Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

TROISIEME PARTIE

1837-1847

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Il faut que l'épreuve du temps présent repousse le chrétien vers la gloire du siècle à venir ; il faut que les ténèbres de son malheur fassent, comme la nuit, luire avec plus de splendeur les étoiles de son ciel.

Vinet.

 

CHAPITRE PREMIER

 

En rentrant dans ce canton de Vaud tant aimé, pendant de longues années si regretté et si désiré, Vinet allait faire l'expérience qui est celle de tous les déracinés. On n'a jamais pu se faire citoyen du pays que l'on quitte, et on n'est plus tout à fait citoyen du pays que l'on retrouve. A Bâle, malgré les affections nées peu à peu, malgré la force des habitudes, et ce qu'on met toujours de soi dans le terrain qu'on laboure, Vinet ne se sentait pas chez lui. Ce ciel, cette langue lui restaient non pas certes hostiles comme les premiers jours, mais étrangers; ce climat intellectuel et moral n'était pas le sien et ne le serait jamais devenu. Mais l'homme est ainsi fait qu'il finit toujours par se plaire dans son habitacle, et Vinet en était venu à aimer cordialement le sien. Quelques jours après l'arrivée à Lausanne n'écrit-il pas à sa soeur :

La blessure de la séparation saigne trop pour que nous puissions rendre toute justice à notre nouvelle situation. Le motif qui nous y a placés nous y soutiendra, je l'espère, et nous finirons peut-être par la trouver douce et bonne, sans cesser de regretter jamais ce que nous avons quitté. Nous avons eu des visites bâloises qui nous ont fait grand plaisir, non pas seulement parce qu'elles étaient bâloises, tu en jugeras par les noms... Tu comprends si c'en a été assez pour remuer notre coeur, qui s'émeut rien qu'à examiner un plan de la ville de Bâle, que je me suis procuré. Voilà Auguste qui s'est mis à le regarder, et qui pleure dans un coin à chaudes larmes. (1)

C'est que malgré tout la patrie retrouvée faisait un peu figure d'étrangère pour ceux qui l'aimaient sans la connaître ou tout en ne la connaissant presque plus: Sophie, les enfants, n'y étaient guère venus que comme hâtes de passage. Vinet lui-même, parti à vingt ans, y rentrait à quarante, bien différent du petit étudiant qu'un jour de juillet 1817 la diligence emportait vers son destin. Lui-même, courbé par d'incessantes souffrances, grandi, mais aussi prématurément vieilli, ne se sent plus le même homme. Il revient parmi les siens en possession de sa pleine stature morale, pour mettre à leur service ce qui lui reste de force et de vie ; mais il est physiquement brisé ; et si les forts commandent comme Turenne à leur « carcasse », et en obtiennent ce qu'il faut, ce miracle n'est pas de ceux qui s'accomplissent le sourire aux lèvres. Aussi les moments ne sont pas rares où la tâche qu'il a pourtant librement acceptée et même appelée l'effraie. Il s'en veut presque alors de s'être laissé emporter par cette ardeur qui couve au plus profond de lui, qui lui fait parfois un besoin du risque, et lui ordonne de jeter sa vie dans une généreuse aventure.

Aventure tout intérieure, et qui se déroule sur un modeste théâtre. Ce n'en est pas moins celle du navire trop longtemps abrité au chantier de construction, qui coupe enfin ses amarres et se lance en pleine eau. Il ne s'agira plus maintenant de cette existence repliée sur elle-même, cachée aux regards et presque sans rayonnement au delà du cercle immédiat... Si on appelle Vinet à Lausanne, c'est parce qu'un prestige entoure son nom, et parce que sa pensée y a conquis une autorité que lui-même répugne à s'avouer, tant il est peu sûr d'y pouvoir répondre. Mais quand une décision est prise, insensé qui s'attarde aux regrets ! Vinet va de l'avant, sans joie peut-être, mais sans hésitation.

La joie, elle est pour ceux qui l'accueillent. De toutes parts, les mains se tendent vers lui. Amis anciens, amis nouveaux, admirateurs inconnus, c'est à qui lui dira tout le bonheur que donne à chacun son retour au pays ; et aux chauds rayons de tant d'affection, son coeur serré se dilate un peu. Il en a besoin, car autour de lui il n'y a guère d'allégresse dans les choses. Le splendide été est sur son déclin. Le quartier que va habiter la famille, tout proche de la cathédrale, est assez sombre, la maison où l'on s'installe assez triste. Peu d'espace, peu de soleil; pourtant, on aperçoit le lac, ce lac dont Vinet, comme Rousseau, pourrait dire que « sur ses rives son coeur n'a jamais cessé d'errer... »

