Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

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Au milieu des soucis que lui donnent les affaires publiques, Vinet en a dans sa vie privée de bien pénibles aussi; et parfois affaires publiques et affaires privées sont solidaires et réagissent les unes sur les autres. « Le fantôme du socialisme » qu'il avait cru entrevoir un jour n'avait pris dès lors que trop de consistance : et il allait même faire tragiquement irruption dans la paisible demeure endormie au pied de la cathédrale. Des Allemands imbus des doctrines communistes ou socialistes - les deux mots s'employaient indifféremment - avaient organisé à Lausanne un Komunisten Verein qui recrutait pas mal d'adeptes. « Le véritable esprit de liberté, disent ces bolchévistes avant la lettre, est inséparable de l'athéisme ; pour affranchir les ouvriers et en faire des hommes, il faut d'abord les convaincre que Dieu et la vie à venir ne sont que des sornettes; il faut renverser la morale, faire comprendre à tous que nous sommes enfants de la terre et non pas du ciel, que l'humanité seule doit être servie et que hors de l'homme il n'y a pas de salut. » (1)

Auguste Vinet, proie facile pour ces idéologues tout prêts, on va le voir, à se muer en criminels, en rencontrait quelques-uns à son atelier d'imprimerie, et s'était plus ou moins laissé endoctriner par ces dangereux camarades. Ceux-ci lui confiaient des brochures communistes à répandre sous le manteau dans le publie, et le pauvre garçon, naïf qu'il était, se prêtait docilement à pareille besogne. Déjà quelques mois auparavant il s'était affilié à l'insu de son père, à une loge maçonnique. Vinet, qui n'avait pas tardé à l'apprendre, avait été vivement ému de la chose elle-même, et plus encore du mystère que lui en avait fait son fils. Son inquiétude allait être encore bien plus vive en constatant les accointances d'Auguste avec les communistes allemands, surtout après l'événement tragique qui se passa vers ce temps-là sous son propre toit. « Un jeune cordonnier mecklem-bourgeois, Hecht, garçon tranquille et pieux, était venu quelques années auparavant s'établir à Lausanne; les Vinet, qui avaient une mansarde inoccupée, la sous-louèrent à ce jeune homme. Hecht, qui venait de s'établir pour son compte, partageait sa chambre avec son ouvrier, allemand comme lui, et socialiste convaincu. En pleine nuit, les habitants de la maison furent éveillés par des cris étouffés; Mme Vinet, qui s'était hâtée de monter pour voir ce qui se passait, parvint non sans peine à ouvrir la porte de la chambre dans laquelle une lutte terrible avait lieu ; il s'en échappa un homme ensanglanté. Le malheureux Hecht fut soigné pendant plusieurs semaines à l'hôpital, mais une fois guéri ne put reprendre son travail, ses doigts étant abîmés (il avait été lardé de coups de rasoir). D'ailleurs, dit-on, les communistes le poursuivaient de leurs menaces : il lui fallut quitter Lausanne. » (2)

On comprend sans peine l'anxiété que causent à Vinet les relations de son fils, honnête, mais faible, avec un monde pareil. Son inquiétude s'accroît encore du fait que la maladie d'Auguste, que l'on n'espère plus guérir, le met plus que tout autre à la merci des mauvaises influences.

L'état de mon fils est toujours le même, écrit-il à la fin de cette année 1845, si fertile pour lui en tourments de tous genres. Le vautour qui le tient dans ses serres cruelles ne parait pas prêt à lâcher prise. L'épreuve est terrible, et nous ne sommes pas au bout: ces terribles maladies font mourir deux fois. L'âme succombe, et puis le corps ; Dieu nous réserve-t-il un traitement plus doux ?

Et il continue dans la même lettre :

Les affaires publiques ne sont pas faites pour nous consoler des infortunes particulières. On nous promet un magnifique avenir, vers lequel nous marchons sur les débris de toutes nos libertés. La multitude laisse faire, car que lui importent ces libertés ? Elle en a une qui lui suffit. Après tout, je ne suis pas de ceux qui désespèrent; je crois que la pensée qui a mis l'unité dans le monde des choses veille à nos destinées, et mettra un jour l'unité dans le monde des volontés. Le cercle des vérités universelles se complétera ; la conscience humaine s'enrichira comme la science ; mais ces progrès seront lents et orageux (3).

Vers cette époque, Auguste Vinet quitta Lausanne pour aller travailler de son métier à Genève. Ses parents, tout en étant soulagés de le voir soustrait à son fâcheux entourage lausannois, s'inquiètent et se tourmentent à propos de ce fils qui n'est majeur que par les années, mais reste si enfant d'esprit et de caractère. Heureusement qu'une femme excellente, de grand sens et de grand coeur, a bien voulu le recevoir en pension, et l'entoure d'une maternelle sollicitude. Mais père et mère n'en suivent pas moins le jeune homme pas à pas ; ils lui écrivent de longues lettres par tous les courriers. Quand c'est le père qui tient la plume, le ton quelquefois est sévère :

Quand tu auras vu quelques hommes supérieurs, tu apprendras peut-être à te défier de toi-même, et à te mettre à ta place, en remerciant Dieu de ne l'avoir pas faite plus mauvaise. Je ne veux pas répéter mes sermons : tout ce que je pourrais te dire, tu le sais d'avance, et ce ne sera point faute d'être averti que tu t'écarteras. Je ne veux pas d'ailleurs remuer le fond d'amertume que de longues années de résistance ont accumulé dans mon coeur. Je sens qu'il est toujours là ; je chercherais en vain à me le dissimuler ; mais je sens aussi qu'il dépend de toi de le dissiper, et de rétablir entre nous les rapports qui doivent exister entre un père et son fils. Des rapports différents sont horriblement pénibles, et flétrissent toute la vie, flétrissent l'âme elle-même.

Je ne te demande rien. Je demande tout à Dieu. Je le prie de nous rendre, toi et moi, tel qu'il veut que nous soyons.

Il y a mie chose certaine: malgré les maladies et les épreuves de plus d'un genre, nous serions heureux si tu marchais dans la voie où nous désirons te voir marcher, et si tu avais pour nous la déférence que tu devrais avoir, déférence qui ne fut jamais nécessaire à personne autant qu'à toi. (4)

Et dans la même journée :

Cette lettre est la seconde que je t'écris aujourd'hui. Ta mère, qui a ajouté quelques mots à la première, prétend que cette première lettre te fera de la peine, ce qui signifie sans doute que je n'eusse pas dû l'écrire. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que je ne l'ai pas écrite dans l'intention de te faire de la peine, mais dans le seul sentiment d'une vive sollicitude pour toi. Je sais que tu as souffert de te voir séparé de nous, et bien certainement nous en souffrons aussi. Je ne voudrais donc pas ajouter à ton chagrin ; ce serait ajouter au mien. Si ma lettre, qui est partie, te fait de la peine, dis-toi bien que si je t'aimais moins, je m'inquiéterais moins aussi de ce que tu fais et de ce que tu penses, et que je ne t'en parlerais pas. Toutefois, je suis bien aise moi-même de ne pas revenir sur ces sujets, car il ne tiendra toi que j'aie vidé mon sac pour toujours.

Un peu plus tard

Ne me reproche pas mon silence ; il est tout involontaire... Travailler et souffrir, travailler ou souffrir, c'est toute ma vie depuis que tu nous as quittés. Aujourd'hui même, à cinq heures du matin, je me réveille pour souffrir et pour travailler. J'ai lu tes lettres avec intérêt, ce que je dirais avec une entière satisfaction, n'étaient les fautes de grammaire et d'orthographe que tu me condamnes à rencontrer dans chacune d'elles...

Enfin un sourire :

Mon cher (j'allais dire enfant, mais je m'arrête. Fénelon appelait ainsi son neveu, colonel d'un régiment franc, il l'appelait même Fanfan ; mais je ne suis pas Fénelon, et qu'est-ce qu'un colonel auprès d'un typographe ?) Mon cher Auguste, donc, je t'aurais écrit beaucoup plus tôt si j'en avais eu le temps, et si depuis deux jours la souffrance et l'abattement ne me rendaient à peu près incapable de tout...

