Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

WITTENBERG

-------

Les fêtes viennent de finir, les oreilles sont encore remplies du son de tous ces chorals, de tous ces motteten, de tous ces choeurs ; l'esprit est encore accablé sous le poids de cet amas de discours, de sermons, d'allocutions, et, quand je cherche à me souvenir, je me trouve en présence d'un chaos d'idées et d'impressions. Cependant, l'impression dominante, c'est bien que, favorisés jusqu'au bout par un temps magnifique, les trois jours du centenaire de Wittenberg ont été trois, grands et beaux jours pour le protestantisme.

Ce n'est pas sans quelque émotion qu'on aperçoit pour la première fois, au bout des prairies arrosées par l'Elbe, les tours de Wittenberg : Wittenberg, la Rome luthérienne, « la montagne blanche d'où les fleuves de la sagesse se sont répandus dans le monde, comme dans un de ces jeux de mots à la mode alors (Wittenberg, Weissen-Berg), le prophétisa le moine franciscain qui prononça le discours d'inauguration de l'Université, le 18 octobre 1502 ».

Tout est pavoisé de guirlandes et de drapeaux, de verdure et de fleurs. Toute la population est sur pied.

C'est dans l'église du château que l'on se rassemble pour la première fois. L'intérieur a été fort modifié. Cependant, voilà encore la chaire où est monté Luther, et dans le sol, sous les pieds, voilà d'antiques tombes. Les tombes de qui ? Ici est couché Luther. Une petite plaque de bronze porte : « Martini Luther, S. Theologiae D. Corpus... » Vis-à-vis repose le corps de Mélanchthon. Au pied de l'autel, c'est la tombe de Frédéric-le-Sage ; à côté est celle de son frère, Jean-le-Persévérant. L'église est bientôt plus que pleine : beaucoup de pasteurs, des dignitaires ecclésiastiques, les autorités, les délégués, et la séance liturgique commence. En six parties, consistant chacune en une lecture de la Bible et en un chant, le culte raconte l'histoire de la Réformation.

Les lamentations du prophète font monter jusqu'au ciel la douleur de l'Eglise, et le choeur répète les accents plaintifs, lugubres, gémissants, déchirants du prophète. Puis vient la miséricorde du Seigneur; la mission de Luther; la prédication de l'Evangile; le Combat : « C'est un rempart que notre Dieu »; la Victoire : « Et quand le monde serait plein de démons... » Au bruit puissant du Choral, les vieilles murailles tremblent jusque dans leurs fondements.

Quel chant et sur quelles tombes ! Quels vivants que ces morts ! Non moriar sed vivam, s'écria le réformateur, il y a plus de trois siècles, et aujourd'hui devenu un grand peuple frémissant de vie et d'enthousiasme, c'est du fond de sa tombe qu'il nous répète : Non moriar, sed vivam.

Le lendemain matin, c'est sur la place du Château que l'on se réunit pour se rendre processionnellement à l'église paroissiale où doivent être prononcés tous les discours. Le rendez-vous est en face de la porte de l'église du château.

L'église du château fut achevée en 1499 par Frédéric-le-Sage et remplie par lui de ces reliques dont le grand prince était alors un si pieux amateur. En 1502, quand l'université fut fondée, elle reçut cette église, pour son usage, avec tous ses revenus. C'est ce qui explique pourquoi la porte de cette église servait à l'université de « planche noire », de tableau sur lequel on affichait les indications académiques. Le 31 octobre 1517, Luther vint afficher là ses fameuses 95 thèses. Qui est-ce qui, dans la rue, remarqua l'acte du moine ? Sans doute personne, et cependant, quelques jours après, au retentissement de ces coups de marteau, l'Allemagne se soulevait, et la chrétienté vacillait sur ses bases séculaires ! Trois ans plus tard, le 9 décembre 1520, une autre affiche du même moine, apposée à cette même porte, convoquait la jeunesse académique non plus à une discussion, mais à un acte d'une audace prodigieuse : le lendemain, à deux cents pas du couvent, à l'endroit où l'on avait l'habitude de brûler les vêtements, des pestiférés, le docteur Martin Luther se proposait de jeter au feu la bulle du pape ! Et la bulle, avec les décrétales, fut dévorée par les flammes. Aujourd'hui la vieille porte de l'église n'est plus là : elle a été remplacée par une porte en airain, dont les battants portent en caractères désormais indélébiles le texte des 95 thèses. Un homme d'esprit a dit : « Depuis que les portes du paradis n'existent plus, et que les portes de l'enfer ont été brisées, les portes les plus célèbres sont celles de Wittenberg. »

C'est bien d'ici que la fête devait partir, comme partit autrefois le protestantisme pour faire la conquête de l'Europe. Voici à droite la maison de Cranach, la pharmacie qu'acheta ce peintre de la réforme luthérienne, pieux, dévoué à son prince, et habile à gérer sa fortune. Voilà à gauche la maison où habita Bugenhagen, l'ami de Luther, le premier pasteur en titre de la ville. Voici l'église paroissiale.

Elle n'a pas beaucoup changé. A l'extérieur on voit toujours, au coin du choeur, l'étrange bas-relief qui montre une truie allaitant des juifs ; à côté du portail sud, on voit toujours la pierre tombale d'Ambroise Reuter de Nuremberg, un persécuté pour la foi. « Il a beaucoup souffert, dit la vieille inscription ; il fut le père de 23 enfants : il s'est montré homme honnête et bon chrétien » ; à côté du portail nord on voit toujours une image du Christ, sculptée en 1310 et présentant le Sauveur assis sur un arc-en-ciel, dans sa bouche une épée dont la pointe se termine par des fleurs de lys.

A l'intérieur, la chaire est adossée au pilier vis-à-vis de celui qui la supportait autrefois. Sur l'autel est encore le tableau de Cranach, un des chefs-d'oeuvre du maître, où se trouvent de naïves fautes de perspective, mais qui offre une tête de Christ, et quelques figures de femmes, qu'on ne saurait oublier, une fois qu'on les a vues. C'est ravissant de beauté, de piété, de douleur, de douceur et de pureté angélique. Eglise trois fois vénérable, église mère des églises évangéliques (si l'on ne compte pas la chapelle d'Oecolampade à Ebernburg) ! Ici, dès 1522, en l'absence de Luther, les moines de son couvent établirent le premier service évangélique et donnèrent pour la première fois la communion sous les deux espèces. En 1523, ici, fut installé le premier pasteur évangélique régulier, Bugenhagen. Ici, surtout, prêcha Luther, sans aucune charge officielle, mais dirigeant de sa parole les sentiments et les événements. C'est ici, en particulier, qu'il accourut de la Wartbourg quand les visionnaires menaçaient de détruire son oeuvre. L'électeur de Saxe hésite: Mélanchthon se trouble. Luther brave l'excommunication, il brave le ban de l'empire ! Malgré son prince, il arrive, plein d'indignation et de calme. Pendant huit jours, il monte dans cette chaire : il parle avec clarté, avec force, avec charité, avec prudence, et à sa voix, le torrent débordé rentre dans son lit : Réformation et non Révolution.

C'est dans cette église qu'ont été prononcés quinze discours sans compter quelques allocutions. je me borne à de courtes indications.

D'abord un sermon d'ouverture. L'après-midi du jeudi les orateurs avaient pour mission de rappeler les principes qui ont dirigé le grand réformateur. L'éloquent prédicateur de la cour, Kögel, avec sa voix ferme, son style à antithèses, sa période vibrante - l'orateur allemand qui ressemble le plus à un orateur français - nous a montré Luther plaçant à la base de sa vie et de son oeuvre, de son être même, la doctrine de la justification par la foi. L'historien de Luther, le professeur Köstlin de Halle, avec ce corps chétif et ce manque d'élégance dans la forme que son ami Frommel n'a pas craint de railler dans un toast, mais avec sa profonde et riche science, sa parfaite sincérité, et sa haute impartialité, a esquissé la physionomie réformatrice du docteur de Wittenberg. Le prédicateur de la cour, Baur, a montré le mari de Catherine de Bora fondant de nouveau la famille, et Kleist Retzow, un des membres les plus distingués du parti ultra-conservateur, a indiqué ce que, d'après lui, devait être un Etat protestant.

