Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

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Ah ! oui, le courage et la foi sereine de Sophie étaient bien nécessaires au pauvre père pour l'aider à porter le fardeau de cette implacable maladie de son fils. De par cette cruauté savante qui est quelquefois dans les choses, les indices devenaient à certains moments plus favorables. On se reprend alors à l'espérance ; on escompte, après l'échec de tant de remèdes, le succès d'un nouveau traitement. Rien de pathétique comme de feuilleter l'agenda où Vinet, pendant ces années-là, note les grands ou petits événements de chaque jour. On lit à la date du 16 mars 1841 :

80 jours écoulés depuis le dernier accès d'Auguste

Le 23 mars :

87 jours. Dieu soit béni !

Le 24 mars

88 jours.

Le 28 mars

92 jours... Ainsi trois mois entiers, dont Dieu soit béni !


Et de jour en jour les notes se poursuivent:

321 jours, sept mois, grâce à Dieu !

Le 16 septembre :

Jour de naissance d'Auguste. J'ai été, cette nuit, tourmenté en songe à son sujet.

Le 26 décembre

Un an s'est écoulé depuis le dernier accès d'Auguste. Béni soit Dieu !

Et puis, hélas, le 28 mars suivant, cette ligne à l'encre rouge, d'un laconisme pathétique :

Après un intervalle de 14 mois et dix-neuf jours, Auguste a eu un nouvel accès ce matin vers cinq heures.


Ainsi, depuis près de dix ans, on luttait pied à pied contre ce mal terrible, que l'on parvenait à tenir plus ou moins en échec, mais qu'il fallait renoncer à vaincre. Et les crises, qui laissaient le jeune homme brisé, comme anéanti pendant quelques jours, n'étaient pas le pire des effets produits par la maladie : l'intelligence, vive, et même assez brillante, restait instable; le caractère difficile. L'enfant, d'ailleurs, à cause de sa surdité, n'avait pas pu acquérir l'instruction, ni le développement d'esprit correspondant à son âge ; avec cela, il est peu commode à manier et à conduire, quoique ne manquant pas de conscience et de coeur. Sa mère, par sa fermeté calme, réussissait avec lui mieux que le père, dont la sollicitude angoissée se faisait trop sentir. Cet enfant que Vinet portait dans son coeur, au sujet duquel il se faisait de perpétuels reproches, il le regarde vivre de trop près, il l'écoute trop respirer : d'où irritation nerveuse, mauvaises réponses, réprimandes, pleurs, résolutions prises de part et d'autre, mal tenues, reprises...

Les études régulières avaient dû être abandonnées. Les parents s'efforçaient d'y suppléer du mieux qu'ils pouvaient; Vinet indiquait à son fils des lectures, essayait de s'en faire rendre compte : mais là encore l'adolescent se montrait négligent, distrait, parfois rétif, et il ne semblait nullement comprendre la nécessité de s'instruire assez pour pouvoir par la suite gagner ce pain que son père ne pourrait peut-être pas lui procurer longtemps. Les réalités de la vie ne le touchaient pas. Séparé du monde par sa double infirmité, il s'était créé une existence à lui, en marge de la vie, et cheminait dans un rêve dont on essayait inutilement de le faire sortir. De toute évidence, aucune carrière libérale ne serait possible pour lui. Il fallait se tourner d'un autre côté, chercher parmi les travaux manuels, auxquels le jeune homme n'était pas maladroit, une occupation qui pût, pour le présent, remplir ses journées, et dans l'avenir lui donner de quoi vivre. On songea à l'imprimerie. L'idée ne déplaisait pas à Auguste; et il entrait bientôt comme apprenti dans une imprimerie lausannoise.