Si bien que le regret de la terre étrangère devenue une terre amie le poigne parfois étrangement, comme ce jour de décembre où il note dans son agenda : « Nous avons passé une tranquille journée en famille. Les souvenirs et les regrets sont venus. Sedimus et flevimus recordantes. »

Tant de souvenirs, doux et poignants tout ensemble, flottent aussi dans cet air qu'a respiré son enfance ! Le soir surtout, une fois déposé le fardeau des travaux et des soucis de la journée, ils lui reviennent en foule. Il est resté assez jeune de coeur et de sensibilité pour essayer de traduire son émotion dans le langage qu'il aimait jadis : et pour celle qui partagea son passé, pour sa soeur Elise, il écrit quelques vers.

Je vois les lieux où fleurit notre enfance,
Je vois la tour qui sur nos fronts joyeux
Du haut des airs versait son ombre immense.
Et qui manqua si longtemps à mes yeux.
 
J'entends encor, j'entends la voix de bronze
Chanter son hymne au sommet de la tour
Aux quatre vents le guet va tour à tour
Nous avertir qu'il vient de sonner onze.
 
Ces sons, ces cris, c'est la voix du passé
Sous son linceul je le sens qui respire,
Et dans mon coeur je l'entends cru! soupire
Car le l'y tiens pieusement pressé.
 
Les jours anciens, quand nos pleurs les arrosent
Rouvrent bientôt leur sein comme des fleurs
Sous nos regrets des sourires éclosent,
Et notre deuil nous rend des jours meilleurs.
 
J'embrasse alors, dans un souvenir tendre,
Et père, et mère, et frère, saintes amours !
Dieu toujours bon ! Tu voulus me les prendre,
Mais dans ton sein ils sont à moi toujours. (2)

Sociable et prompt à la sympathie comme il l'est, Vinet trouve une compensation très efficace à son impression de dépaysement dans l'empressement affectueux que lui témoignent futurs étudiants, futurs collègues, et l'élite de la population tout entière. A la porte de l'appartement, les coups de sonnette ne cessent de tinter. Sophie s'alarme de cette affluence, elle sent qu'on va lui dévorer son mari tout vif, et elle ne parle de rien de moins que de défendre sa porte. Mais Vinet s'oppose catégoriquement à une mesure aussi draconienne. Décourager des sympathies ? C'est à quoi il ne pourrait consentir. Il permet bien à Sophie de recevoir quelquefois à sa place, quand un travail absorbant exige plus impérieusement la tranquillité ; mais d'ordinaire, au bout de quelques instants, on le voit entrer au salon : sa détermination d'écarter les importuns n'a pas tenu devant le désappointement probable du visiteur.

C'est un matin de ce premier automne lausannois qu'allait tomber sur la maison voisine de la cathédrale presque un rayon de gloire. Une fois de plus la sonnette a retenti : le facteur apporte le courrier. Des lettres, des journaux, et le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes. Représentons-nous la famille groupée autour de 14 table, à l'heure du premier déjeuner. Vinet, ou peut-être Sophie, fait sauter la bande de la Revue, parcourt le sommaire. Ah ! il y a un article de Sainte-Beuve, le grand critique... Un régal pour une prochaine soirée. Coupons-le toujours, pour voir de quoi il est question... Quoi, est-il possible ! Quelle surprise ! L'article est sur Vinet ! Le café au lait peut refroidir dans les tasses, il faut lire tout de suite, et sans rien passer...

Ce morceau très plein et très achevé est le véritable chef-d'oeuvre littéraire de M. Vinet, dit Sainte-Beuve à propos de la Revue des Prosateurs et des Poêles français. Toutes ses qualités de précision, de propriété, de suite, de sagacité fine et de relief en peu d'espace, y sont fondues entre elles et en équilibre avec le sujet même, qui ne demandait ni un certain essor ni une certaine flamme dont l'auteur ne manquerait peut-être pas, mais qu'il s'interdit... il n'y a pas un point, pas une maille du tissu qui ne soit solide, exactement serrée ; c'est la lecture la plus nourrie, la plus utile, la plus agréable même, aussi bien que la plus intense... Je ne me lasse pas de repasser les jugements de l'auteur, qui sont comme autant de pierres précieuses enchâssées, l'une après l'autre, dans la prise exacte de son ongle net et fin. Je ne trouve pas un point à mordre, tant tout est serré et se tient.

