Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

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Le Conseil d'Etat, et à sa tête M. Druey, en offrant à Vinet la chaire de littérature, semblait vouloir résister, au moins en ce qui concernait l'académie, à la pression des instincts démagogiques. Un indice plus net encore de ce désir fut la nomination de Vinet comme membre de la commission chargée de revoir les lois sur l'instruction publique.

La première séance a été épineuse, écrit-il. J'étais peu disposé à prendre les choses en bonne part, et je crois que je l'ai fait voir. Le fantôme du despotisme socialiste se levait devant moi, et peut-être n'était-ce pas un fantôme (1).

Non, ce n'était pas un fantôme, et la lutte entre l'Etat et le clergé, qui allait entrer dans une, phase aiguë, se chargea de le prouver. Le Conseil d'Etat accompagnait bientôt le projet de la nouvelle constitution, qui devait être soumis au peuple, d'une proclamation envoyée à tous les pasteurs avec ordre de la lire dans les temples du haut de la chaire. Ordre illégal, car seuls les actes officiels ayant rapport à la religion devaient, selon la loi, être lus dans les temples. Outrés de se voir ravalés au rang de simples fonctionnaires au service de la politique du bon plaisir, quarante pasteur refusèrent de lire la proclamation et furent immédiatement suspendus. Le corps des pasteurs se réunit alors à Lausanne pour examiner la situation faite au clergé par l'Etat, et après deux jours de délibérations quatre-vingt deux pasteurs ou ministres, c'est-à-dire la grande majorité du clergé vaudois, donnèrent leur démission.

Graves événements qui, comme bien on pense, sollicitaient de la part de Vinet un redoublement d'activité.

Les articles, les lettres, les brochures coulaient de sa plume comme par enchantement. Les idées le saisissaient, et il n'était pas le maître de ne pas écrire ; mais le lendemain, ou le jour même déjà, venaient les réflexions, les doutes, les scrupules, les regrets. Comment, au milieu de circonstances si compliquées et si délicates, dire exactement ce qu'il fallait, rien de plus, rien de moins, et toujours au moment juste ? C'était pour sa conscience un exercice continuel, un tourment. Les lettres suivaient les articles, apportant des corrections, des remaniements nombreux. Vinet fut en ce temps-là un publiciste au jour le jour, infatigable. » (2)

Je ne fais point de conjectures, j'en ai trop fait, écrit-il le 9 novembre 1845 à Louis Burnier. L'événement pourrait être grand, il pourrait être petit. Une seule chose est de plus en plus évidente pour moi, c'est que l'institution nationale est partout disproportionnée à l'état du monde et des esprits, et que l'Eglise doit remonter à l'esprit du siècle apostolique. La religion de Dieu, garrottée dans les langes de l'établissement, emprisonnée dans des formes, entravée dans sa marche, comprimée dans tous ses élans, ne peut lutter avec le culte de Satan qui s'avance, libre, les bras étendus, le front haut, pratiquant le prosélytisme avec ardeur, opposant à nos clercs des apôtres : car, sauf le but qui est affreux, les ministres de l'impiété sont de vrais ministres, n'exerçant pas un métier, mais obéissant à une vocation. A moins d'opposer la spontanéité à la spontanéité, je ne sais pas ce que la religion deviendra. Vous savez que, de ma nature, je ne suis pas très espérant ; J'espère pourtant ; mais ce n'est ni pour demain, ni pour après-demain. (3)

Quelques jours plus tard

Je crois qu'en définitive l'oeuvre d'une Eglise libre, presbytérienne, vaudoise, se fera, mais par quelques-uns seulement... J'ai vu une pétition imprimée contre les pasteurs. Elle paraît avoir suivi celle pour les pasteurs. - Voilà un mouvement politique Issu du clergé ! 0 religion de Jésus-Christ ! 0 culte en esprit ! 0 paisible et silencieux amour des âmes ! (4)

Les démissionnaires s'accoutument à certaines idées, écrit encore Vinet à Lutteroth. Celle de gouverner avec les laïques est admise en plein, dirait-on volontiers. Je ne sais où en est la commission de son plan d'organisation, dont, pour ma part, je lui fais grâce. La question actuelle est de savoir si et comment les démissionnaires pourront exercer leur ministère. Avant-hier, la tentative d'un culte libre à Vevey a été réprimée par l'autorité. L'oratoire de Lausanne était ouvert dimanche dernier ; j'y étais ; on a lancé des pierres contre les volets ; mais il n'y avait à la sortie ni attroupement, ni tumulte, pas même une figure hostile. Pour le reste, je suis d'avis d'avoir, dans plusieurs maisons, de petites réunions où Il y aura autre chose que des messieurs et des dames. Je dois demain en présider une chez Scholl. Il y a un très mauvais moment à passer, qu'il faut, si l'on peut, passer en douceur. Le gouvernement ne laisse pas d'être embarrassé... (5)