Cette solution qui eût fort attristé les parents quelques années plus tôt, leur fut au contraire un vrai soulagement. Ils gardaient auprès d'eux ce fils qui avait un si grand besoin de leur appui, et ils le voyaient utilement occupé. Le jeune apprenti prenait goût à son travail, il s'en acquittait bien, et en manipulant les caractères d'imprimerie, il oubliait qu'il avait le malheur d'être infirme deux fois. A la maison aussi, du fait de cette occupation régulière, les choses marchaient mieux. Pourtant Vinet aurait voulu voir son fils employer une partie de ses loisirs à se donner la culture d'esprit qui lui manquait encore ; il prêtait à Auguste des livres, essayait, en causant, de lui en faire comprendre l'intérêt. Le jeune homme acquiesçait, du moins en paroles, emportait les volumes dans sa chambre... et ne les ouvrait pas. De guerre lasse, le père ne disait plus rien jusqu'au jour où espérant qu'un développement avait pu se faire dans cette intelligence si peu fille de la sienne, il tentait un nouvel effort...

Parmi les occupations qui à cette époque se partagent le temps de Vinet, une de celles qui l'absorbent le plus, mais aussi lui donnent le plus de bonheur, c'est le cours qu'il fait à la faculté de théologie sous forme d'étude de quelques-uns des caractères principaux de la loi chrétienne. « Je ne le donne point pour un cours de morale évangélique, dira-t-il Un peu plus tard en publiant ces études ; mais si c'est le propre d'un système vrai de présenter dans chaque vérité toute la vérité, je crois qu'un lecteur intelligent et sérieux retrouvera dans ce petit nombre de discours sans liaison apparente tout le fonds et tout l'organisme intérieur de la morale chrétienne. »

Heureux étudiants, qui ont le privilège d'assister à l'éclosion de ces chefs-d'oeuvre de la pensée chrétienne que sont les leçons intitulées La folie de la Vérité, La Joie, L'Extraordinaire ! Ils sont là, dans le modeste auditoire aux murs blanchis à la chaux, groupés sur les bancs qui avoisinent la chaire, pour être plus près du maître qui leur donne mieux que des enseignements, qui se donne lui-même à eux. Nous aussi, écoutons :

Il en est de l'homme naturel ou ordinaire, à l'égard de l'homme spirituel ou extraordinaire, comme d'un homme à qui manquerait un sens à l'égard d'un autre qui les aurait tous. Comment l'aveugle de naissance aurait-il la moindre idée des phénomènes de la vision ? Ou comment l'habitant d'un monde comprendrait-il celui d'un autre monde, régi par d'autres lois que celui qu'il habite ? Il y a pourtant cette différence. l'humanité est aveugle, mais elle se souvient confusément d'avoir vu ; elle est expatriée, mais de loin en loin quelques fugitives réminiscences l'entretiennent d'une patrie perdue ; ou, de même qu'une ou deux notes jetées dans l'air rappellent sans pouvoir la reproduire une mélodie qu'on a entendue jadis, certaines circonstances de la vie et certaines impressions intérieures font vibrer dans l'âme des cordes muettes qui réveillent le souvenir de quelque divin concert, et puis retombent dans le silence. Mais l'homme spirituel, ou extraordinaire, ou nouveau, il voit pleinement, il entend constamment ; il habite dans cette patrie ; et entre l'homme naturel et lui, il y a toujours la même différence qu'entre l'aveugle et celui qui voit, entre le sourd et celui qui entend, entre l'étranger et le citoyen.

... La conversion, continue-t-il, est le mouvement qui tourne l'âme d'un côté vers un autre, de l'occident terne et ténébreux vers l'orient d'où jaillit la lumière... Il semble que l'âme, seulement alors, ait commencé d'aimer et de vivre; il semble que ce soit absolument une nouvelle âme. Il n'en est rien pourtant : c'est une âme qui a retrouvé son chemin ; c'est une âme gouvernée ; c'est une âme qui concentre dans son véritable objet les forces qu'elle dispersait sur mille objets ; c'est une âme réveillée, née à une nouvelle vie qui s'appelle la vie de l'esprit.