Et plus loin, à propos des Discours :

M. Vinet, dans la littérature française, émane surtout de Pascal. Il y a là beaucoup de Pascal, mais d'un Pascal moins abrupt, et plus doucement acceptable. Ce qui nous a frappé surtout, c'est l'esprit de lumière et de charité chrétienne infinie qui fait que, pour les catholiques même, bien des choses y restant absentes, aucune peut-être n'est expressément contraire ni à repousser. On va en tous sens dans cette lecture en n'apercevant jamais que le chrétien. (3)

On a beau être un saint, pareil suffrage, signé d'un nom comme celui de Sainte-Beuve, vous émeut. Vinet en fut d'autant plus vivement touché qu'il ignorait sans doute encore, que, depuis le courant de l'été, le grand critique songeait à faire à Lausanne un cours sur Port-Royal. En villégiature à Aigle, Sainte-Beuve y voyait souvent Juste Olivier, rencontré précédemment à Paris; et celui-ci lui en avait suggéré l'idée, accueillie aussitôt par lui avec faveur. Il n'était pas fâché, peut-être, que son admiration très sincère pour le talent de Vinet lui valût d'avance, dans la place dont il se préparait à faire la conquête, une reconnaissante amitié. Mais de ce petit calcul aussi innocent que légitime, Vinet eût été bien incapable de soupçonner ce prince des lettres françaises. Quels furent ses sentiments à la lecture de ces éloges inattendus tombés de si haut, on peut s'en faire une idée d'après les notes de l'agenda. On y lit à la date du 26 septembre :

La modestie n'est souvent qu'un amour-propre maladif et souffreteux. Ce que j'ai éprouvé de singulier, de pénible et d'humiliant à la lecture de l'article de M. Sainte-Beuve m'a contraint à la prière.

Et trois semaines après :

J'expie les bontés de M. Sainte-Beuve par un article de la Revue de Paris. L'épine vaut mieux que la fleur.

Une autre couronne attendait Vinet : elle allait être posée sur sa tête le 1er novembre 1837, jour de son installation comme professeur de théologie pratique à l'académie de Lausanne. Le tout-Lausanne des grands jours était accouru pour assister à une cérémonie d'autant plus brillante qu'on se montrait parmi le public l'hôte de marque, Sainte-Beuve, qui allait bientôt lui-même commencer son cours, « C'est une circonstance bien remarquable de cette solennité, dit le recteur de l'académie, M. Porchat, qu'un des hommes dont Paris écoute la voix, ayant proclamé le mérite signalé des ouvrages de M. Vinet, se trouve ici pour l'installer avec vous comme membre de cette académie à laquelle il veut bien lui-même prêter quelque temps l'appui d'un talent si digne de sa grande renommée... »

Mais bientôt l'attention redouble - la parole est donnée à Vinet. Tous les regards sont fixés sur cette figure pâlie, ravagée par la souffrance, mais dont l'énergie se révèle dans la chaude lumière du regard. Tirant de sa poche un petit cahier de notes, il esquisse en quelques mots une critique pénétrante des hommes et des choses du moment, et en particulier du grand mouvement religieux qu'était le Réveil. Vinet rassemble en quelque sorte sous une forme condensée l'essentiel des idées fécondes éparses dans ses écrits et dans ses prédications. Il définit le Réveil comme « un effort du christianisme vers sa source, vers une compréhension plus ample du système évangélique, vers une application plus rigoureuse et plus étendue des principes chrétiens à la vie humaine ».

Après un hommage aux témoins de l'Evangile qui ont précédé le Réveil, parmi lesquels le disciple reconnaissant n'a garde d'oublier le maître de sa jeunesse, le doyen Curtat, il reconnaît que le Réveil «a réhabilité la doctrine du Saint-Esprit, et par là même redonné une substance à ces mots, depuis longtemps vides et morts, de régénération et de conversion, que ces mots, devenus une réalité puissante, en ont ranimé, éclairci plusieurs autres; que dès lors le christianisme a formé une chaîne dans la pensée, une chaîne dans la vie, et s'est montré impérieux et pressant à l'égard de l'une et de l'autre ».

La prédication est devenue plus intimement biblique, continue-t-il. Si l'individualité a subi des pertes, ce qu'on ne saurait nier, c'est notre faute et non celle du principe, qui, bien loin de réclamer un tel sacrifice, ne l'accepte pas. La vérité demande à se personnifier en chaque homme ; elle veut, pour mieux faire éclater son unité, se multiplier autant de fois qu'il y a d'âmes qui la reçoivent. Elle ne s'estime point enrichie de nos pertes ; elle ne fait point de ruines autour d'elle; vivante, elle ne s'associe point à la mort; elle fait de Jacques, de Pierre et de Jean, Saint Jacques, Saint Pierre et Saint Jean ; mais en ajoutant la sainteté, elle n'enlève pas l'humanité. Dieu, d'ailleurs, en instituant la prédication, a voulu un contact de l'homme avec l'homme ; il a attaché à ce contact une mystérieuse et inimitable vertu; or, qui ne sait qu'il n'y a d'homme que l'individu, et que c'est par sa personnalité qu'un homme agit sur un autre ? Au reste, lorsqu'un prédicateur est animé d'un vrai zèle, l'individualité sait bien où se reprendre ; c'est toujours avec sa propre âme qu'on aime, qu'on supplie et qu'on pleure...

