Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AVANT-PROPOS

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En août 1883, commençait, dans le journal de Genève, la publication des impressions de M. le doyen Doumergue, écrites au jour le jour, en Allemagne, pendant les fêtes du quatrième centenaire de Luther. D'une manière extrêmement vivante, et souvent émouvante, avec la vigueur de sa pensée et la sensibilité de son coeur, M. Doumergue racontait à ses lecteurs genevois comment Luther lui était apparu au cours de ce voyage, dans le cadre où le Réformateur avait vécu.

Nous exprimons notre vive reconnaissance à M. Doumergue ainsi qu'au journal de Genève qui ont bien voulu nous autoriser à publier, cette fois en volume, ces articles déjà anciens, mais auxquels les événements donnent une singulière actualité. Il nous paraît que celle publication vient à son heure et pourra servir à éclairer bien des esprits.

Ecrites jadis et minutieusement revues aujourd'hui par leur auteur, ces pages consacrées à Luther susciteront un intérêt d'autant plus grand qu'elles sont de la plume de l'incomparable historien de Calvin. Il écrit lui-même : « C'est dans l'esprit du grand Calvin que je veux aller saluer le grand Luther. »

« LA CAUSE ».


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I

ALLEMAGNE

 

Ces lignes, si vous le voulez bien, seront une préface. Quand on reste environ 28 heures en chemin de fer, presque sans mettre pied à terre, on a le temps de feuilleter bien des brochures, de retourner plusieurs fois toutes ses idées dans son cerveau, et, par une utile préparation, de familiariser son esprit et son imagination avec l'objet de son voyage. Et peut-être ceux de vos lecteurs qui voudront bien m'accompagner au pays de Luther ne seront-ils pas fâchés de trouver ici un court résumé de ces lectures et de ces réflexions.

Le 4e centenaire de Luther est en réalité le 1er. jusqu'ici, en effet, on n'a pas célébré de fête générale en souvenir de la naissance du grand réformateur. Pourquoi ?

Le 1er centenaire aurait dû être célébré le 10 novembre 1583. Or, au sortir du catholicisme et du culte des saints, on eut sans doute quelque scrupule de consacrer à un homme, même à Luther, une fête particulière. De plus, la formule de concorde n'était promulguée que depuis trois ans et la désunion la plus acrimonieuse régnait. Ce qui préoccupait les luthériens, c'était la guerre contre les philippistes et les calvinistes.

Il n'y eut donc pour Luther et pour la réformation qu'une seule et même fête, en souvenir du jour où les fameuses thèses furent affichées à la porte de l'église de Wittenberg, le 31 octobre 1517.

Le premier centenaire de cette heure solennelle fut célébré dans des circonstances fort graves. Le danger ne venait plus du côté des philippistes et des calvinistes, il venait du côté des jésuites. Le pape et l'empereur étaient également menaçants, et déjà on assistait au déchaînement de ces menaces et de ces violences qui allaient amener les terribles guerres de religion. La fête de la Réformation de 1617 manifesta la reconnaissance des luthériens envers Dieu, et leur irritation contre les catholiques. La péroraison d'un des discours prononcés alors suffit pour nous donner le ton général. « Ainsi, bien-aimés dans le Seigneur, ainsi, vous les enfants élus de Dieu, et nous tous auxquels Dieu a donné raison et bon sens, bouche et langue, avec un soupir et du fond du coeur, disons : Maudit et maudit soit le pape, l'antéchrist romain, dans l'éternité ! »

Malheureusement le danger n'inspire pas toujours la prudence, et la haine des jésuites s'alliait alors dans le coeur des luthériens à la haine des réformés. Tout ce que Luther, dans le feu de la discussion, avait dit contre les sacramentaires, était répété et commenté comme des paroles de l'Evangile. Un prédicateur demande pardon de mettre quelques réformés au nombre des martyrs. Mais enfin on appelle bien ainsi un Savonarole, un Jean Huss, dont l'esprit cependant n'a jamais été complètement purgé (de foecaha) de toute la saleté (amurca) romaine. Un autre prédicateur est tout à fait furieux de ce que les réformés veulent aussi célébrer la fête de la réformation. De leur part, ce ne peut être qu'une honteuse hypocrisie. Et voici pourquoi : « Le Dieu de Luther est bon.... le Dieu de Calvin est mauvais. » Les réformés sont des bâtards (nothi) et des infâmes (spurii). Sur quatre-vingt-dix-neuf points, ils sont Ariens et Turcs.