Le lendemain, vendredi, il s'agissait non plus de principe, mais de résultats. Le discours du directeur de la maison des diaconesses à Kaiserwerth a été un des meilleurs de toute la fête, plein de faits et d'émotion. Il a dit comment Luther et la Réforme avaient nettement indiqué la place de la femme dans l'oeuvre chrétienne ; comment ces premières indications avaient été négligées ; comment, à notre époque, Fliedner avait repris les idées des réformateurs, et fondé, en 1829, la première maison de diaconesses.

Aujourd'hui il y a en Allemagne 65 maisons-mères, 5.000 diaconesses, de vraies filles de la Réformation. - M. Warneck, qui a fait de l'histoire des missions une véritable science, et auquel l'Université de Halle a récemment conféré le titre de docteur en théologie, n'a pas moins captivé l'attention que le directeur des diaconesses, Diesselhof. Si je ne me trompe, c'est à ce moment que l'assemblée a été le plus impressionnée.

Le programme, habilement conçu, avait progressivement élargi l'horizon qui s'étendait devant nos yeux. Un seul principe, la justification par la foi, est posé, et l'Eglise est régénérée, l'Etat modifié, la famille restaurée. Tous les chrétiens deviennent prêtres et se mettent à l'oeuvre : ici au chevet des malades ; au loin en portant l'Evangile aux païens. La vérité acquiert des forces en marchant : elle s'enrichit en donnant. Le vénérable directeur d'une maison de missions, le Dr Wangemann, chargé de la prière de clôture, en quelques mots très courts a exprimé le sentiment qui s'élevait peu à peu dans tous les coeurs et qui était la conclusion logique et évangélique de toute la fête : « Qu'il y ait, ô Dieu, ici, et là-bas et partout, une seule Eglise, un seul troupeau en un seul berger. » je n'oublierai pas le choral qui a retenti là-bas sur la tombe de Luther, et la prière qui d'ici est montée vers Dieu.

L'après-midi du vendredi nous réservait encore quatre discours, mais en plein air, sur la place de Hôtel-de-Ville. Le bourgmestre a d'abord harangué la foule. Le bourgmestre est un historien et un chrétien, et l'on aurait pu terminer la première partie de son discours par un Amen, comme, du reste, tous les discours prononcés à cette occasion par des hommes politiques... Déjà des bravos saluent l'apparition à la tribune du célèbre prédicateur de la cour, Stöcker. je ne l'avais jamais entendu. C'est un homme dans toute la force de l'âge, pas grand, la figure ouverte, l'expression pleine de bonhomie, le regard doux et vif. Sa voix est forte, et bientôt je comprends l'impression que sa parole peut produire sur les masses populaires. Car il est populaire non seulement par son style, ou par sa pensée, mais surtout par ses sentiments. « je suis un enfant du peuple », dit-il, et il l'est resté sous l'habit du prédicateur de la cour. C'est là un des traits distinctifs de son originale physionomie ; et en voici un autre qui ne l'est pas moins : dans cet ultra-conservateur se cache un libéral qui parfois va jusqu'à réclamer l'émancipation de l'Eglise. je ne veux ici porter aucun jugement sur ses idées : il ne les a pas exposées à Wittenberg. Ce que j'ai vu et entendu, c'est une nature qui a un entrain, une gaieté infatigable; c'est une parole qui sort émue, émouvante, passionnée, du fond d'une conscience de chrétien et d'un coeur de patriote. Cet homme-là peut se tromper, mais c'est une puissance, et si j'ai bien compris d'autres paroles prononcées aussi à Wittenberg, et qui font en ce moment le tour de la presse européenne, de puissants souverains ne dédaignent pas de l'attaquer.

Après le prédicateur Stöcker, est venu l'aumônier militaire, Frommel, un orateur très populaire aussi, fort intéressant, fort amusant, et qui a dignement clôturé la fête.

Et c'était fini ; je laisse les critiques : quelques discours inutiles, quelques phrases un peu étranges, etc. Qu'importe que les ultra-luthériens ne se soient pas montrés, et que certains libéraux aient pris leur place ? Ce sont des détails. Les cloches sonnent de nouveau et le flot des visiteurs commence à se retirer. Mais pour moi, avant de quitter Wittenberg, je veux essayer de me recueillir et demain, seul, si c'est possible, avec mes lecteurs, j'irai m'enfermer un moment dans la chambre de Luther.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant