Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

EBERNBURG

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De Mayence à Coblentz, nous descendons le Rhin en bateau à vapeur.

Der Vater Rhein ! Que de fois nous l'avons vu, côtoyé et traversé depuis Bâle ! C'est à Schaffhouse qu'il m'est apparu le plus beau : pas à la chute. La chute est une merveille, une curiosité de la nature, avec son bruit assourdissant et ses colonnes de filmée blanche. Mais j'aime encore mieux le Rhin un peu avant, quand il coule rapide à travers, quelques récifs à fleur d'eau, qui le coupent, dirait-on, et rejettent de chaque côté comme une lame d'un vert clair, tendre, pur, transparent, bordé d'un peu d'écume. Nulle part, je n'ai vu cette teinte aussi limpide, aussi délicate. Maintenant, c'est le fleuve sillonné par les barques et les bateaux. Le temps est un peu couvert. Il fait frais. je m'avance à l'extrémité de l'avant, dans l'angle aigu qui surplombe sur le fleuve, de façon à ne rien avoir devant moi que l'eau et le vent. Le vent souffle avec force ; il fouette le visage, tout le corps. J'aime cette sensation qui vous plonge dans la nature puissante, vivante, absorbante. Elle vous enveloppe, vous pénètre et vous isole. Il est facile de perdre toute notion des passagers, du bateau, du temps.

Quelle est cette barque qui glisse devant nous ? Elle est grande et solide. Sa voile est gonflée, tendue. Seulement quatre hommes l'occupent : mais quelles figures et quels corps! Celui qui tient le gouvernail, ce n'est rien moins que le héros des, Niebelungen, Siegfried. Celui qui baisse en ce moment sa rame, c'est le roi Gunther. Ils ont pris avec eux les meilleures viandes, et le vin le plus généreux que le soleil ait jamais mûri sur ces coteaux et les plus beaux vêtements que main de femme ait jamais tissés ; ils vont à la conquête de Brunehild. Déjà nous les avons dépassés.

Et quelle est cette barque que nous croisons ? La société y est nombreuse et gaie : c'est la société des poètes, rhénans. Le chef qui est là au milieu s'appelle Jean de Dalburg ; il est évêque de Worms. A côté de lui se tient Reuchlin, pas un jeune homme, car il a près de quarante ans. Pour le moment (1496), il habite Heidelberg avec Wimpheling et d'autres humanistes, et ils mènent vie joyeuse. jusque fort tard dans la nuit, le grave hébraïsant ne craint pas de goûter le vin de son ami Vigilius, au risque le lendemain, en s'éveillant, de ne plus bien retrouver ses habits. On a chanté on a récité des vers ; on a parlé philosophie on a agité les plus graves questions du jour on a lu des traductions du grec et du latin Et puis Jean de Dalburg a organisé une partie la bande des humanistes revient de Coblentz, jetant au vent le bruit de ses chants. Et déjà elle a disparu.

En vérité, sur le « vieux père Rhin », que ne rencontre-t-on pas quand on descend ou remonte ainsi le cours des siècles. Mais plus encore que la légende ou l'humanisme, ce qu'on y rencontre, c'est l'Eglise. « Pfaffengasse », la ruelle de la prétraille, disait-on au moyen âge ; et, en effet, comment compter toutes les églises dont on salue les tours au passage, de Bâle jusqu'à Cologne ? Constance, Strasbourg, Spire, Worms, Mayence... et ce ne sont que les plus grandes cathédrales ; et les autres églises ! et les couvents ! Des, nuées de prêtres et de moines s'étaient abattues sur ces rives. Il fallut tout le bruit du XVIe siècle pour les faire repartir : et encore ! Le Rhin est bien par excellence le fleuve de l'Eglise, de l'Eglise du pape et de l'Eglise de Luther.

Cependant, l'histoire ne fait pas oublier la nature. De Mayence à Coblentz, le trajet est coupé en deux parties à peu près. égales par une station à Bingen. jusque-là, c'est le Rhin paisible, aux bords plats, riants, qui s'élargissent de plus en plus. A partir de là, c'est le Rhin étroit, pittoresque, entre des rives qui s'élèvent en collines, en montagnes boisées ; et sur toutes les cimes, il y a des châteaux admirablement placés. Ils ont des créneaux, ils ont des tourelles, ils sont un peu ou beaucoup en ruines, ils sont perchés sur des rochers à pic, ils se dressent sur des précipices. A chaque instant, le Rhin semble fermé comme un lac, à chaque instant il s'ouvre et la scène change. Voici les sombres rochers de la Lorelei, chantés par Heine avec une mélancolie pénétrante. Voici le château au milieu même du fleuve, entouré de récifs qui font tournoyer l'eau, et dont le bateau s'écarte avec prudence. Bref, tout ce que l'on raconte des bords du Rhin et de leur romantisme est vrai. Il y a bien un peu de décoration dans ce romantisme, mais les décorateurs s'appellent la nature, l'histoire ! Et pendant deux ou trois heures, ce qui vous passe devant les yeux, c'est la chevalerie avec ses nids d'aigles, ses nids de pillards ; c'est le moyen âge.