Comme l'imprimerie laisse beaucoup de temps à Auguste, il importe d'occuper ces loisirs ; et son père lui fait un plan de travail, lui recommande en particulier, et pour la centième fois, l'étude de la grammaire. Et puis, qu'il fasse des lectures substantielles, telles par exemple que les Provinciales, surtout la cinquième, la dixième, la onzième, la quatorzième. Il faut lire aussi Bossuet, Corneille, Racine... Télémaque pourrait être pour lui une introduction aux classiques ; c'est une lecture facile, qui l'amusera. Ces choses, voilà dix ans que Vinet les répète, et il ne se lasse pas de les redire encore dans l'espoir que le développement amené par l'âge aidant, le jeune homme finira par se laisser persuader.

Le 16 septembre 1846, jour de naissance d'Auguste, qui accomplit ses vingt-cinq ans, son père lui écrit :

....Je ne veux ici que te dire avec quelle effusion et quelle tendresse notre âme s'élève à Dieu pour le supplier de te bénir. Que ces anniversaires ne soient pas pour nous sans tristesse, tu le conçois trop aisément. Quand nous nous reportons un quart de siècle en arrière, nous nous trouvons dans une lumière d'aurore qui n'annonçait pas un jour si sombre et si agité. Mais qu'importe ? Ce jour n'est pas le jour, c'est le crépuscule. Le jour n'est pas loin ; pourvu que ce soit un jour !Tournons nos regards, mon cher ami, vers l'orient, et ne les en détournons pas. Attendons, espérons, et soumettons-nous. Demandons à Dieu qu'il nous apprenne à nous rendre toujours plus douce les uns aux autres, nous à toi, toi-même à nous, cette fin de journée que nous avons à passer dans ce monde !

Rien d'émouvant comme le soupir de ce grand coeur tendre qui va cesser de battre, et qui voudrait, avant, obtenir à son amour paternel une réponse de l'amour filial. Dans une de ces belles images qui lui viennent sans qu'il les cherche, il se compare à «un arbre foudroyé qui tombera bientôt sans avoir donné ni beaucoup d'ombrage, ni beaucoup de fruit. » Oh ! si ce fils chéri dans les larmes consentait à entourer de ses bras le tronc dont la sève s'échappe et qui puiserait dans la chaleur de cette tendresse la force de reverdir quelques jours ou quelques heures !

Il écrit à l'entrée de l'automne, le dernier qu'il passera sur la terre :

Crois bien, cher ami, que tu nous manques et que nous souffrons de cette séparation. Notre pensée et notre coeur sont remplis de toi, et nous n'acceptons pas l'idée d'une absence indéfinie. Je crois que nous pourrions vivre ensemble beaucoup plus heureux que nous le faisons...

Je t'envoie et je m'envoie moi-même à l'école de Celui qui fut doux et humble de coeur, afin qu'auprès de lui nous trouvions le repos de nos âmes et la paix de notre maison. Nous avons été durement frappés ; nous sommes un arbre foudroyé, qui tombera bientôt sans avoir donné ni beaucoup d'ombrage, ni beaucoup de fruit. Ne détruisons pas à plaisir ce que Dieu nous a laissé de bonheur ; ce peu sera beaucoup si nous le voulons, et nous pourrions encore, nous qui faisons pitié, faire envie, si nous aimons notre Père céleste et si nous nous aimons.

Dieu te garde et te bénisse, mon fils !

Quelques semaines plus tard :

Je fais, en continuant cette lettre, tout ce que l'extrême fatigue me permet de faire. J'ai prêché ce matin, encore tout accablé de ma fatigue d'hier..

Et c'est la mère qui continue

Papa a fait ce matin une prédication que je désire pour toi qu'il imprime, sur ce texte : « Rejetant tout fardeau, etc. » Ce fardeau, ce sont les fautes passées et les mérites présents. Il n'a parlé aujourd'hui que de la première moitié du fardeau... J'aurais tant aimé que tu l'entendisses !