Jésus-Christ, dit-il encore, de fait comme de nature, a été parfaitement homme. Consentons à l'être. Jésus-Christ accommoda sa parole et son action aux circonstances au milieu desquelles il agit et parla. Ses apôtres suivirent son exemple. Suivons leur exemple et le sien. Avons toujours devant les yeux l'humanité de notre temps. Descendons - si toutefois c'est descendre - de la région pure de l'idée dans le domaine de la réalité et de l'actuel. C'est nous rapprocher toujours plus du christianisme et de l'Evangile... L'époque présente veut ce que veut l'humanité quand elle demande que le côté rationnel du christianisme, sa philosophie, soit mis en relief, et qu'il devienne, ainsi que d'une renaissance morale, l'instrument d'une renaissance intellectuelle. Ce besoin ou ce droit, par conséquent ce devoir, est de tous les temps. Il n'y a pas eu, certes, une époque où l'Evangile a pu se passer d'être raisonnable. On peut même en un sens sublime, appeler raison ce qui, dans tous les temps, a déterminé les esprits à se soumettre à l'Evangile. Mais l'équilibre qu'on réclame aujourd'hui, on ne l'a pas toujours si nettement réclamé. La conscience et le coeur, dont les procédés sont essentiellement sommaires et synthétiques, ont souvent laissé peu d'espace aux analyses de la raison. On peut même dire plus : la conscience et le coeur se sont chargés alors d'être raisonnables à la place de la raison qui ne l'était pas ; et tout était clair et logique dans l'âme quand tout, dans l'esprit, était embarrassé et subtil.

... C'est encore entendre les conseils religieux de l'époque et servir le mouvement religieux que de perfectionner les formes du discours sacré. C'est. fortifier l'impression de la vérité, c'est lui rendre sa beauté native que de l'exprimer avec netteté, avec énergie.....

Le pasteur, qui a toujours été le premier pédagogue de chaque commune, le deviendrait ainsi d'une façon plus spéciale ; I'Eglise serait la grande école des adultes et des petits enfants ; la religion enfin, d'une manière évidente, le centre de toutes les idées civilisatrices. Car en s'attachant plus qu'elle ne l'a fait encore à cultiver l'homme tout entier, à donner un aliment pur à chacune de ses facultés, et surtout à établir entre elles l'ordre et l'unité dont elle seule a le secret, la religion ferait descendre du haut des chaires dans les sillons de la société les semences de la civilisation, qui n'est autre chose que la perfection relative de la condition humaine...

Le retentissement du discours de Vinet, profession de foi et programme d'action tout ensemble, fut considérable, tant à Lausanne même que dans tout le pays romand, du moins en ce qui concerne l'élite pensante. « Jamais Vinet n'avait parlé de si haut, dit E. Rambert, jamais si distinctement. Auparavant, du fond de sa solitude, il faisait la guerre de partisan, tiraillant, comme il disait, sur les flancs de la grande armée chrétienne ; maintenant il occupait un des postes d'honneur... sa parole avait une autorité toute nouvelle. »

Les ennemis du vrai christianisme, eux, ne manquèrent pas de dresser l'oreille à des accents qui leur annonçaient, dans le nouveau professeur, le plus redoutable adversaire. « C'est le chef des mômiers », chuchotaient en quittant la grande salle de la bibliothèque, où avait eu lieu la cérémonie, plus d'un des auditeurs. Le tact qui faisait discerner à Vinet, autour de lui, les plus subtiles vibrations de l'atmosphère morale, l'avertit de cette hostilité latente. Dès ce jour il eut le pressentiment des orages qu'il essuierait dans un avenir prochain. Mais écartant ces prévisions fâcheuses, il était peu d'heures après tout au plaisir d'une petite fête donnée en son honneur par ses nouveaux collègues. Et le soir, rentré chez lui, il écrivait dans son agenda : « Journée de profonds souvenirs. »

(1) 8 octobre 1837. Cité par RAMBERT. 

(2) inédit.

(3) Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1837. Recueilli dans Portraits contemporains, tome III.
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