Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

II

CONSTANCE

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Les fêtes ont commencé ! Le 8 août, à Erfurt, du haut des tours de l'église, les trompettes ont salué les premiers rayons du soleil avec les notes éclatantes du choral de Luther. L'après midi, un immense cortège historique a sillonné les rues de la ville, au milieu d'une foule qui encombrait jusqu'aux toits des maisons. Accourus de toutes les parties de l'Allemagne, les étudiants représentaient l'entrée de Luther à Erfurt, en 15 2 1, lorsqu'il traversa cette ville pour se rendre à la Diète de Worms, et que toute l'Université alla à sa rencontre pour le recevoir. Avec toute la précision de l'archéologie moderne, on a refait le char de l'époque ; les lansquenets ont retrouvé leurs costumes et leurs hallebardes ; le héraut de la ville, les corporations se sont réveillés pour un jour de leur sommeil trois fois séculaire ; le héraut impérial est remonté sur son splendide coursier, et, dans le char ouvert, protégé contre le soleil par une tente en toile, à côté de Luther, ont repris place son ami Amsdorff et les autres compagnons de route...

Mais les caprices de notre itinéraire nous invitent à procéder un peu plus méthodiquement, et, avant de pouvoir célébrer le triomphe de la Réforme, nous devons assister avec nos lecteurs à ses véritables origines, en visitant Constance.

Ce n'est point un paradoxe. Quiconque, à travers les effets, sait remonter aux causes intimes, profondes, réelles, reconnaîtra bientôt que c'est, en effet, à Constance, et au XVe siècle, que le sort de la chrétienté s'est décidé ; car ici s'est tenu le plus important des trois grands conciles, et Jean Huss est monté sur le bûcher.

Le cortège d'Erfurt en rappelle un autre. Le 28 octobre 1414, dans cette cité de Constance aujourd'hui si paisible, le pape Jean XXIII faisait son entrée solennelle avec neuf cardinaux, un grand nombre de prélats et de seigneurs, deux comtes conduisant par la bride sa haquenée blanche, tandis que le bourgmestre et trois autres gouverneurs de villes portaient au-dessus de sa tête un baldaquin magnifique. Après le pape vinrent environ 1.700 joueurs de fifres et de trompettes, 30.000 cavaliers, une foule de 100.000 âmes.

Comment cette multitude put-elle passer dans ces rues étroites et loger dans cet espace si resserré ? On dressa sans doute des tentes. En tous cas, les tournois se succédaient, les jeux et les plaisirs se multipliaient, tandis que le Concile décidait le sort du système ecclésiastique catholique.

La papauté, conçue et réalisée par Grégoire VII et par Innocent III, avait déroulé toutes ses conséquences. A la gloire du début avaient déjà commencé à succéder les troubles de la lutte, puis les douleurs et les hontes de l'exil et du schisme. Des orgueilleuses hauteurs du rêve, l'Eglise était tombée dans les bas-fonds de la réalité désordonnée et immorale. Une réformation dans le chef de l'Eglise et dans ses membres était nécessaire, et personne n'en contestait même plus l'urgence. C'est cette réformation qu'entreprirent: les grands conciles. Le mal venant de l'absolutisme papal, ils résolurent de proclamer la supériorité des conciles sur le pape.

Voici la cathédrale où, pendant quatre ans (1414-1418), le second des grands conciles tint ses sessions si souvent tumultueuses. La crypte sombre, avec ses colonnes courtes et fortes, et la nef avec ses seize colonnes qui datent du XIe et du XIIe siècles, sont encore telles qu'elles étaient alors : et cela suffit (tout le reste de l'édifice est plus moderne) pour préciser les idées et fixer les souvenirs. C'est bien là que se passèrent tant de grandes scènes : la renonciation de Jean XXIII au siège pontifical, après un procès plus, ou moins scandaleux ; la déposition de Benoît XIII ; la dégradation de Jean Huss..., cérémonies toujours pompeuses, toujours dramatiques, toujours imposantes, sinon toujours religieuses.

Sur les bords du lac se dresse un autre monument, non moins intéressant que la cathédrale et mieux conservé. C'est un vaste édifice, simple, bâti vers 1388, avec son toit pointu et ses portes en ogive : le kaufhaus (l'entrepôt), au premier étage, est une vaste salle aux belles boiseries, ornée de fresques modernes. Du lundi 8 au jeudi II novembre 1417, les cardinaux habitèrent cet édifice, réunis en conclave, cherchant le successeur unique des trois papes qu'ils venaient de déposer. Ils élurent Martin V.

Et cette nomination fut l'écueil contre lequel vinrent échouer toutes les tentatives de réforme. On avait, il est vrai, avec beaucoup de peine, formulé le principe de la supériorité du concile sur le pape. Mais l'utilité du principe dépendait de son application. Après la proclamation du principe, et avant la nomination d'un nouveau pape, il aurait donc fallu procéder aux réformes nécessaires. Mais la curie avait d'autres préoccupations. Les cardinaux voulaient un pape, et le pape une fois nommé n'eut plus qu'un désir : reconquérir son pouvoir absolu. Cette conquête ne lui fut pas difficile : le système ecclésiastique catholique resta le système du despotisme.

Ainsi ce kaufhaus est en réalité le tombeau de la réforme de l'Eglise par l'Eglise. C'est dans cette salle que la grave question a été posée et qu'elle a été décidée. C'est de cette salle que, le II novembre 1417, la papauté est sortie triomphante, cette papauté que la logique devait désormais mener à l'infaillibilité. Le vrai successeur de Martin V a été Pie lX !

La réforme de l'Eglise par les conciles c'est-à-dire par la tradition, avait échoué!

Restait la réforme par l'Evangile, c'est-à-dire par la Réformation : celle de Jean Huss.

Dans le musée du Rosgarten, on conserve précieusement le char en bois dans lequel, dit-on, le réformateur de la Bohême fit son entrée à Constance. Ce char est bien de l'époque. je doute cependant que Jean Huss s'y soit assis, car lui-même nous raconte que le 3 novembre 1414, il entra dans la ville « à cheval, entouré d'une grande foule de cavaliers, et la multitude se pressant autour de lui ».

Près d'une des vieilles portes de la ville, on voit ensuite la maison dans laquelle Jean Huss logea plusieurs jours. C'était chez une veuve, nommée Fida, qui fut surnommée la « seconde veuve de Sarepta ». C'est là qu'un jour, vers midi, le pape envoya deux évêques quérir Jean Huss. Celui-ci se leva de table. Quelques heures après, violant le sauf-conduit de l'empereur, le pape retenait le réformateur prisonnier. La maison est petite, dans une rue fort étroite. Jean Huss nous dit dans ses lettres que sa demeure « était sur la place, près de l'hôtel du pape ». Peut-être la place s'est-elle depuis transformée en rue. J'espère, en tout cas, que les Tchèques se sont assurés de la fidélité de la tradition locale, avant de la consacrer par une plaque en marbre et par un beau portrait en relief de leur héros bien-aimé.

Fait prisonnier, Jean Huss fut conduit dans une petite île, tout à côté de la ville, dont elle n'est séparée que par un canal. Au musée, on trouve encore la porte de la prison où il fut enfermé. C'est un morceau de bois d'environ un mètre carré de superficie et d'un pied d'épaisseur, muni de larges et fortes serrures. Une pareille porte devait donner une entrée peu commode, plutôt dans une cage que dans une chambre. « Le Dieu de bonté, écrit alors le réformateur, tantôt me console et tantôt m'afflige. Mais j'espère qu'il ne m'abandonnera pas dans mon épreuve. J'ai encore une fois ressenti d'affreuses douleurs de la pierre, dont je n'avais jamais souffert avant ma prison ; j'ai eu aussi des vomissements et des fièvres, et mes geôliers qui m'ont tiré de cette prison craignaient que je n'y mourusse. » Ajoutons que ce cachot était à côté d'un réceptacle d'immondices, et que Jean Huss y était reste 89 jours.

Il fut transféré au château de Gottlieben. Naturellement, nous avons tenu à l'y suivre.

Faisant un détour par l'île de Reichenau, où l'on voit encore la vieille église de la célèbre abbaye, nous sommes revenus à Constance dans une petite barque. Une heure avant d'arriver à la ville, on aborde au milieu des bois et de la verdure : c'est le château de Gottlieben, qui de ses anciennes constructions a encore conservé deux grandes tours carrées, hautes, tapissées de lierre, et vues de loin dans tout le pays. C'est dans l'une de ces tours que Huss fut enfermé. On monte plus de cent marches, et quand on arrive tout près du toit, on trouve deux espèces de cages en bois, longues de trois pas et larges de deux, dans lesquelles un homme ne peut se tenir debout. Dans la première, Huss aurait vécu plus de deux mois ! Après quoi, nous refaisons en sens inverse la courte traversée qu'il fit il y a quatre siècles. Pour lui, c'était la nuit ; la barque était pleine de soldats farouches, portant des torches, entraînant leur victime d'un cachot dans un autre cachot. Pour nous, c'est une splendide après-midi. Le lac est immobile et éblouissant. Ici et là quelques barques de pêcheurs glissant bien lentement, se détachant comme une ligne noire sur un fond blanc d'argent, tandis qu'à l'horizon, perdues dans la lumière, se dressent les tours de la ville. Eh oui notre liberté est le fruit de leur servitude notre paix est le fruit de leurs angoisses ; notre bonheur est le fruit de leurs atroces souffrances. Mais envers nos glorieux martyrs, où est notre reconnaissance ?

Il ne nous restait plus, pour achever notre pèlerinage historique, qu'à nous rendre à l'endroit où fut dressé le fatal bûcher.

Après soixante-treize jours de captivité dans l'étroit cachot de Gottlieben, Huss fut ramené à Constance. Un de ses plus vifs désirs allait enfin être réalisé: il paraissait devant le concile : il se défendrait. C'est le 5 juin 1415 ; la cathédrale est pleine de prélats, de prêtres et de peuple ; l'empereur Sigismond est assis sous ce dais que l'on conserve au musée. Mais Huss avait en vain espéré trouver des juges, au. moins des auditeurs ; il n'a en face de lui que des ennemis. A leurs cris et à leurs insultes, on dirait une populace d'évêques et de cardinaux. Leur détermination est prise. Cependant pendant quatre semaines, ils essaient encore d'user la patience de l'héroïque confesseur, de le séduire, de l'ébranler. Lui, pendant quatre semaines d'une agonie sublime, résiste avec une fermeté dont le prodige n'est égalé que par celui de la charité, pardonnant aux hommes, et priant le Seigneur. Enfin le 6 juillet, il est dégradé et livré au bras séculier.

Le 6 juillet 1415, dans la cathédrale de Constance, session deux fois mémorable ! Le concile avait été saisi des théories tyrannicides de Jean-le-Petit, l'apologiste du duc de Bourgogne, qui avait assassiné son cousin, le duc d'Orléans. Mais en vain Gerson déploya toute l'éloquence de sa conscience et de son coeur, le concile refusa de condamner formellement les théories de Petit le jour même où il condamnait Huss, le 6 juillet.

Jean Huss et Jean Petit ! Celui-ci avait glorifié l'un des crimes les plus odieux de cette époque si féconde en forfaits ; celui-là avait revendiqué l'autorité de l'Evangile; et le concile renvoya Jean Petit non condamné, et il remit Jean Huss au bras séculier. Lugubre plagiat d'une scène plus lugubre encore : « Barrabas avait été mis en prison pour une sédition et pour un meurtre, mais Pilate relâcha celui qui avait été mis en prison pour sédition et pour meurtre, et il abandonna Jésus à leur volonté. »

Ainsi le concile de Constance proclamait son incapacité de réformer l'Eglise et sa ferme volonté de ne pas la laisser réformer. Vienne donc la Réformation malgré l'Eglise contre l'Eglise. Le 6 juillet 1415 a légitimé l'oeuvre de celui qui naquit le 10 novembre 1483 !

C'est en dehors de la ville, environ à une demi-heure de la cathédrale, que Jean Huss (levait être brûlé. Un dessin dans un manuscrit du temps, nous le représente, vêtu d'une longue robe ayant sur la tête une toque en papier sur laquelle on a dessiné deux diables, conduit par les valets du bourreau. Le lieu fatal est aujourd'hui marqué par un énorme bloc de granit. Pour amener là ce bloc, il a fallu les forces de bien des boeufs, et l'enthousiasme obstiné de bien des patriotes. A mon sens, l'idée a été heureuse et ce bloc me plaît plus qu'une statue. Il dit l'immensité du fait qui s'est passé, et il n'essaie pas de représenter une scène qui dépasse et défie toute représentation. Cette scène, le seul artiste qui puisse la reproduire, c'est l'imagination, une imagination émue et pieuse. Deux chariots de bois ont été apportés ; on entasse les fagots ; ils montent jusqu'au menton de Jean Huss attaché à un pilier, les mains derrière le dos ; la flamme s'élance ; d'une voix forte, Huss se met à chanter : « Christ, fils, du Dieu vivant, aie pitié de nous ; Christ, fils du Dieu vivant, aie pitié de moi. » ; le feu atteint le visage et avec un dernier chant, son âme s'envole au ciel.

Nous revenons lentement à la terrasse de cet ancien couvent de dominicains, dans cette île où le martyr avait trouvé sa première prison. Le cloître est parfaitement conservé ; c'est sous ces voûtes et ces arcades que passa Huss, et que des années avant lui se promena le grand mystique Suso, perdu dans les pieuses rêveries, de sa contemplation. La chapelle est là aussi intacte, dans laquelle la nation italienne tenait ses réunions... jusqu'à nos pieds vient le Rhin dans une soirée pleine de calme, de lumière, de douceur, qui rend plus saisissantes, par le contraste, les scènes affreuses et sublimes dont notre imagination est hantée. Quand le supplice fut achevé, c'est dans ces eaux que les cendres du réformateur furent jetées, dans le Rhin, qui les porta à l'Océan, vrai symbole de cette doctrine qui allait passer d'une nation à l'autre et couvrir la chrétienté comme l'Océan couvre le fond des abîmes.


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