Le pauvre Auguste n'avait pas le coeur dur. Tant de tendresse le touche, il regrette ses fautes, il voudrait avoir mieux écouté les conseils de son père, lui avoir témoigné plus d'affection. Il le dit dans une lettre excellente, à laquelle Vinet répond sans retard :

Je ne saurais m'empêcher, mon cher ami, de répondre au moins quelques mots à ta lettre d'hier. Je suis fort touché de tout ce qu'elle contient. Je remercie Dieu de ce qu'il t'a donné de tes péchés une vue si claire, et, à ce qu'il semble, un sentiment si vit. Je ne prétends pas affaiblir en toi ces impressions, quoique je souffre de ta tristesse, et je te laisse par respect pour Dieu, entre ses mains.

Mais ce sont celles d'un père dont la tendresse n'a point d'égale, et j'ai la conviction qu'après t'avoir fait la grâce de t'affliger, il te fera la grâce de te consoler. Il ne t'afflige même que pour te consoler. Je te supplie seulement de te bien souvenir qu'Il t'aime, qu'Il t'a toujours aimé, qu'Il t'aimera toujours et que, quelque amour que ton père et ta mère puissent avoir pour toi, leur tendresse ne saurait approcher de celle qu'a pour toi le Dieu qui, en son Fils, s'est livré lui-même pour toi. C'est dans le sentiment et l'assurance de cet amour infini que tu trouveras non seulement la paix, mais la force, et un principe impérissable de sanctification.

A la fin du mois de janvier 1847, Auguste est terrassé par une crise de son terrible mal. Vinet lui-même ne sort de son lit que pour se traîner à ses cours, et se recouche aussitôt après. Il écrit à son fils :

Au fond, n'avons-nous pas tout droit et toute raison de nous écrier avec Job, qui ne connaissait pas aussi clairement que nous la charité de Dieu : « Voici, quand il me tuerait, je ne cesserais pas d'espérer en lui ? » Ce que je veux avant tout espérer, c'est qu'il te donnera de plus en plus cette foi et cette espérance qui sont la victoire sur le monde ; or la mort elle-même n'est qu'une des circonstances et un des caractères de ce monde provisoire et passager. Aie donc bon courage, mon enfant; Dieu t'aime, Dieu nous aime, et si nous voulons rester dans sa main, rien ne pourra nous en arracher. Il est dix mille fois plus fort que toutes les forces ennemies... La faiblesse, l'accablement, le malaise sont grands, et je n'ai pas un moment de bon. Du reste la tête est libre ; je nie trame à mes leçons, et je les donne, à ce qu'il me semble, comme à l'ordinaire, quoique de temps en temps avec une extrême fatigue...

Le spectacle des affaires publiques, comme Vinet, écrivant à un ami, lui en avait fait la remarque, n'était guère de nature à le consoler de ses chagrins particuliers. Les événements politiques qui viennent de se passer et se passent encore sous ses yeux l'inquiètent, et en même temps excitent fortement sa pensée. Les questions qui se rattachent aux droits de la société, à ceux de l'individu, à l'établissement politique, ont de tout temps vivement sollicité son esprit. Or, les événements marchent vite, le monde se transforme, et dans le sens où il l'a depuis longtemps prévu. De trop sûrs indices annoncent les progrès du nouveau paganisme qui menace le monde. Ne vient-il pas de le voir à l'oeuvre jusqu'au coeur de sa famille, son propre fils n'a-t-il pas donné des gages à la puissance des funestes doctrines ? De là, chez lui, un intérêt plus intense encore pour ces problèmes, qui, un temps, vont prendre le pas sur tous les autres. « J'en ai pour plusieurs années de travail, si Dieu me les donne », avait-il dit en résignant ses fonctions officielles. Hélas ! ce n'est pas par années qu'il peut maintenant compter, c'est par mois ; et de ce peu de mois, il consacre la meilleure partie à un dernier travail, celui de tous, peut-être, où sa pensée s'exprimera avec le plus de force lumineuse.

Le titre : Du Socialisme considéré dans son principe, est un peu rébarbatif et, chose surprenante, l'écrit a été considéré souvent comme obscur, ou tout au moins comme d'un abord difficile. L'auteur lui-même ne dit-il pas dans son avertissement « Je ne suis pas de ces écrivains qui naissent traduits j'ai besoin qu'on me traduise, et l'on me traduira si ce que j'ai dit en vaut la peine. Si je n'ai su parler que pour peu de personnes, quelqu'un peut-être prendra la peine de me faire parler pour tous. »

Cette traduction, la marche des choses s'est chargée de la faire, et ce qui pouvait paraître obscur en 1846 n'est aujourd'hui pour nous que d'une trop aveuglante clarté.

Voici, d'après l'Avertissement placé par l'auteur en tête de son travail, quels en sont le but et le plan :

Qu'ai-je entrepris? De dégager le principe, l'idée mère du socialisme, qui n'est autre chose que l'identification de l'homme et de la société ; d'établir, en opposition à ce principe, celui de la distinction fondamentale ou de la dualité de l'homme et de la société ; de montrer comment l'humanité asservie d'abord et avilie par le sacerdoce, améliora sa condition en échangeant une servitude contre une autre, je veux dire en se réfugiant dans les bras du socialisme politique ; comment les religions antiques, bien loin de relâcher les liens du socialisme, ne purent que les serrer davantage ; et pourquoi la philosophie fut impuissante à faire prévaloir et surtout à populariser le principe de l'individualité. Il s'agissait encore, après avoir fait assister le lecteur à la mort du socialisme antique, de lui donner le spectacle du réveil de l'individualité par la double action de l'Evangile et de l'invasion; enfin et surtout, d'indiquer le danger dont la menacerait l'extinction du principe individuel. Cette dernière partie du sujet m'imposait une double tâche : il fallait d'abord revendiquer les droits de l'individualité et la défendre contre quelques objections ; il fallait montrer ensuite combien le socialisme, en s'emparant de la pensée moderne, serait plus faux plus immoral, plus irréligieux et plus funeste qu'il n'a jamais pu l'être dans les âges antiques.

Mais cette dualité qui existe entre lui-même et la société, depuis l'origine des Etats, l'homme la nie. Il a incrusté cette erreur dans ses institutions et ses lois. Cette tendance, érigée en système, est le socialisme ou le communisme, car l'Etat socialiste, dit Vinet, est nécessairement communiste, lui seul étant propriétaire.

Or, l'Etat socialiste n'a pas de pire ennemi que le christianisme, ce christianisme qui est, dans le monde, « l'immortelle semence de la liberté ».

Mais, dit encore l'auteur, plus un homme est rempli de soi, moins il s'appartient à lui-même. Il est des temps où la société est trop sûre d'être écoutée, où d'avance elle est crue lorsqu'elle ose crier à l'homme : Tu n'auras point d'autre Dieu devant ma face. « L'homme, tout prêt à s'adorer soi-même, ne trouvera-t-il pas beau d'offrir un culte à l'humanité, c'est-à-dire à lui-même encore, mais idéalisé, mais grandi, mais sublime ? »

Telle est, sans aucun doute, la portée politique du socialisme. Il en fait d'ailleurs peu de mystère. Il aura des haltes, il les prévoit, il les nomme ; mais ce provisoire ne sera pas long. La première de ces haltes est le régime sous lequel vivent encore les nations les plus libres de l'Europe ; la seconde, si du moins elle est nécessaire, sera la souveraineté du peuple ; de celle-ci au pouvoir paternel, qui est l'utopie du socialisme, il n'y a pas si loin que l'ou pense, partout où le christianisme fait défaut. Quelle sera, dans cette ère nouvelle, la condition de la famille, celle de l'industrie et du commerce, celle de l'éducation et de la science, celle, enfin, de la liberté de pensée et de la liberté de conscience ? Telles sont les questions qui se présentent. Toutes se résolvent, pour nous, dans le sens le plus sinistre... Nous ne concevons, sous l'empire du socialisme, ni l'inviolable intimité des relations domestiques, ni la féconde émulation des talents dans l'emploi des forces et des richesses de la nature, ni la possibilité d'une éducation supérieure qui accroîtrait l'importance de certains individus, ni dans la science, cette autonomie qui subordonne tout le mouvement social au mouvement de la pensée, ni surtout, en matière de croyance ou d'opinion, ce libre épanouissement et ces ramifications variées où l'élément de l'individualité se constate et se développe. Rien de tout cela n'est compatible avec le principe socialiste.

Les augures sont funestes, le ciel est noir ; mais, grâces à Dieu, il y a, derrière ces nuages, un soleil de justice qui porte la santé dans ses rayons. Ce moment est celui d'une crise que mille antécédents avaient rendue inévitable, et dont l'issue, problématique pour le philosophe, n'est pas douteuse pour le chrétien. Le christianisme est, dans le monde, l'immortelle semence de la liberté.

Un seul remède, donc, aux maux qui nous assaillent et à ceux qui nous menacent, le christianisme. Mais les chrétiens sont-ils vraiment chrétiens ? Ali ! s'écrie Vinet, qu'ils le deviennent ! Qu'ils remontent à leurs origines !

Ce qui fit de l'Evangile une épée à deux tranchants, propre à pénétrer jusqu'aux moelles des individus et des sociétés, ce fut l'isolement de l'Eglise dans le monde, sa condition toute spirituelle, et, pour tout dire, ce caractère individualiste auquel, deux siècles plus tard, le socialisme devait se substituer. Eh bien ! la position, de nos jours, est la même essentiellement. Le christianisme est ramené à ses commencements. Les agrégations factices prennent fin. L'unité conventionnelle laisse paraître les réelles et profondes diversités. Les ennemis se comptent parce qu'ils s'avouent ; les amis ont pu se compter aussi : combien sont-ils ? Le monde se précipite dans une direction ; le sceau d'un nouveau paganisme s'imprime sur les masses ; et la position du christianisme, plus nette de jour en jour, est celle d'un vieillard importun dont une ingrate famille, impatiente «hériter, accuse le long âge.

Mais entendez-le bien, enfants du dix-neuvième siècle, il n'y a point ici de vieillard. Celui dont vous parlez est éternellement jeune. Il est le même que, sous les yeux d'une race dès longtemps disparue, il jaillit soudain du désert. Le jour que vous appelez le vôtre est son jour. Accablé sous des vêtements et des insignes qui ne vont ni à sa taille, ni à sa figure, il vous parait courbé sous le poids de l'âge ; mais qu'il retourne au désert, et vous verrez bientôt qu'il n'a point d'âge, et que c'est vous qui êtes vieux. Oui, qu'il retourne au désert ; qu'il redevienne ce qu'il fut toujours, une secte ; que, remontant à ses origines, il s'avance de là vers la société, armé de sa seule vérité, sans autre introducteur que lui-même, sans autre lettre de recommandation que l'Evangile éternel, et réclamant des sociétés humaines le droit commun seulement, (que sans doute il est tenu de réclamer ; alors il fera voir ce qu'il est ; à cette condition, il pourra se mesurer avec le siècle, et reprendra, du fond de son exil (car c'est ainsi qu'on appelle sa fière solitude) la direction des affaires humaines et le gouvernement de l'avenir. Mondain, le monde l'entraînerait ; spirituel, il entraînera le monde... Un train de guerre lui est ordonné ici-bas... la lutte et les hasards sont sa part en ce monde : que cette part ne lui soit point ôtée ; qu'il se garde, lui dont la condition naturelle est d'être toujours debout, de s'asseoir, de s'accroupir dans des institutions tout humaines, avec lesquelles il n'a rien de commun; car, s'il est humain, il ne l'est pas comme elles ; il l'est comme l'était l'Homme-Dieu.

Ces citations n'ont pas la prétention de résumer un travail très serré, très dense, dont chacune des lignes contient la substance d'une page. Elles suffisent du moins à montrer que par la logique entraînante et chaleureuse qui l'anime, par 'son ardente conviction, par l'éclat que donne à la pensée la justesse rigoureuse et la beauté des images, cet écrit, sorte de testament intellectuel et spirituel du grand penseur, doit être mis au premier rang de ceux qu'il nous a laissés. Pour notre génération, il a un autre mérite encore, celui de sa troublante actualité. Car le socialisme a marché à pas de géant, et les chrétiens ne retournent pas au désert. Ils y semblent moins disposés encore qu'aux jours où les en adjurait Vinet. Quel langage celui-ci leur tiendrait-il aujourd'hui ?

(1) PH. BRIDEL. Préface au vol. de Vinet: Philosophie morale et sociale, P. XLVIII. 

(2) PU. BRIDEL, ouv. Cité, P. LIX.

(3) Lettres, 11, 287.

(4) cette lettre et les suivantes sont. inédites.
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