Bientôt après, la guerre de Trente ans éclatait. A ces tristes folies du fanatisme répondent, en 1817, par un curieux contraste, les effusions d'un sentimentalisme doux et rationaliste. On n'use plus que des épithètes : bon, noble, touchant, ému, émouvant. Il n'est question que de religion et de vertu, et l'on voit les réformés, les luthériens, les catholiques, les juifs, former, en l'honneur de Luther, une seule et même procession. Aussi quels étranges cantiques font résonner les airs : « A toi s'élèvent les saintes flammes de l'admiration, ô Eternel ! devant toi se présente notre choeur. Comme il est salutaire de se tenir devant toi, plein d'émotion... »

Bientôt après, était introduite dans l'Église la fameuse Union, non moins détestée par plusieurs que la guerre de Trente ans elle-même,

Ces temps sont passés, emportant avec eux ce que la passion et le sentimentalisme ont de mauvais, et quelquefois aussi de bon. Le centenaire de Luther s'annonce surtout comme une grande fête nationale. Luther, c'est l'homme du XVIe siècle qui a apporté à l'Allemagne les bienfaits de la réformation. C'est le héros protestant et allemand, c'est-à-dire non-catholique ; quelques-uns disent même plutôt « non-catholique », que chrétien.

Un des plus certains résultats du Kulturkampf, a été une nouvelle excitation des passions religieuses et une renaissance du catholicisme. Celui-ci ne s'est pas contenté de se défendre, il a attaqué, et comme à un assaut tumultueux et bruyant, il a bientôt lancé toutes ses troupes à la prise de la citadelle de la Réformation.

L'historien qui a mené cette campagne s'appelle Jansen, l'auteur de l'Histoire du peuple allemand depuis la fin du moyen âge. Selon lui, l'époque qui a précédé la réformation a été l'époque de l'épanouissement religieux, ecclésiastique et national de l'Allemagne. De Luther datent tous les malheurs et toutes les ruines. Cela n'est pas très original : ce qui l'est un peu plus, c'est la prétention de Jansen de ne consulter que les sources, de ne citer que des faits. Il met beaucoup à profit la littérature protestante. Il s'abstient presque de toute polémique. Il veut que tous les gens cultivés puissent mettre son ouvrage sur les tables de Noël. jamais historien ultramontain n'eut des apparences plus strictement scientifiques.

Mais écartons les apparences. Dès le début, Jansen prend dans l'écrit d'un ennemi de Luther une affirmation isolée, il la transforme en « un bruit universellement répandu », il l'explique, il la précise, il ajoute encore deux ou trois petits détails de son invention et fait ainsi du père de Luther un homicide dans un moment de colère.

A Eisenach, il vieillit Luther de deux ans. Au lieu de quinze ans, il lui en donne dix-sept. La « noble matrone », Cotta, qui reçoit l'écolier dans sa maison est « une jeune noble dame ». Aux chants des cantiques dont parle l'histoire, Jansen substitue des morceaux de flûte et de guitare (or, on sait, par hasard, que Luther apprit seulement plus tard à jouer de la guitare). Après quoi, l'honorable historien déclare qu'il se gardera bien de tirer de tous ces faits aucune conclusion : il laisse ce soin au lecteur.

Et ainsi va jusqu'à la fin cette méthode ultramontaine d'écrire l'histoire, tournant le sens des mots, ajoutant, rehaussant, insinuant. Pour raconter la mort de Luther, Jansen prend un récit composé plusieurs années après ; il y choisit deux traits qui n'ont ensemble aucun rapport ; il les unit ; il change le sens d'un mot, et laisse de côté les récits détaillés faits par deux témoins oculaires. Après quoi, Jansen ne conclut pas, mais laisse le lecteur conclure tout seul que Luther est enfin allé au diable, avec le pressentiment des tourments qui l'attendaient en enfer.

A cette belle oeuvre, les vulgarisateurs n'ont pas manqué, et la presse catholique la plus grave, la Germania, s'est hâtée de présenter à ses lecteurs un Luther révolutionnaire, lâche, sensuel, prêchant la liberté de la chair, dont on ne peut pas même reproduire les expressions tellement elles paraissent avoir été écrites par un « gardeur de cochons ». Oui, Luther est un véritable « char de fumier ». Puis, ces articles réimprimés en brochure ont été envoyés par la poste de tous côtés : on les a distribués dans la rue comme des prospectus.

Les réponses, il est vrai, ne se sont pas fait attendre ; nous citerons seulement celle du plus compétent des biographes de Luther, le professeur Köstlin de Halle. On a même fondé une société pour défendre l'honneur de la réforme et de la vérité. Mais la polémique a excité les esprits, et, par cette lutte contre le catholicisme, le centenaire de 1883 rappelle la fête de 1617. Déjà, une des feuilles religieuses les plus importantes a adopté comme devise des fêtes qui vont avoir lieu, ce mot de Luther : « Vivant, j'étais ta maladie, mort, je serai ta mort, ô pape. » Et déjà quelques pierres ont été jetées contre les fenêtres d'un curé et d'un bourgeois catholique.

Quant aux attaques du XVIle siècle contre les réformés, je n'en ai heureusement pas encore trouvé trace dans la littérature qu'ont fait naître les préparatifs du centenaire. Du reste, quelqu'un a nettement indiqué les sentiments qu'un bon calviniste doit nourrir à l'égard de Luther : c'est Calvin.

 

Certes, le réformateur de Genève connaissait bien le réformateur de Wittenberg. Est-ce que Luther ne venait pas de s'abandonner à toute la fougue de son caractère, dans la querelle sur la Sainte-Cène ? « Calvin souffre, dit-il lui-même, mais il se réfugie dans le silence. »

Calvin ne dit pas tout. Il ne s'était pas contenté de se taire, il avait écrit, et quelques-unes des plus belles lignes que sa plume ait jamais tracées. C'était au plus fort de la lutte; les invectives se croisaient. Calvin n'ose espérer que les Suisses ne répondront pas, mais il leur dit : « Du moins je désire que vous songiez bien à ceci : quel grand homme c'est que Luther, par combien de dons il excelle, combien grande est sa force d'âme, et sa constance, et son habileté, et l'efficacité de sa doctrine... J'ai coutume de répéter que même s'il m'appelait démon, je lui rendrais cependant cet honneur de le reconnaître pour un insigne serviteur de Dieu, puissant par ses remarquables vertus, bien qu'il souffre cependant de graves défauts. »

Ce n'est pas tout. Des diverses lettres qui ont été peut-être échangées entre les deux réformateurs, une seule nous a été conservée : elle est de Calvin. Calvin appelle Luther « mon père bien vénérable dans le Seigneur ». Il dit encore : « Plût à Dieu que je pusse voler près de toi, et jouir de ta présence seulement quelques heures. » Et, en attendant le revoir dans le ciel, il lui envoie ce salut : « Adieu, homme très illustre, ministre admirable du Christ, et père qui doit toujours être révéré par moi. »

Certes, il y a entre les hommes, fils cependant d'un même Père, assez de barrières ecclésiastiques et politiques. A côté des anciennes, on en a élevé assez de nouvelles, entre lesquelles la civilisation moderne semble vouloir nous parquer de plus en plus étroitement. Quand un grand vent se lève, et que, soufflant de ces hauteurs auxquelles le christianisme a parfois élevé l'humanité, il passe par-dessus toutes ces barrières, oh ! profitons-en Levons la tête et respirons à pleins poumons

C'est dans l'esprit du grand Calvin que je veux aller saluer le grand Luther.


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