On peut hardiment le prédire, poursuit-il avec ce feu qui le fait tant aimer des jeunes, le christianisme ne peut s'élever, dans le monde, au rang qui lui appartient et à l'autorité qui lui est dévolue, que dis-je ? il ne peut même se conserver qu'à la condition de devenir extraordinaire... Il faut à l'Eglise un nouvel âge héroïque... Elle à qui l'Esprit de Dieu apprend, quand il le faut, à trouver la paix dans la guerre, il faut, à cette heure, qu'elle sache trouver la guerre au sein de la paix. Mais quelle guerre, sinon celle de l'esprit contre la chair et de la volonté de l'amour contre la volonté de l'égoïsme ?... L'âme humaine semble vacante. Au milieu des grands spectacles qu'il se donne à lui-même, l'homme s'ennuie... Le christianisme, au milieu de tant de choses épuisées, est la seule chose nouvelle, jeune, inépuisable. Le christianisme est l'éternelle jeunesse du genre humain ; mais c'est à condition d'être chrétien, je veux dire extraordinaire.

Après ces leçons où il met le plus vrai, le plus intime de lui, Vinet, épuisé par l'effort, est souvent obligé de se coucher. Quant à se ménager, il n'y songe pas même, et Sophie connaît si bien, sur ce chapitre, son humeur intraitable, qu'elle n'essaie pas de le retenir. Elle sait que son mari n'aurait jamais consenti à prêcher le courage en paroles s'il n'avait pas commencé par le prêcher tous les jours en action.

Ces études, que Vinet devait publier sous le titre de Nouveaux discours sur quelques sujets religieux, témoignent d'une vie accrue, d'une vie plus profonde, plus intense, plus mystique que le volume des Discours religieux. C'est qu'en vérité la vie de son âme s'approfondissait et s'enrichissait sans cesse. Rien peut-être, pas même ces admirables leçons à ses étudiants, ne le fait sentir comme certaines des lettres qu'il écrit à cette époque. Lisons par dessus son épaule la lettre qu'il adresse à un vieillard de belle intelligence qui lui confiait n'être pas parvenu encore aux certitudes religieuses qu'il aurait voulu posséder. Vinet commence par une de ces déclarations dont l'humilité semble à quelques-uns exagérée, comme si l'humilité n'était pas la soeur inséparable de la sainteté :

Il m'est bien plus facile de parler de vous à Dieu que de parler de Dieu à vous, quelque disposé que vous soyez sans doute à entendre parler de lui, même par moi. Qui suis-je pour vous montrer une voie Y Mais cela, je veux dire ma faiblesse et mon indignité, doit-il m'arrêter plus longtemps, et Dieu ne peut-il pas bénir, même dans ma bouche, une parole sincère ? Je ne suis pas un docteur ; je ne suis pas même un chrétien d'expérience, je ne suis rien ; je ne suis qu'un pauvre coeur bien faible, bien brisé, mais quelque petit et insuffisant témoignage que j'aie à rendre, ne dois-je pas le rendre ? et ne dois-je pas tenir compte de ma lueur comme un autre de sa lumière ? ...

Et, entrant dans le vif du sujet:

... C'est le coeur, en définitive, qui connaît la vérité religieuse et qui s'en empare, c'est le coeur qui connaît. Le plus simple des hommes connaît fort Lien de cette manière ; le plus savant, pour bien connaître, doit connaître ainsi. Dieu n'est pas à la portée de la métaphysique, il n'est jamais pour elle qu'une grande inconnue ; il figure, dans tous les systèmes, un blanc qui reste à remplir ; la philosophie n'obtient jamais, sous le nom de Dieu, qu'un agrégat de propriétés abstraites, une idée servant de lien ou de complément à d'autres idées ; l'unité, la somme ou la racine des existences. Dieu n'est substantiellement dans aucune de ces hypothèses. Personnellement, il se soustrait à tous nos moyens de connaissance ; on ne le connaît pas plus par voie d'analyse et de définition qu'on ne connaît par ces mêmes procédés le parfum d'une fleur ou la saveur d'un fruit ; sa notion nous échappe par les efforts mêmes que nous faisons pour la saisir et la fixer ; il ne se réfléchit vivant et substantiel que dans l'âme ; l'âme seule connaît Dieu...

