Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

MAYENCE - WORMS - SPIRE

-------

Trois villes, trois cathédrales au pied desquelles s'est joué le drame de la Réformation, depuis Mayence où résidait l'archevêque Albert, prince-électeur de Brandebourg, fermier général des indulgences, patron de Tetzel, jusqu'à Spire, où les protestants reçurent leur nom. Quels événements et quels monuments !

Les trois « Dom » occupent dans l'histoire de l'art une place à part. Ils sont ce que l'architecture allemande a créé de plus grand, toute seule, avant de subir l'influence étrangère, c'est-à-dire française. Sans, doute, les détails ne sont pas très finis ; le chapiteau cubique est un peu lourd. Mais on sent l'effort vers le grand, vers le sublime, un effort différent par la forme, qu'il crée, rival par le sentiment qui l'excite, de l'effort qui conduit la France aux beautés du style gothique. Du reste, trois monuments, mais une même époque, une même idée, un même type ! La nef principale est recouverte par une voûte, non plus ajoutée après coup, mais partie intégrante du plan primitif ; la coupole puissante s'élève au milieu du transept ; les murs extérieurs simples, unis, sont ornés seulement de toutes petites arcatures le long du toit, et de quelques plates-bandes ; une galerie court là-haut tout autour, et surtout des tours nombreuses, carrées ou rondes, s'élèvent, portant vers le ciel la pensée et la foi du siècle. Tout est roman, exclusivement roman, et on a cependant comme une impression de gothique. Voilà l'originalité, la beauté, l'attrait des trois « Dom », construits du commencement du XIe à la fin du XIIe siècle.

De ces trois cathédrales, la plus immense est celle de Mayence ; car, si elle est moins haute que la cathédrale de Cologne, elle a quelques pieds de plus de largeur. Avec ses constructions diverses et successives, c'est elle qui donne le mieux l'idée d'une cathédrale au moyen âge, c'est-à-dire d'un monde vaste, compliqué, où tout se mêle, le sublime et le chaotique, où l'Eglise embrasse ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. Du côté sud, une porte donne accès dans un très beau cloître, en style flamboyant. Tout en marchant sur ces dalles, qui sont toutes des pierres tombales, à travers les arceaux, l'oeil contemple le gazon du jardin central ; les guirlandes des vignes et les tours rouges de la cathédrale.

Du côté du nord, une autre porte donne accès dans la chapelle de Saint-Godehard, la plus belle et la plus ancienne des doubles chapelles de l'époque, un des plus précieux monuments pour l'histoire de l'art roman dont elle sert à fixer la chronologie. Au-dedans même de l'église, - dont les nefs sont terminées de chaque côté par un choeur -, le long des colonnes, est un véritable peuple de morts, une véritable cité de mausolées de toutes sortes, depuis la simple stèle, comme pour l'impératrice qui fut la femme de Charlemagne, jusqu'aux pierres tombales ornées de reliefs, jusqu'aux statues de toutes grandeurs et de tout âge, archaïques, expressives, pieuses, indifférentes ou respirant encore l'orgueil que semblent légitimer les fastueuses inscriptions dont elles se sont entourées. C'est là toute la société telle que l'accaparait et la façonnait l'Eglise du moyen âge.

Cependant, si l'on veut avoir l'impression vraie, exacte, que poursuivaient les constructeurs de ces prodigieux édifices, c'est à Spire qu'il faut aller. Laissons l'extérieur, beau dans son unité, dans sa simplicité sans pauvreté ni sécheresse, et qui, dans son cadre d'arbres et de verdure, offre avec ses tours un si pittoresque tableau. Entrons par la grande porte du milieu. L'impression est forte, pas autre cependant que dans toutes les grandes cathédrales. Mais allons lentement vers un des bas-côtés, de telle façon que, en face, les murailles de la grande nef se déroulent, se présentent à nous. Les fresques apparaissent. Il est vrai, le bas des colonnes et des piliers est gris, monotone, mais les couleurs là-haut attirent les yeux, forcent les regards à s'élever, à monter jusqu'à la voûte bleue parsemée d'étoiles. Et déjà ces hauteurs révèlent d'autres hauteurs. La voûte s'ouvre et le regard s'élance de nouveau dans les profondeurs sublimes de la coupole qui surmonte le choeur.

Cédons à cette attraction et gravissons les marches de ce choeur. Ici les peintures ne décorent plus seulement les parties supérieures des murailles. Du bas jusqu'au haut, du sol jusqu'au ciel, tout est éblouissant d'azur, de blancheur, d'or, de couleurs. C'est une vision splendide du sein de laquelle émergent les moines avec leurs robes aux plis raides, les archevêques et les, papes aux tiares hiératiques, les martyrs, les saints aux visages amaigris, glorieux, entourés d'auréoles. Puis, le parfum de l'encens se mêle à ces éblouissements de la peinture, et au milieu de ces espaces radieux, de cette atmosphère sacrée, se dresse le tabernacle élevé encore de quelques marches au-dessus du choeur lui-même, juste au-dessous de la coupole rayonnante, éblouissante.

Je ne connais rien de pareil, ni dans Notre-Dame de Paris, ni dans la cathédrale de Cologne, rien d'aussi sévère et d'aussi magnifique, tant de pierres, mais cachées et animées par tant de couleurs.

C'est ici que le prêtre est à sa place ; c'est ici qu'est le vrai style sacerdotal. La crypte est là-dessous, représentant l'humilité des premiers jours, les douleurs du martyre, les angoisses de la lutte. A quoi cela a-t-il servi ? A exhausser de quelques degrés le sol sur lequel le prêtre pose désormais le pied. Du fond et du bas de l'église, le peuple le voit, en haut du triple escalier, dans son costume imposant, à travers les nuages de l'encens, les lueurs et les reflets de l'or, d'un mot créant le corps de Dieu... Que se passait-il alors dans l'âme de ce peuple ? Il est accouru de ses laides et sombres demeures : son imagination encore naïve, surexcitée et écrasée par tous ces contrastes, arrive haletante, épuisée au pied de cet autel, au pied de cet être incarnation de la science et de la civilisation, de la richesse et de la religion, de la puissance et de la foi, aux pieds de cet être maître, par une sorte de droit divin, des coeurs non moins que des esprits, des consciences non moins que des intelligences.

Cet être, ce n'était pas un Dieu, peut-être certainement ce n'était pas un homme qu'était-ce ? Nous ne le saurons jamais.

Et voilà pourquoi il nous est si difficile de nous faire une idée exacte de la scène qui se passa à Worms, le 17 avril 1521 : un homme, un homme ordinaire, un homme comme tout le monde, seul et bravant ce prêtre, ces prêtres, tous ces prêtres, toute cette Eglise, qui était tout l'univers ! Au point de vue social, je cherche un événement plus grand que celui qui s'est passé ici, à quelques pas de la cathédrale de Worms, dans le palais épiscopal : je ne le trouve pas.

Le moine de Wittenberg avait attaqué une pratique de l'Eglise. Les adversaires l'avaient forcé à attaquer le pape lui-même. Il jette au feu la bulle ! Le vieux monde frémit et veut arrêter le téméraire. Luther est mandé devant la Diète, devant ce qui est toute la loi et toute la force, devant les princes et les électeurs, les évêques, et les archevêques., le légat du pape et l'empereur. Luther vient. Son voyage est un triomphe, interrompu par les menaces de ses ennemis et par les avertissements de ses amis. Mais rien ne le distrait ; rien ne l'arrête. A Erfurt, le diable fait craquer une galerie pendant le sermon : Luther continue sa route. A Eisenach, Luther tombe malade : il continue sa route. A Francfort, il trouve affiché l'édit de l'empereur.

Le héraut effrayé lui demande s'il ne veut pas tourner bride. Luther « tremble », mais il continue sa route. Bucer essaie de l'arrêter et de le mener chez Sickingen. Luther, bravant ces alarmes et déjouant ces intrigues, continue sa route. Enfin, un dernier avis de son meilleur ami lui parvient encore, au dernier moment. Il peut encore en profiter : « N'entrez pas dans Worms », lui écrit Spalatin. « Quand il y aurait autant de diables à ,Worms, qu'il y a de tuiles sur les toits, j'y entrerai », répond Luther. Et il entre.

Déjà, du haut de ce clocher qui se dresse là devant moi, le guet a aperçu la cavalcade, et le nuage de poussière qu'elle soulève sur la route. C'est dix heures. Les cloches sonnent. Tous les bourgeois, dont c'est l'heure du dîner, se lèvent de table, remplissent les rues, montent sur les toits. On veut voir l'homme.

L'homme ! il ne s'agissait pas en effet de discuter, de faire de la théologie, de citer des textes, : il s'agissait d'être un homme, d'avoir une opinion, d'être de son propre avis, de ne pas penser comme tout le monde, comme tous les siècles, comme toute l'Eglise, comme tout l'empire, d'être un homme, un seul ; car un homme n'est un homme que quand il n'est pas un autre, quand il est soi.

Luther sera-t-il un homme ? Là est toute la question. La Diète est rassemblée. C'est le soir : les torches sont allumées ; les ténèbres luttent contre la lumière, le moyen âge contre les temps modernes, l'autorité contre l'individualité.

Et Luther reste de son opinion. « je ne puis autrement. » C'est une conscience, donc c'est un homme, un individu ! La foi a prononcé le mot magique qui ouvre le nouveau monde.

Voilà Worms !

Et Spire ? Nous ne quittons pas l'ombre majestueuse des cathédrales.

A une centaine de pas de celle de Spire, derrière ce qui est aujourd'hui l'église protestante, on trouve les ruines d'un édifice qui s'appelle le Retscher : ruines modestes, noires, enfumées, dont il ne reste plus guère que quelques pans de muraille avec une petite fenêtre gothique trilobée. Cet édifice a été construit en 1495. Il a servi d'arsenal impérial. Là, en 1529, a siégé cette Diète où les hommes de la Réformation ont reçu pour la première fois le nom de protestants. Né à Worms, le 17 avril 1521, le protestantisme a été baptisé à Spire le 19 avril 1529.

Protestantisme ! C'est là un nom de guerre. Cependant, les croyants les plus pieux n'ont pas besoin d'en avoir honte, pourvu que ce nom conserve son vrai sens, son sens historique. Les catholiques voulaient interdire aux évangéliques de répandre leur doctrine, se réservant le droit de répandre la leur. On devait pouvoir redevenir catholique, on ne devait plus pouvoir devenir évangélique.

Alors, le 9 avril 1529, les évangéliques présentent à la Diète leur fameuse « protestation ». Ils protestent contre quoi ? Contre la violence faite aux consciences. La foi lie dépend pas de la majorité ni de la minorité. Ils protestent pour quoi ? pour « la seule vérité », pour maintenir « la règle assurée de toute doctrine et de toute vie », la Bible. Ils protestent, au nom de qui ? « de nous, de nos sujets, de tous ceux qui reçoivent ou recevront à l'avenir la parole de Dieu ». Même les zwingliens, les sacramentaires lie sont pas exclus.

La conscience ! la Bible ! l'union ! voilà le triple fondement qui a été posé à Spire clans un jour trois fois glorieux. Les infidélités, les inconséquences, les contradictions, viendront bientôt, nombreuses, honteuses, douloureuses : peu importe - voilà le triple principe protestant, et tous ceux qui portent ce nom devraient venir saluer les ruines du Retscher avec quelque chose du sentiment qui ramène les Juifs auprès des ruines de Jérusalem : non pas avec une égale tristesse, mais avec un égal respect.

Aujourd'hui, ces villes (Spire, Worms) sont délaissées. Leurs rues sont désertes, silencieuses. Mais pour l'imagination et pour la foi, Worms la ville au nom sonore, restera toujours éclairée de sa double et incomparable auréole.

C'est à Worms que se sont passées les scènes des Niebelungen. Le poète a vu les plus vieilles parties de la cathédrale. Ici partit Kriemhild, la robe ornée de pierres, précieuses, le rouge des roses sur les joues. Rieti d'aussi beau n'avait encore été vu sur la terre ; comme la pleine lune brille devant les étoiles, ainsi elle brillait devant les autres femmes. Quelles splendeurs inouïes, quand Günther ramena Brunehild, quand les filles d'honneur sortirent toutes leurs plus belles robes, quand, à côté d'elles, les preux chevauchèrent sur leurs destriers, aux selles magnifiques, toutes « claires d'or rouge », les brides ornées de soie d'Arabie et de pierreries ; quand, au tournoi, les lances frappèrent les boucliers et firent retentir au loin les airs. C'est dans cette cathédrale que Kriemhild allait à la messe. C'est devant cette porte qu'eut lieu entre Kriemhild et Brunehild la célèbre dispute, source inépuisable de sombres pensées, de noires trahisons, d'épouvantables coups d'épée, de haines et de massacres. Bref, ici s'est déroulée la vieille et sublime épopée des vertus naïves et des vies sauvages, que domine la figure du héros incomparable, Siegfried. Longtemps les peuples en ont rêvé.

Et cependant, qu'est-ce que cette épopée légendaire, comparée à l'épopée historique qui, quelques siècles plus tard, se déroule de nouveau devant la même cathédrale ; de nouveau quel bruit, quel tumulte, quelles passions, quelles ruines, quel héroïsme ! C'est le vieux capitaine, George de Freundsberg, qui pose la main sur l'épaule de Luther, et comme épouvanté, lui, le chevalier blanchi sur les champs de bataille, de cette bataille nouvelle, mystérieuse, crie cependant au « petit moine » : Courage ! C'est le duc Eric de Brunswick qui, au moment où Luther sort de la lice, je veux dire de la Diète, fatigué, épuisé, lui envoie un grand pot d'argent plein de bière, dans laquelle il a trempé ses lèvres, et qui reçoit en échange une bénédiction dont la paix pacifiera son lit de mort. C'est le rusé confesseur de l'empereur C'est le légat Alexandre, hautain, despote il appelle Luther un « chien » ; il déclare que le pape peut faire de l'empereur Charles un vil ouvrier ; il annonce qu'on trouvera moyen de faire que les Allemands se massacrent entre eux ; là, dans cette cathédrale, après le sacrifice de la messe, il fait signer à l'empereur l'édit qui interdit à tout le monde de loger, de nourrir, d'abreuver son ennemi, le moine détesté. Le sombre meurtrier des Niebelungen aurait été satisfait. Et toutes ces passions épiques se croisent, se heurtent, soulèvent les coeurs et les consciences, agitent et secouent les masses. C'est le tournoi, c'est le combat, avec tous ses bruits, avec toute sa poussière, dominé par le héros à la haute stature, Luther. Siegfried s'est baigné dans le sang du dragon, et il ne peut plus être blessé nulle part, si ce n'est à un seul endroit, d'où une feuille d'arbre, tombée par hasard, a écarté le sang du monstre. Luther est plus assuré encore, plus inviolable, plus invulnérable, plus invincible. Quelque chose de plus puissant que tous les talismans l'enveloppe :

Sa foi, cette triple armure, cette triple cuirasse ,qu'aucune épée ne peut percer. Et de ses yeux jaillit la confiance audacieuse : « je ne puis autrement ! »

Certes il y a eu d'aussi grands chrétiens que Luther ; il y a eu des actes d'héroïsme et de foi, aussi sublimes, plus sublimes encore, que celui de Worms. Mais d'aucune scène de la réforme ne se dégage un tel flot de poésie héroïque. je ne sais quelle fanfare chevaleresque accompagne l'affirmation de l'Evangile c'est l'épopée de la foi protestante.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant