Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

HEIDELBERG

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A Constance, l'histoire nous fait un peu oublier la ville ; pour la plupart des visiteurs, c'est le contraire à Heidelberg.

Non pas que la ville proprement dite présente beaucoup de curiosités. C'est une ville d'étrangers et d'étudiants. Ceux-ci, leurs trop petites casquettes de couleur sur la tête, le ruban de la Société ou du Corps sur la poitrine, les joues balafrées, se montrent partout, brandissant leurs cannes comme des rapières, ou se faisant traîner dans des fiacres à deux chevaux. Mais l'antique université a fait place à une plus moderne, il y a un ou deux siècles. Le tableau noir nous montre l'affiche du Dr Schenkel. C'est ici que Rothe a enseigné, et que Mélanchthon a étudié, étonnant déjà par sa jeunesse et par sa science. Un jour, le professeur, se trouvant arrêté par quelques mots grecs, et disant que pour les expliquer, il faudrait un de ces nouveaux savants, venus depuis peu de l'Orient, tout l'auditoire se mit à crier : Mélanchthon ! Mélanchthon ! Il comprenait le grec. Bientôt, il quitta Heidelberg parce qu'on le trouvait trop jeune pour lui accorder le titre de magister.

De tout le Heidelberg d'autrefois, il ne reste plus guère qu'une maison, fort curieuse il est vrai. Elle est, comme tous les monuments du pays, en grès rouge, bâtie dans le style élégant de la Renaissance, couverte de sculptures, de médaillons, d'arabesques, d'animaux, de cariatides, de colonnes. Elle a été construite par un Français, par un protestant, qui fuyait les massacres de la Saint-Barthélemy. En haut, sur le fronton, on lit encore la pieuse devise: Soli Deo gloria.

Mais quand on parle de Heidelberg, tout le monde entend le château de Heidelberg. On l'aperçoit de loin. Après une demi-heure d'ascension assez rapide, on arrive sous les voûtes puissantes qui le supportent en partie. Les voûtes elles-mêmes reposent sur de courtes et épaisses colonnes. On dirait d'une crypte, n'étaient les larges ouvertures qui, enguirlandées de branches et de feuilles, laissent la lumière entrer, et les regards s'étendre sur la vallée du Neckar. Et ce premier contraste entre le sombre souterrain et la plaine lumineuse prépare l'esprit aux impressions que va faire naître ce château, type des châteaux romantiques.

A partir de ce moment, en effet, l'imagination ne cesse plus d'être ballottée entre les antithèses les plus pittoresques. Ce sont les murailles rouges qui se détachent sur le feuillage foncé des arbres. Ce sont les ouvertures de toutes formes, fenêtres, balcons, fissures, crevasses, au fond des cours, au haut des tours, qui, encadrées de toutes les façons par le lierre qui rampe, par la vigne qui pend, présentent au regard les plus belles, les plus changeantes perspectives sur le vert de la forêt et le bleu du ciel. Ce sont les sculptures les plus élégantes, les plus gracieuses qui se mêlent aux énormités pantagruéliques de la cheminée où les boeufs sont rôtis tout entiers et du fameux tonneau contenant plus de 300.000 litres, au-dessus duquel on donne des bals. Ce sont les murs énormes, de 20 pieds d'épaisseur, qui tombent comme d'immenses rochers, et sont entourés de pierres ciselées, percées, fouillées, décorées de têtes fines et d'arabesques délicieuses. Ce sont les prisons étroites, sombres, souterraines, où gémirent tant de prisonniers, et les balcons gothiques, suspendus dans les airs, devant les horizons splendides où causèrent les chevaliers et les châtelaines.

Les ruines, il est vrai, n'ajoutent pas peu de charme à cette étrange cité de pierres et de feuilles. Sur tous ces souvenirs, sur toute cette histoire faite trop souvent d'incendies et de pillages, les ruines jettent leur voile transparent de mélancolie, de poésie et de fantaisie capricieuse. Fantastique ! le mot vient inévitablement sur les lèvres, car depuis longtemps il est dans la pensée.

Quand on est devant la façade immense, sur la haute et large terrasse qui se termine des deux côtés par un pavillon, penché sur le vide, quand on a en face de soi la puissante tour en ruine, en bas la plaine, en haut comme arrière-plan les pentes de la forêt, bientôt l'imagination est séduite, éblouie par ce jeu des ombres et de la lumière, des murailles et des perspectives, et l'on se demande quel féérique spectacle ce serait donc si tout-à-coup le soir venait, avec ses ombres qui apaisent, adoucissent, embellissent, agrandissent, avec sa lune aux rayons d'argent amis des ruines. Cette pensée est si naturelle qu'un peintre n'a pas manqué de la réaliser, et qu'on offre à tous les visiteurs la photographie de son tableau. C'est l'idéal et c'est la réalité.

Le théâtre de Heidelberg est un vaste et pittoresque assemblage de constructions qui datent surtout de la Renaissance. Quelques-unes cependant sont plus anciennes, par exemple celles que l'on aperçoit en venant de la terrasse et qui de leurs formes gothiques décorent le fond de la cour intérieure du château : c'est le Ruprechtsbau.

Luther a vu ces bâtiments, il y est entré, il y a sinon logé, du moins dîné et passé plusieurs heures ; Luther, en effet, est venu deux fois à Heidelberg ; en 1508 quand il se rendait à Rome, avec cette seule tristesse au coeur, de n'avoir pas déjà perdu ses parents, pour avoir l'occasion de les délivrer du feu du purgatoire, en disant des messes pour eux dans la ville sainte, et en 1518. C'est pendant cette seconde visite que le comte palatin l'invita, avec son supérieur Staupitz et son ami Lange. Il les reçut avec « beaucoup d'honneur ». « Nous eûmes ensemble, dit Luther, une conversation fort intéressante, tout en admirant les décorations de la forteresse palatine, l'arsenal et les autres curiosités de ce château vraiment royal. » Le réformateur ajoute « qu'il fit un tour en voiture » avec un vieux docteur ; il l'étonna, mais il ne le convainquit pas. Il n'espère plus qu'en la jeunesse.

Précisément en ce moment se trouvait à Heidelberg un jeune homme qui légitimait et peut-être inspirait des espérances ; et la rencontre de ce jeune homme et du réformateur est précisément ce qui donne au séjour de Luther son importance et à notre visite son intérêt.

Le jeune homme dont il s'agit s'appelait Bucer ; il portait la robe des dominicains ; du reste, moine malgré lui, et avec la seule intention de continuer les études auxquelles sa pauvreté l'aurait contraint de renoncer. Dès la fin de son noviciat, il avait eu des difficultés avec les pères du couvent de Schlestadt (la ville où il était né), et il avait réussi à se faire envoyer à Heidelberg. Il n'y était pas depuis longtemps, quand il lut à la dérobée les thèses de Luther, et quand il apprit que le docteur lui-même allait venir dans la ville.

Les moines Augustins avaient une réunion pour nommer un vicaire général (Staupitz fut réélu) et un vicaire de district (Luther ne pouvant être réélu, céda sa charge à son ami Lange). Puis, les affaires de l'ordre ainsi réglées, le 26 avril 1518, il y eut un tournoi théologique. Luther préside et Bucer est au premier rang parmi les auditeurs. Il ne se lasse pas d'entendre le grand docteur. Il l'invite à venir dans sa cellule partager son modeste repas. Luther se rend à son invitation, comme il s'est rendu à celle du comte, peut-être avec plus d'empressement. Bucer est saisi, transporté, enthousiasmé.

Pourquoi ? Il y a une différence quelquefois énorme, entre le sens qu'une parole a pour nous, une parole imprimée depuis cent ans, depuis deux cents ans, trois cents ans, et le sens que cette même parole avait pour les hommes qui la prononcèrent ou qui l'entendirent la première fois. De là tant de malentendus en histoire, tant d'erreurs et tant d'injustices.

Nous avons sous les yeux les mots exacts oui, mais nous ignorons trop souvent pour qui ils étaient dit, contre qui, quels sous-entendus les commentaient, les expliquaient dans la pensée de l'orateur et dans la pensée de l'auditeur. Nous avons beau fixer nos regards, notre loupe sur la fleur de l'herbier, ce n'est plus la fleur qui émaillait la fraîche prairie, ou qui jetait ses parfums au vent de la montagne.

Ecoutons Bucer. C'est le soir même du tournoi. Il s'est hâté de rentrer dans sa cellule pour écrire à son ami Rhenanus de Bâle, et lui tout raconter : « Martinus. a présidé ici un solennel tournoi scientifique ; il a avancé et défendu une série de thèses qui ne dépassaient pas seulement toute attente, mais qui ont paru hérétiques à la plupart des théologiens. » Et il continue : « C'est admirable de voir avec quelle grâce il répond, avec quelle patience incomparable il écoute ses adversaires, avec quelle clairvoyance toute paulinienne il saisit et dénonce le noeud des objections. »

Voilà, saisie dans toute sa vivacité, dans toute sa spontanéité, l'impression produite par l'apparition de Luther. C'est une nouveauté qui étonne, qui charme, qui passionne, qui ravit. Ce moine qui parle autrement qu'on ne parlait, qui développe des idées autres que celles qu'on développait, qui apporte d'autres autorités, ce moine transporte les esprits d'un monde dans un autre monde, d'une atmosphère dans une autre. L'air est plus pur, plus vif. On entend comme respirer avec bruit et avec joie les poitrines débarrassées de quelque poids séculaire. C'est une fête de résurrection et de vie.

Même quand Luther est reparti de Heidelberg, Bucer reste sous le charme. Et cependant, si nous lisons aujourd'hui les thèses défendues par Luther à Heidelberg, que voyons-nous ? sinon les doctrines du serf arbitre, de la prédestination, que le docteur de Wittemberg professait alors dans toute leur exagération. C'est cela qui vous repousse et c'est cela qui attirait ! Oui, parce que tous ces mots et toutes ces idées venaient se confondre, s'unir, se résumer dans une idée et dans un mot, qui expliquaient tout : Vie. Au lieu des règles du cloître, des pratiques, du joug rigide, lourd, des minuties froides, monotones, c'est-à-dire au lieu de cette servitude qui donne la mort, un principe de vie était communiqué par Dieu à l'homme, directement, immédiatement, par grâce, sans que l'homme y fût pour rien, en dehors des règles, en dehors des formalités, en dehors des obéissances. Le décret libre de Dieu ne dépendait pas des mérites insuffisants de l'homme. Le vent souffle où il veut, partout. Et ainsi ces mots, pour nous lugubres, de serf arbitre et de prédestination, avaient pour les oreilles de nos pères un arrière-son, dirai-je, de liberté, d'affranchissement. En les entendant, ils frémissaient d'ardeur, d'enthousiasme. Tout à fait esclaves de Dieu, c'est-à-dire tout à fait libres devant les hommes.

Oh ! sens secret, intime, profond, vrai des mots, que nous livre avec une clarté admirable l'entrevue de Heidelberg ! C'est toute la révolution du XVIe siècle.

J'abandonne le cercle de jeunes hommes, que le docteur de Wittemberg a un moment groupé autour de lui, Bucer, Brenz et les futurs réformateurs d'Ulm, de la Souabe, de Marbourg... D'un coeur et d'un pied légers, je gravis les pentes qui, du château, vont nous mener au sommet du Koenigsstuhl.

Il est fort probable que c'est seulement une illusion, et même pas difficile à expliquer. Mais je ne puis m'empêcher de trouver quelque rapport, je ne sais quelle harmonie, entre la nature et les scènes historiques qui préoccupent mon imagination. Pourquoi donc tout cela est-il si vert, si frais, si vivace, si lumineux, si pur ? Par-dessus toutes ces beautés saines et fortes de la nature toujours jeune, pourquoi donc ne serait-ce pas du XVIe siècle qu'arriverait jusqu'à nos muscles et à nos esprits cet air vivifiant ? Nous montons alertes et joyeux. Le soleil est brillant, les bois sont beaux avec leur feuillage et leur mousse. Le vent fraîchit encore. Nous voici au sommet. Une tour le domine. Nous en escaladons les marches intérieures. Quel splendide horizon, les vallées du Neckar, du Rhin, les montagnes du Taunus, de la Forêt Noire. Dans l'espace, dans l'air, comme on respire librement. N'est-ce pas ainsi que respirait Bucer, en voyant tomber autour de sa cellule les préjugés du passé ? N'est-ce pas la vision que le hardi moine Augustin déroulait, en 1528, devant les regards éblouis du moine dominicain ?


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