L'homme tel qu'il est avant qu'il ait, comme dit Salomon, « trouvé beaucoup de discours » ne connaît pas Dieu dans le sens tout intellectuel que les langues modernes ont donné à ce mot profond (cum, noscere, voùs : inhabitation de l'objet dans l'âme) il ne le connaît pas, dis-je, il le sent, il le goûte ; et plus il s'unit à lui par les sentiments qui sont dus à l'être bon, saint et juste par excellence, mieux il le connaît, selon cette admirable parole de l'Evangile : « Si quelqu'un aime Dieu, Dieu est connu de lui. »

Il faut en revenir à cette méthode de la nature : adorer Dieu avant de le connaître, l'invoquer avant de l'avoir défini, supposer son existence et sa personnalité, se mettre à genoux devant la miséricorde et l'amour, qui doivent être quelque part, puisque nous les trouvons même en nous ; nommer Dieu, appeler Dieu, crier à Dieu, élever vers lui nos soupirs, sans nous mettre en peine s'ils sauront trouver leur chemin, prier, prier encore, et forcer ce Dieu, en qui nous croyons encore à peine, de descendre, de se rendre sensible à notre coeur, de devenir Dieu pour nous...

Cela même est invoquer le Dieu de l'Evangile, et l'on a déjà commencé d'être chrétien quand on prie. Oui, on a commencé d'être chrétien quand on a dit, comme cet homme de l'Evangile

« Je crois, Seigneur, subviens à mon incrédulité ! »

... Je n'ignore pas de combien de doutes pénibles et de difficultés en apparence inextricables, la science, les habitudes intellectuelles, les controverses, les scandales, un tempérament sceptique - car il en est de tels - ont pu obstruer le chemin de certaines personnes. Je n'en parle pas par ouï dire ; je l'ai vu, je l'ai éprouvé. Mais la première, la grande question, n'est pas là. L'essence ou le principe de la foi qui sauve, c'est-à-dire qui unit à Dieu, ne consiste pas dans la certitude de tels ou tels faits extérieurs ; la foi, comme le dit excellemment une femme qui est maintenant avec les anges, (1) « la foi s'accomplit dans la volonté; la foi n'est autre chose que d'accepter le pardon de Dieu et de renoncer à la recherche de tous les autres moyens de salut. » Oui, voilà la foi. (2)

Cette lettre nous montre le chemin que Vinet avait fait peu à peu, et combien sa foi, en s'approfondissant, en devenant plus vivante et plus personnelle s'était simplifiée. La vérité, pour lui, a ses preuves en elle-même, « et quand nous nous munissons de preuves extérieures pour croire cette vérité, c'est un peu comme si nous allumions une chandelle pour voir le soleil. » La vérité n'est pas un système d'idées, c'est un fait, et ce fait est une personne, Jésus-Christ. La croix nous sauve non pas en vertu d'un procédé irrationnel et magique, mais parce qu'elle nous montre l'amour de Dieu, et que cet amour nous transforme, qu'il crée en nous la vie véritable : car l'amour est la plus haute expression de la vie.

Or la vie ne se laisse pas mettre en formules. Et même, en admettant que l'entreprise ne fût pas chimérique, serait-elle utile ? Ce n'est pas par sa théologie que Saint-Paul gagnait les foules: c'est par le feu de son âme qui embrasait d'autres âmes. Il est nécessaire, dit-on, de formuler sa foi pour pouvoir la communiquer. Mais les formules ne communiquent que des idées ; elles sont impuissantes à communiquer la foi, qui est une vie seule la vie engendre la vie.

Lorsque la pensée se préoccupe trop de l'idée d'un fait, avait déjà dit Vinet bien des années auparavant, l'idée lui reste et le fait lui échappe. Aussi les travaux les plus éloignés de la spéculation chrétienne sont moins propres à distraire l'âme de ce qui doit faire ici-bas son objet principal. Mieux vaut souvent, pour la vie religieuse du coeur, être marchand, artiste, géomètre, que théologien... Dieu a incarné la vérité et nous la désincarnons. Il nous a donné des réalités et nous lui rendons des idées. Il a créé un monde, et nous en faisons un système. (3)

Même en ce qui concerne les idées, Vinet avait quitté l'édifice construit par les siècles, et que pendant un temps, avec toute sa génération, il avait cru indispensable à sa foi. Cet abandon n'avait rien eu de tragique, ni d'ailleurs de soudain. Quand l'été est venu, et que la chaleur du soleil pénètre tous les membres, on laisse glisser de ses épaules, sans même s'en apercevoir, le manteau dont on s'enveloppait dans la saison froide. Ayant pris le parti, et le reprenant chaque jour, de «se jeter vers Dieu et de se mettre tout entier à son ombre », Vinet pouvait se passer de l'abri de la théologie traditionnelle.

Ne croyez-vous pas, écrit-il à un ami, que la foi est essentiellement un certain état moral, une forme de la vie ? Croire autrement, ce n'est pas croire. Quand la foi n'est pas un acte si simple qu'on ne peut pas le décomposer, ce n'est pas la foi. La plus grande certitude obtenue sur les sujets religieux par la pensée est si peu la foi que, chez certains hommes, elle ressemble à l'incrédulité, ou, si vous voulez, laisse subsister à côté d'elle l'incrédulité. C'est en quelque sorte être éclairé d'en bas, et Il faut être éclairé d'en-haut. Je le sens toujours mieux. Il n'en est pas moins vrai que dans la route de la pensée religieuse, on ne recule pas, et qu'il faut boire jusqu'au fond la coupe où l'on a posé les lèvres. Il faut continuer avec courage, et appliquer à 19 recherche de la vérité et de la lumière tout ce qu'on peut avoir de foi. Mais il faut que le coeur soit de la partie : la logique même, la bonne philosophie l'exigent. C'est avec religion qu'il faut raisonner sur la religion. J'ai écrit ceci sur mes tablettes : « Ne parle jamais de Dieu sans parler à Dieu. En des sujets religieux, la meilleure méditation, c'est la prière. Avoir prié, c'est avoir pensé. »

Il continue par ces mots que plus d'un eût été sans doute bien étonné d'entendre sortir de la bouche d'un professeur de théologie, même pratique :

J'aimerais presque mieux qu'il n'y eût pas de théologie. La meilleure, si c'est de la théologie, est celle que résume ce mot, dont elle ne sort pas et qu'elle ne fait que répéter: « Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! » Mais dès qu'on se met à faire de la théologie - proprement ainsi nommée - il faut la faire franchement, Il faut la faire bonne ! Si vous ne la voulez pas faire ainsi, n'en faites point, car personne ne vous oblige d'en faire. Je respecte et J'envie la foi des simples ; mais je ne puis souffrir la spéculation qui ne veut spéculer qu'à son appétit, les recherches qui ne cherchent point, la théologie qui s'arrête à mi-chemin, parce qu'il ne lui convient pas d'aller plus loin, celle qui raisonne et qui maudit le raisonnement, celle qui se fâche quand on ne veut pas s'arrêter où elle s'est arrêtée, Mais si l'on ne doit pas aller plus loin qu'elle ne va, pourquoi donc aller même jusqu'où elle va ? Elle en fait trop ou trop peu (4).

Cette théologie hardie que recommande Vinet, cette théologie qui va jusqu'au bout, c'est-à-dire, s'il le faut, jusqu'à l'aveu de sa propre incompétence, il la fait pour son compte, avec l'humble et indéfectible courage qui est la marque de sa pensée. Il le peut ; il a accepté les risques du combat, et sa force l'en a fait sortir vainqueur. Mais les faibles ? Ceux dont la foi, n'ayant pas assez de vigueur pour rejeter les langes où l'a ligotée une théologie séculaire, mourra peut-être si on les lui arrache ? Ce n'est pas assez de dire que Vinet se ferait scrupule de tenter l'opération; il en aurait la terreur. Ceux-là ont tort, sans doute, de confondre religion et théologie, de donner un support caduc à leur foi. Oui, ils ont tort, mais enfin ils le font ; leur formation mentale et religieuse ne leur permet pas de faire autrement. « Ce n'étaient pas seulement des doctrines surannées que Vinet avait en face de lui, c'étaient des chrétiens, d'excellents chrétiens, pour lesquels ces doctrines étaient un pain de vie dont ils ne pouvaient se passer. Voici un dogme qui me paraît d'une valeur douteuse, oui, mais voici aussi tels et tels que je connais, que j'aime, qui ont ancré leur foi sur ce dogme et que je vais, en le ruinant, inquiéter, contrister, scandaliser, pousser peut-être au doute et au désespoir. Le sentiment de la charité - on sait combien il était chez Vinet puissant et délicat - entre en conflit avec la loyauté intellectuelle, conflit angoissant, douloureux entre tous... » (5)

Et puis, si Vinet, pour son compte, avait beaucoup déblayé le terrain de la pensée religieuse, il n'avait guère entrepris de reconstruire. Le temps, la force, surtout peut-être la volonté positive de cette reconstruction, lui manquaient. Dans de telles conditions on peut bien inspirer - et il ne cessa ni ne cessera jamais d'inspirer - mais on peut difficilement enseigner. Ecoutons-le confier à Erskine son propos désormais arrêté de renoncer à sa charge :

Moins d'une année après mon entrée en charge, j'avais conçu des doutes pénibles sur ma vocation au professorat de théologie.

Quoique nous n'ayons plus de profession de foi écrite et obligatoire, il y en a une tacite et convenue entre les ministres de notre Eglise, entre ces ministres et cette Eglise. On s'attend, quoique l'enseignement académique soit libre, à ce que les étudiants seront enseignés selon cette profession de foi. C'est une attente à laquelle il m'est impossible de répondre. Sur plusieurs points qui sont tenus pour importants, qui le sont peut-être, je ne puis pas parler comme l'Eglise. Il est vrai que je n'y suis pas obligé, et que même je suis obligé à parler comme je pense ; mais si Von peut enseigner une conviction, peut-on de même enseigner le doute, au moins sur (les points importants ? Mes doutes mêmes sont plus instinctifs que raisonnés ou scientifiques, et je dois convenir qu'il est plus d'une de mes vues en faveur desquelles je n'ai pas, au moins d'une manière claire et décisive, le témoignage de l'Ecriture. Ainsi, je ne puis croire à la substitution, et je ne suis pas en mesure de parler, théologiquement, contre cette substitution. (6)

A la fin de cette année 1844, Vinet se décide à cette démarche qui lui coûte, mais qu'il lui en coûterait plus encore de ne pas faire, puisque sa conscience la lui prescrit, et cela à plus d'un titre ; et il envoie sa démission au Conseil d'Etat.

(1) La duchesse de Broglie (Albertine de Staël). 

(2) Lettres, II, 89 et suiv.

(3) Discours sur quelques sujets religieux, p. 394.

(4) Lettres, II, 128.

(5) PAUL SEIPPEL, Escarmouche, p. 236.

(6) Lettres, t. I. p. 251.
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