L'Eglise libre du canton de Vaud se trouvait ainsi fondée en quelque sorte par la force des choses, et la séparation de l'Eglise et de l'Etat réalisée bien plus tôt que Vinet lui-même n'avait osé l'espérer. L'Eglise unie, ou pour mieux dire asservie à l'Etat, continuait de vivre; mais enfin, le principe avait pris corps; tout faisait prévoir que la nouvelle Eglise irait grandissant et s'affermissant.

Vinet en était tout naturellement considéré, comme le père et le chef. Tous les yeux se tournaient vers lui, et pas seulement dans les limites de sa petite patrie. Toutes les Eglises réformées ou protestantes de France. d'Angleterre, d'Ecosse, d'Allemagne, lui envoyaient à qui mieux mieux conseils et encouragements, et il reçut même un jour, à cette occasion, de l'université de Berlin, le diplôme de docteur en théologie. D'autre part, il a sur les bras une très grosse besogne du fait de la situation presque tragique des pasteurs démissionnaires et de leurs familles, qui se trouvent d'un jour à l'autre privés de moyens d'existence. Ce père de l'Eglise naissante trouve miraculeusement des forces pour courir la ville, le pays, dans le but de recueillir des fonds ; il soutient le courage de tous, leur promet qu'ils ne seront pas abandonnés à la détresse matérielle.

« Nous faisons cause commune, nous devons faire bourse commune, leur dit-il dans une circulaire. Dès ce moment, vos affaires sont nos affaires, vos enfants sont nos enfants, leur avenir notre souci. Reposez-vous sur nous comme des frères sur leurs frères, comme des pères sur leurs enfants... »

Après avoir parlé à tous, il parle à chacun. Il s'informe des circonstances particulières de chaque famille, s'ingénie, grâce aux appuis nombreux qu'il sait susciter d'autre part, à trouver le meilleur moyen d'être utile. La correspondance de Vinet en ce temps-là, dit Rambert, ressemble de plus en plus à celle de ces grands évêques d'autrefois vers lesquels les regards se tournaient de tous les points de la chrétienté.

En quelques mois, la somme des dons et souscriptions s'élevait à près de 200.000 francs. « Des dons généreux étaient arrivés de toutes parts... Les grands de la terre et les pauvres, les pasteurs des églises et les simples fidèles s'étaient associés pour cette bonne oeuvre, et à côté du don brillant du riche, le comité avait reçu la pite de la veuve. » Mentionnons en passant un don de 12.000 fr. du roi de Prusse, qu'on ne manqua pas d'exploiter avec perfidie contre les pasteurs démissionnaires. comme s'ils l'avaient sollicité. « Le roi de Prusse intervient dans les affaires de notre pays s'écriaient les amis du gouvernement. Les pasteurs démissionnaires ont pour eux les adversaires de la démocratie, l'étranger verse son or dans leurs caisses ! » (6)

Sans s'occuper de ces criailleries, Vinet suivait au jour le jour la voie que traçaient devant lui les événements.

Les pasteurs, dit-il dans un des articles écrits à ce moment-là, n'ont résigné que leurs fonctions officielles ; ils restent pasteurs, ils le déclarent. C'est dire qu'ils n'abandonnent pas le soin de leurs troupeaux respectifs... Cette résolution est le germe d'une Eglise libre, et les hommes qui l'ont prise en sont le noyau. Le fait a devancé le principe ; le principe ne tardera pas à éclore ; mais il faut qu'il devienne, dès à présent, un objet d'attention et d'étude pour ceux qui, sans préméditation, l'ont réalisé... Cette Eglise nouvelle sera une Eglise de multitude. Une Eglise de multitude est celle dont on devient membre sans avoir subi préalablement, de la part de qui que ce soit, un examen de conscience. Ceci range parmi les Eglises de multitude les Eglises dites d'Etat; mais ce qui distingue les Eglises d'Etat des Eglises de multitude que nous avons en vue, c'est la spontanéité, c'est la liberté de choix, c'est par-dessus tout l'abolition de la fatale formule Cujus regio, hujus religio. (7)