A Bingen, nous nous arrêtons pour aller visiter un de ces châteaux. On ne le voit pas du fleuve, car il est caché dans une vallée voisine : caché, peu visité, et cependant le plus célèbre de tous et de beaucoup, car entre ses murailles se sont passées au XVIe siècle plusieurs des scènes les plus curieuses, les plus originales, les plus pittoresques et les plus importantes de la Réformation. C'est le château d'Ebernburg.

Quelques minutes de chemin de fer et quelques minutes de marche nous amènent au pied de la colline que le château surmonte, le château ou plutôt ses ruines, car c'est tout ce qu'il en reste. Ici, quelques pans de murailles extérieures ; là une terrasse qui s'avance et d'où la vue s'étend au large ; un peu plus loin, un mur qui a appartenu à la vieille église ; à nos pieds quelques boulets en pierre. Entre les murailles presque rasées jusqu'au sol, est un petit sanglier que l'on entretient, comme on entretient des ours à Berne. En effet, Ebernburg signifie château dit sanglier. Pour le moment, on a construit, dans un vieux style, une auberge. Et l'auberge a autant de couleur locale que le sanglier, car Ebernburg s'appelait aussi une auberge, l'Auberge de la Justice.

Le seigneur du château était le fameux Sickingen, un des derniers chevaliers du moyen âge, par conséquent, un homme des hardis coups de main et des grands coups d'épée, en théorie, un généreux défenseur des veuves et des orphelins, en pratique, un chercheur de larges. rapines, vivant de soldes et des rançons imposées aux villes, aux campagnes, aux marchands. Cependant, s'il ressemblait à tous les chevaliers, Sickingen s'en distinguait aussi : il savait être désintéressé et il aimait les sciences ! N'avait-il pas pris en main la cause de Reuchlin et forcé les dominicains à capituler devant ses bandes de cuirassiers ? C'est là son originalité et son importance historique. Pour tout dire, en un mot, c'était l'ami intime de Ulrich de Hutten.

Ils avaient appris à se connaître dans les hasards de l'expédition contre le duc Ulrich de Wurtemberg, et de 1520 à 1522, ils vivent ici, à Ebernburg : deux figures étranges !

C'est l'hiver ; le soir est venu. Les deux chevaliers viennent de prendre leur repas. Sickingen, qui souffre de la goutte, s'est approché du feu enveloppé dans sa grande pelisse, Ulrich de Hutten lit quelques fragments des livres de Luther, ou de ses propres ouvrages. Aucune soirée ne se passe plus sans une pareille lecture, et Sickingen devient le zélé partisan de la réformation.

Alors, les visiteurs se succèdent.

C'est Gaspard Aquila, d'abord aumônier des troupes de Sickingen, puis prêtre près d'Augsbourg ; il vient d'échapper par miracle au cachot épiscopal de Dillingen, et il arrive avec sa femme et ses enfants.

C'est Oecolampade. Lui aussi, vient de s'échapper de son couvent d'Augsbourg. Sickingen lui a offert auprès de lui une place de chapelain, et le doux pasteur se décide à vivre au milieu de rudes gentilshommes. Le dimanche 2.5 mai 1521, il commence une des révolutions ecclésiastiques les plus importantes : dans les cérémonies du culte, il substitue l'allemand au latin. Cela s'est passé là, dans cette chapelle, dont on voit à peine les restes. « Comment, s'écrie-t-Il, peut-on avoir un même coeur et deux langues, une pour le prêtre et une pour le peuple ? Est-ce qu'on joue jamais an peuple une comédie ou une tragédie en langue étrangère ? »

C'est un autre fugitif : encore un moine qui a laissé sa robe dans sa cellule d'Heidelberg, Bucer. Il est en instance auprès de la curie, pour faire annuler ses voeux. En attendant la réponse (qui fut favorable), il est venu chercher un refuge dans l'Auberge de la Justice !

Bizarre château ! Tous les jours arrivent des armes, des munitions, des boulets, des canons, avec des livres et des lettres. On ne sait ce qui est attendu avec le plus d'impatience. Ebernburg est un centre, où se réunissent les nouvelles de tous les pays. Voici une lettre de Luther ; en voici une de Spalatin, de Capiton, Voici tout un paquet de Mayence, de Spire. Celui-ci vient de Worms ; le courrier n'a pas mis 24 heures ; il apporte à 9 heures du matin le discours prononcé par Alexandre le légat.

Et les boulets, les canons, les soldats, les lettres, les réfugiés continuent à entrer et à sortir !

