souvent, il se contentait d'un peu de pain et d'un hareng. Cela ne veut pas dire qu'il n'aimât pas de temps en temps à vider un pot de bière. C'était pour lui, quand il était fatigué, comme un remède, et il s'excusait en disant : « Laissez-nous, le prince et moi, chercher au fond de notre chopinette notre coussin. »

Le repas fini, Luther allait d'habitude dans son cabinet de travail, et il en revenait, tenant à la main un cahier de musique : alors, le chant s'élevait, à plusieurs parties, apportant à tous sa joie, sa sérénité, sa force, son émotion et son édification.

Un peu plus loin que la table, après la porte encore munie de sa grosse et belle serrure, vis-à-vis de moi, est le grand poêle en faïence verte, de forme pyramidale, construit d'après les indications de Luther, orné de diverses figures qui représentent les Vertus et les Prophètes. Au dehors, il y a le vent, la glace, la neige qui fouette les petites vitres ; mais le bon poêle répand partout cette chaleur modérée, douce, égale, continue qui est un des plus grands charmes des pays du Nord, et, tout à côté, il me semble voir tante Hélène, Muhme Lene, qui se réchauffe tout en suivant de l'oeil et du coeur les ébats des enfants.

La « chambre de Luther » est en effet ce que l'on appelle la Wohnstube, la pièce où l'on se tient, et par conséquent, autant que Luther, elle nous rappelle Catherine de Bora, la femme autant que le mari. Il ne l'avait pas épousée par passion, c'est lui-même qui le déclare, il ne l'aimait pas moins avec beaucoup de tendresse.

« Dieu merci, disait-il, j'ai bien réussi. J'ai une femme pieuse, fidèle, sur laquelle peut se reposer le coeur d'un mari. » Et une autre fois: « Käthe, s'écriait-il en riant, tu as un mari pieux et qui t'aime : tu es une impératrice. » Dans toute sa correspondance avec sa femme, cette affection ni cet humour ne se démentent jamais, il signe dein Liebchen, dein altes Liebchen ; ou bien il lui donne tous les noms que sa verve intarissable peut trouver : Katharin, Lutherin, Doctorin, Zulsdorferin (ils avaient un petit bien à Zulsdorf, que Catherine dirigeait), Saümarkterin (qui vend des cochons au marché). C'était, en effet, une maîtresse femme que Catherine de Bora, et moitié sérieusement, moitié ironiquement, Luther l'appelait Herr Käthe (monsieur Käthe, seigneur Käthe) ; mais si elle aimait un peu régner, avec le goût du gouvernement elle en avait au moins les aptitudes. Grâce à son infatigable activité, elle prépara à son mari cette honnête aisance qui lui permettait d'exercer une hospitalité sans borne : nature plus semblable à celle de Marthe qu'à celle de Marie, et qui complétait admirablement celle de Luther. C'est à elle qu'il pensait quand il écrivait cette phrase qui reste son plus bel éloge devant la postérité : « Le monde n'a rien de plus précieux à nous offrir que le saint mariage ; le plus grand don que Dieu puisse nous faire, c'est une femme pieuse, aimable (freundlich), qui craigne Dieu et soit bonne ménagère. »

Mais comment séparer du père et de la mère les enfants ? N'est-ce pas sur ces bancs qu'ils grimpaient ? N'est-ce pas autour de l'arbre de Noël, dressé au milieu de cette chambre, qu'ils chantaient et s'émerveillaient ?

L'aîné était Jean, Hänschen, Hänsischen. C'est à lui, à peine âgé encore de quatre ans, que Luther écrivit de Cobourg sa lettre si belle, si touchante sur le beau jardin plein de fruits d'or pour les enfants qui sont bien sages et prient bien le bon Dieu. Après Jean naquit Elisabeth. C'était au milieu des ravages de la peste, que Luther bravait, avec son héroïsme ordinaire, restant fidèle au poste que tout le monde désertait. « Tu es le Dieu des miracles, s'écrie Luther plein de joie. Dans tant de maisons, il y en a moins, et chez nous il y en a plus. » Il se hâte d'écrire à son ami Justus Jonas : « Le bon Dieu m'a donné une petite fille, la douce petite Elisabeth. Que je suis content et reconnaissant au Seigneur! Voici, la peste est morte et enterrée. » Cependant, on eût dit que le terrible fléau avait marqué le front du petit enfant, même avant qu'il fût né. Au bout de huit mois, la douce petite Elisabeth dit adieu à son père et à sa mère, pour aller à Christ, et arriver par la mort à la vie. Au cimetière, on voit encore la pierre funéraire, avec cette simple inscription : Hic dormit Elisabeth, filiola Martini Lutheri, 1558. Ici dort Elisabeth, fille de Martin Luther. Puis vinrent Madeleine, Martin, Paul, Marguerite. Le père est là au milieu d'eux, il les contemple, il les prend sur ses bras, il leur apprend à chanter, il leur fait réciter le catéchisme ; ou bien il va avec eux jouer aux quilles dans le jardin. En voyage, il songe à leur apporter quelque cadeau de la foire. Pour eux, il compose ses beaux cantiques : « Vom Himmel hoch, da komm'ich her. » « C'est du haut du ciel que je viens », un des cantiques classiques de toutes les fêtes de Noël ; et, comme toujours, sa pensée se portant de la terre vers le ciel, il dit : « Ainsi nous aurions été dans le Paradis, simples, droits... Les petits enfants sont les plus charmants petits oiseaux avec lesquels on puisse jouer. « Oui, père aimant, mais d'un amour qui remplit la conscience non moins que le coeur : « je préférerais, dit-il aussi, avoir un fils mort plutôt que mal élevé. »

Hélas ! que s'est-il passé ? pourquoi toute la maison est-elle tout à coup si silencieuse, si triste ? Luther et Catherine sont assis sur le modeste siège de bois, la main dans la main ; ils ne parlent pas, et quand leurs yeux se lèvent pour regarder dehors les étoiles qui brillent au ciel, de grosses larmes coulent de leurs paupières. L'enfant bien aimée, Madeleine, est malade. Son portrait, peint par Cranach, se voit encore dans la chambre où elle était peut-être alors couchée, une enfant charmante, aux grands yeux clairs et profonds. Près du lit est maintenant Luther, il prie : « je l'aime beaucoup, mais, Dieu bon, si c'est ta volonté de la prendre, c'est avec plaisir que je veux la savoir près de toi. » Et puis, s'adressant à elle : « Ma petite Madeleine, ma petite fillette, est-ce que tu ne resterais pas volontiers chez ton père, et est-ce que tu n'irais pas volontiers chez ton père ? » L'enfant fatiguée répond tendrement et tout bas : Oui, père chéri, comme Dieu veut. » Bientôt, on la mit dans le cercueil. Luther regardait : « Ah ! chère Lenichen, dit-il, tu ressusciteras et tu brilleras comme une étoile, oui, comme le soleil! » Epreuve cruelle: « je suis heureux selon l'esprit, mais ma chair est bien triste. » « Tu as appris, écrit-il à Jonas, que ma chère petite Madeleine est née de nouveau pour l'éternel royaume de Christ. Ma femme et moi, nous devrions être pleins de reconnaissance pour une si heureuse fin, qui l'arrache à la puissance de la chair, du monde, des Turcs et du diable. Mais la force de l'amour naturel est telle que nous ne pouvons y penser sans soupirs et sans sanglots, sans mourir intérieurement. Les airs, les paroles, les gestes de cette enfant, pendant sa vie et au moment de sa mort, - elle qui était si obéissante et si dévouée - tout cela est si bien au fond de nos coeurs que la mort même de Christ ne peut enlever complètement cette douleur. »

Ainsi parlèrent, agirent et sentirent dans cette « chambre de Luther », le père, la mère et les enfants. Tels furent les joyeux propos des convives et les larmes des parents. Telle fut la famille qui vécut dans la « chambre de Luther » !

Honte à ceux qui ricanent et insultent ! Quand le moine défroqué du couvent d'Erfurt conduisit dans cette chambre la femme à laquelle Bugenhagen venait de l'unir, la nonne échappée du couvent de Torgau, quand Luther épousa Catherine de Bora, et rendit aux ministres du Christ les joies saines de la famille, il n'accomplit pas un acte moins réformateur, moins audacieux, ni moins nécessaire, ni moins auguste que quand, devant la porte de Wittenberg, il jeta au feu la bulle du pape, ou quand, à Worms, il jeta à la Diète le non possumus de sa conscience !

Il est beau de réformer les doctrines : il est aussi beau pour le moine de réformer les moeurs.

En face du restaurateur de la famille, silence aux défenseurs de ce que le moyen âge a appelé le célibat des prêtres et des moines !


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