Sur ces entrefaites, la constitution révisée avait été votée. Elle consacrait la liberté des cultes, mais en la soumettant aux règlements de police, de sorte que les pleins pouvoirs accordés au Conseil d'Etat subordonnaient le droit des consciences à l'arbitraire gouvernemental. En vertu de ces pleins pouvoirs, un décret, le 2 décembre, interdisait à Lausanne toute réunion religieuse en dehors de l'Eglise nationale, et annonçait des mesures semblables pour toutes les parties du pays où elles seraient nécessaires. On lit dans une lettre de L. Vuillemin, datée du 1er décembre 1845 : « Nous avons eu dimanche un renouvellement d'hostilités. Cinquante à soixante hommes ont cerné l'Oratoire ; derrière eux, Briatte, Eytel, etc. Un grand nombre de jeunes hommes du parti conservateur sont accourus pour protéger l'évacuation du lieu de culte. Les bâtons ont joué. Il y a eu des blessures nombreuses, surtout du côté des assaillants, qui ont eu le dessous. Mon ami, M. Forel, a été renversé sanglant. Cependant les femmes sortaient. On entendait la voix sonore de M. Vinet qui prêtait force à des dames qu'il accompagnait. »

Ainsi, le gouvernement radical se faisait l'exécuteur docile des animosités populaires, et l'on pouvait se demander, dans ces conditions, si l'académie avait de longs jours à vivre, suspecte qu'elle était de tendances anti-démagogiques. Quelques personnes commençaient à parler, après l'Eglise libre, d'une académie libre. Sous ce rapport, Vinet se borne à voir venir. Le travail que lui donne la protection et l'organisation de l'Eglise naissante lui suffit, et certes dépasserait de beaucoup ses forces sans l'ardeur qui le soutient.

C'est alors qu'il lance sa Pétition au peuple vaudois, dont le ton familier, populaire, tranche avec celui qui lui est habituel. « Une seule liberté nous manque, la liberté religieuse, y dit-il, et si nous n'avons pas cette liberté, c'est parce que vous, peuple vaudois, vous ne la désirez pas. Si vous la vouliez, comme vous voulez celle du cabaret, pourrait-on vous la refuser ? »

Il n'est plus permis aux citoyens d'adorer Dieu comme ils l'entendent ; tout est permis plutôt que cela. Des conventicules au cabaret, le verre à la main, de huit heures du matin jusqu'à dix heures du soir, tant qu'on voudra, c'est l'ordre. Les bonnes ménagères ne trouvent pas que ce soit l'ordre ; elles se plaignent, elles pleurent : bagatelle. On ne ferme pas les cabarets ; et après tout, comment pourrait-on les fermer ? Mais des conventicules dans lesquels, au lieu de boire, ou prie, au lieu de chansons, on chante des psaumes, et d'où, communément, on sort à sept heures, c'est tout autre chose. Voilà des réunions coupables, voilà de mauvais lieux, qu'il faut se hâter de fermer... (8)

A Lausanne, les choses se gâtaient de plus en plus; nombre de réunions étaient dissoutes ; et dans les campagnes c'était pire encore. « Tu ne peux pas te faire une idée de l'état de ce pays, lit-on dans une lettre du temps. Les réunions religieuses poursuivies, dissipées par l'autorité, qui, pour se faire un prétexte, envoie une douzaine de bandits stationner devant la porte et poursuivre de leurs huées les fidèles qu'on expulse. Nos campagnes sont égarées et perverties par les calomnies du pouvoir, de telle sorte que la vie des pasteurs et du petit nombre de leurs adhérents est à la merci du premier mauvais sujet. On nous chasse, on nous maltraite. Point de recherche des coupables : au contraire, ces derniers savent que c'est un titre aux faveurs. » (9)

Le Conseil d'Etat, cependant, s'apercevant sans doute qu'en se faisant persécuteur il s'engageait dans une voie dangereuse et sans issue, se décida à faire paraître une circulaire qui recommandait l'ordre, et invitait municipalités et préfets à accorder aux assemblées religieuses la protection légale. La nouvelle Eglise en profita pour travailler à son organisation. Des paroisses, des conseils de paroisses furent fondés; et le 8 juillet 1845 avait lieu la première consécration dans l'Eglise libre, celle de trois jeunes ministres.

Le 9 août 1846, le canton de Vaud était invité à célébrer la fête commémorative de l'acceptation de la nouvelle constitution. Tous les fonctionnaires, par conséquent les instituteurs et institutrices, étaient tenus, par ordre des municipalités, de prendre part au cortège à la tête de leurs élèves. Quelques-uns et quelques-unes, ayant résisté à cet ordre despotique, furent immédiatement destitués.

Mais on ne devait pas s'en tenir là. Il fallait que l'instruction publique tout entière fût pénétrée des idées révolutionnaires, et une nouvelle loi s'imposait. Le Grand Conseil se mit sans plus de retard en devoir de l'élaborer, et quand on en vint au chapitre ayant trait à l'académie, l'article 256 passa sans difficulté. Il était conçu en ces termes: « Toute personne attachée à une branche quelconque de l'enseignement, qui fréquentera des assemblées religieuses en dehors de l'Eglise nationale, pourra être destituée. » On comptait se débarrasser ainsi des professeurs suspects d'idées libérales, c'est-à-dire de presque tous les professeurs en charge. Vinet, pour sa part, ne tarda pas à être révoqué.

Cette destitution brutale semblait du moins lui promettre quelque repos, et il en eut un instant l'espoir : ses forces étaient en effet sur le point de le trahir.

Ma tâche officielle est peu de choses, écrivait-il quelque temps auparavant au Comité Taitbout qui lui proposait de venir donner à Paris des cours de littérature comme moyen d'exercer sur les étudiants une influence chrétienne, et je plie sous le faix. Je ne sors de mes leçons qu'épuisé et défaillant... Dans tous les cas, si j'allais consumer à Paris le peu qui me reste de forces, je ne les jetterais pas dans un vase d'or, mais dans un vase de terre ; je n'aspirerais pas à des choses si élevées, je sais que ma force, quand j'en avais, était dans les choses médiocres. Du reste, je ne sais ce que je deviendrai, si je ne meurs avant d'avoir un parti à prendre... J'espère que Dieu fera succéder en moi quelque courage et quelque résolution au profond découragement auquel je suis en proie...

Découragement qui tient autant à la tristesse que lui donne le spectacle des événements publics qu'à l'état de sa pauvre santé. Des maux d'estomac cruels, depuis quelques mois presque incessants, le torturent et le minent. Ses journées ne sont qu'un acte d'héroïsme sans cesse à recommencer ; néanmoins il se prend encore aux joies de l'amitié, aux joies de la pensée, aux joies de la nature, aux joies graves, surtout, de son labeur d'apôtre, que, tant qu'il lui reste un souffle, il ne veut pas interrompre. Plusieurs d'entre les plus admirables d'entre ses méditations ou discours religieux datent de cette époque, où le parfum de son âme, comme celui de certaines fleurs vers le soir, semble se faire plus suave et plus pénétrant.

La dernière fois que j'eus le privilège de l'entendre, devait écrire un de ses disciples, ce fut dans l'été de 1846, dans une salle basse de ce merveilleux Châtelard où il recevait l'hospitalité de son ami le pasteur Marquis. Point de chaire, pas d'orgue, rien qui rappelât un temple ; un auditoire restreint, mais animé d'une foi ferme et courageuse. Jamais Vinet ne fut plus saisissant, plus lui-même. Il prêcha sur ce grand texte : « Vous serez mes amis si vous faites ce que je vous commande. » Cette prédication n'a jamais été reproduite. C'était une libre improvisation, mais combien riche, profonde, émouvante, avec cette forme souple et variée qui suivait tous les développements de la pensée, et cette chaleur latente qui pénétrait le fond de l'âme comme une flamme sainte !... Le soir même de cette journée, je l'accompagnais par une de ces nuits sublimes dont les étoiles se reflétaient, étincelantes et douces, dans le Léman, par une de ces nuits qui semblent symboliser l'infinie miséricorde de Dieu. C'est de cet immense amour que me parlait Vinet, en insistant sur cette étrange bassesse que montre l'âme humaine quand elle le repousse, parce qu'il lui semble trop grand pour elle, et le traite de folie en voulant l'enfermer dans les étroites limites de notre personnalité égoïste.

La jeunesse universitaire se serait montrée bien peu digne d'un tel maître si elle se l'était laissé arracher sans révolte. En attendant des mesures plus significatives, les étudiants envoyèrent une adresse de respectueuse sympathie à leurs professeurs destitués, et les invitèrent à un banquet d'adieu. Le Il décembre, quatre-vingt-treize convives, jeunes gens et professeurs, sont réunis dans la salle de l'Abbaye de l'Arc, sur cette promenade de Montbenon où devait plus tard être élevée la statue de Vinet, méditatif et grave, qu'on y voit aujourd'hui. Debout, les assistants entonnent d'une seule voix le cantique : Immortel Roi des cieux. Puis la gaîté de la vingtième année reprend ses droits, et jusqu'au dessert les vifs propos s'entre-croisent parmi le cliquetis des fourchettes qui ne chôment pas plus que les langues. Mais un silence profond s'établit quand on voit Vinet se lever, son verre à la main. Emu, pourtant souriant, il répond au doyen des étudiants qui vient de porter la santé des professeurs destitués :

Messieurs les étudiants,

naguère nos disciples, et toujours nos amis,

J'ai peu de raisons de me féliciter de n'être plus jeune ; l'âge a pourtant ses privilèges, et j'apprécie vivement l'honneur qu'il me confère aujourd'hui de vous remercier du généreux et public hommage que vous nous avez rendu... Livrons-nous tout entiers à la douceur de ces manifestations, et n'y mêlons rien d'amer. Les étudiants de l'académie de Lausanne n'ont jamais convié la haine à leurs banquets... et ce n'est pas sous notre protection qu'aurait pu se glisser dans cette enceinte un si odieux parasite. Si nous ne pouvons également en défendre l'entrée aux regrets, que ces regrets ne soient ni des récriminations, ni des reproches. Ne voyons dans l'acte qui nous sépare qu'un événement, ou, pour mieux dire, une dispensation. En remontant si haut, le regard ne peut rencontrer que des sujets d'adoration et des motifs de confiance...

Ce discours est suivi d'applaudissements, de conversations animées et de chants. On entend, au milieu des voix jeunes, la voix sonore de Vinet. « Fête sans ombre, dit celui auquel nous empruntons ce récit, souvenir qui grandira et dont on parlera en se disant : Y étais-tu ? Réunion douce et noble, vraie fête d'une famille de coeurs ! » (10)

Vinet pensait que la retraite qu'on lui imposait aurait au moins un bon côté : il allait pouvoir se consacrer à des travaux personnels, toujours différés pour courir au plus pressé, et dont la pensée, malgré ses forces déclinantes, s'emparait de lui avec une puissance nouvelle: en premier lieu sa Philosophie pratique du christianisme, dont le plan est tout tracé déjà; un livre sur Blaise Pascal, pour lequel il n'aura qu'à fouiller dans ses portefeuilles, car toute sa vie il a étudié avec prédilection l'héroïque penseur chrétien; ses Études évangéliques, ses Méditations, à revoir, récrire, et réunir en volumes; d'autres projets encore... La vie lui échappe, non pas le courage, non pas l'ardeur, non pas le désir passionné d'aider la vérité à naître dans les âmes...

Mais voici qu'une nouvelle tâche, immédiate, pressante, s'impose. Un des derniers jours de cette dure année 1846, on lui remet une lettre de ses anciens étudiants qui le supplient de ne pas les abandonner. « Nous vous demandons un enseignement de théologie pratique, lui disent ces jeunes gens, ou de philosophie du christianisme... Il ne nous est pas permis de vous offrir un contrat... Nous avons une caisse vide, que nous allons chercher à remplir de dons volontaires... Nous ne faisons plus mention d'un nombre de leçons; ce nombre sera celui que vous pourrez donner ; ni d'un lieu ; peut-être préférerez-vous donner cet enseignement chez VOUS... »

Vinet aurait-il pu se dérober ? Il n'y songe pas.

Me, voilà réenchaîné, écrit-il, et mon hiver sera plus laborieux que si je n'avais pas été destitué. A la bonne heure. Mais je me réserve la liberté à partir du printemps. J'ai besoin d'une autre vie, d'un autre séjour, d'une autre maison, et je dis avec Montaigne : « Essayons de soustraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon âme. » J'ai d'ailleurs, en fait de pages à écrire, pour plusieurs années de travail, si Dieu me les donne... (11)

(1) Lettre à M. Chapuis, citée par RAMBERT P. 512, 

(2) RAMBERT, P. 515,

(3) Chrétien évangélique, 1871, p. 180 et suiv. 

(4) Cité par RAMBERT, p. 522. 

(5) DE PRESSENSÉ, ouv. Cité, P. 163.

(6) CART, ouv. cité, Vif, 277. 

(7) Liberté religieuse et questions ecclésiastiques, p. 455.

(8) Voir CART., ouv. cité, VI, p. 254. 

(9) Archives du christianisme, cité par CART, VI, 254.

(10) CART, ouv. cité, VI, 400.

(11) Cité Par RAMBERT, p. 568.
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