Aussi bien, le véritable arsenal est là-haut : c'est la bibliothèque où Hutten a établi sa demeure. De là, pendant deux ans, il ne cesse de lancer contre l'Eglise, contre les moines, ses « invectives », ses pamphlets. Il n'a peur ni du légat, ni de l'empereur, ni du pape. On n'avait jamais rien entendu de pareil. C'est un feu roulant, assourdissant, plus meurtrier que celui de toutes les artilleries, car chaque coup fait sa trouée, emporte un pan de la vieille citadelle. Hutten qui, jusque-là, avait écrit en latin, se met à écrire en allemand.

Voici son pamphlet : la bulle, Bulla vel Buclicida. La bulle, que le pape a lancée contre Luther, est une personne : elle vient en Allemagne, et trouve devant elle la Liberté. La Bulle met aussitôt la main sur elle, et va lui faire violence. Mais la Liberté appelle au secours « A moi, Allemands ! A moi, citoyens Protégez la Liberté opprimée ! n'y aura-t-il personne qui vienne à mon secours ? N'y a-t-il plus d'hommes libres, plus d'amis de la vertu, du droit ? » Il y en a un au moins, c'est Hutten. Il a entendu le cri de détresse, il accourt : « Qu'y a-t-il ? Qui est là ? Qui appelle ? - La Liberté ! La Liberté qu'on opprime, c'est moi ! »

Ainsi, Wittenberg dit: Foi, et l'écho d'Ebernburg répond, terrible : Liberté !

Alors, quel rêve enflamme l'imagination romanesque de Sickingen ? Si Luther venait à Ebernburg ! Si le moine montait dans la citadelle, d'où au galop de son destrier, le chevalier descendrait pour porter dans le monde la nouvelle parole d'affranchissement ! Heureusement, Luther refusa.

Et cependant... pour qui, tout-à-coup, le pont-levis vient-il de crier et de s'abaisser ? C'est un nouveau visiteur bien inattendu : un franciscain, le confesseur même de l'empereur, Glapion. Il est introduit dans le cercle des réfugiés. Comme il parle avec douceur ! comme il est insinuant. C'est par intérêt pour Luther qu'il est venu. Luther a été un Peu loin ; il a injurié l'Eglise, mais s'il voulait seulement rétracter son écrit sur la captivité de Babylone, on pourrait s'entendre. Car tout le monde le reconnaît, il a ouvert à la chrétienté l'accès des Ecritures.

Sickingen et ses hôtes étonnés, surpris, séduits, écoutent. Le franciscain a une idée. Le plus simple serait d'arrêter Luther avant qu'il accoure à Worms, et de le mener en sûreté à Ebernburg. Là, quelques conversations arrangeraient tout. C'est vrai. Bucer est chargé d'aller à la rencontre de Luther à Oppenheim. Heureusement, Luther refusa et ne laissa pas expirer son sauf-conduit avant de paraître devant la diète.

Deux ans après, Sickingen tombait, écrasé sous les ruines de son château de Landstuhl. Mais les deux devises de Hutten restaient : Alea jacta est, et ich habe es gewagt : « le sort en est jeté », et « je l'ai osé » !

Nous avons encore à faire une splendide promenade de quelques heures pour revenir d'Ebernburg à Kreuznach (où est la station ,du chemin de fer), par le haut des. montagnes, à travers les bois.

C'est d'ici qu'il faut voir l'Ebernburg c'est ici que les ruines reprennent leur air antique, et que avec ce qui est, l'imagination peut facilement reconstituer ce qui était. La colline, à l'extrémité assez abrupte de laquelle le château est bâti, dans l'angle formé par la rencontre de deux rivières et de deux vallées, se relève peu à peu. En face, s'étend la plaine qui descend jusqu'à Bingen. Derrière le château, un pli de terrain se dessine : aujourd'hui, il y a un solide pont en pierre ; autrefois, il y avait le mobile pont-levis. En bas, la Nahe, grossie de l'Alsenz, se déroule en zigzags ides, et vient battre les rochers énormes de la Pierre des Rhingraves. Les bois assombrissent les pentes, et dérobent à la vue les champs modernes et prosaïques. Le pays reprend sa physionomie sauvage.

Nous continuons à monter. Il y a encore quelques restes d'un manoir des comtes du Rhin. Ici, rien n'a été changé : on ne voit que des bois ; tout est abrupt, solitaire. Nous arrivons enfin sur les hauteurs de la Ganz ; le vent souffle en tempête.

Oh, quand le pays était couvert de forêts et que sur la croupe de la fière colline, à l'entrée du défilé gardé par les hauts rochers et dominant la plaine, le château d'Ebernburg se dressait ; et que autour de ses tourelles le vent comme aujourd'hui soufflait, emportant là-bas, du côté du Rhin, le cliquetis de l'épée de Sickingen, on de la plume de Hutten, je comprends l'effroi des prêtres et des moines : c'était la tempête de la liberté qui se déchaînait.


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