Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XI

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« Sa conscience était non seulement scrupuleuse mais timorée, et il tournait sans cesse contre lui-même la profonde connaissance qu'il avait du coeur humain et de sa malice. »

Ces mots sont de Sophie, qui, moins experte peut-être dans la connaissance du coeur humain, connaissait bien le coeur de son mari, et ne voyait guère que ce reproche à lui faire.

Dans les premiers mois de l'année 1837, Vinet eut plus d'occasions que jamais d'explorer sa conscience jusqu'en ses plus obscures retraites. Nous l'avons vu repousser d'une main ferme toutes les offres de collaboration qui lui venaient de Paris, de Montauban, de Genève, d'ailleurs encore. Non sum dignus, répond invariablement son humilité, une humilité, a dit quelqu'un, dont on ne pouvait comprendre la profondeur qu'en la mesurant à la hauteur de son idéal. Cependant un appel allait lui venir de ce cher canton de Vaud auquel il avait toujours regretté de ne pas pouvoir consacrer sa vie, de ce canton de Vaud qui restait sa vraie patrie, malgré la force des liens qui, après vingt ans de séjour, l'attachaient à Bâle. Il s'agissait de repourvoir, à l'académie, la chaire de théologie pratique, dont le titulaire, le professeur Alexandre Leresche, venait de prendre sa retraite.

L'influence que Vinet exerçait à distance sur le canton de Vaud, l'impression très grande qu'y avait faite la publication de ses discours, surtout des deux morceaux L'étude sans terme, ajoutés à la dernière édition, morceaux tout pénétrés de cette éloquence de charité dont il avait le secret, faisaient ardemment souhaiter de l'attirer et de le posséder à Lausanne. On lui offre donc la chaire vacante, et l'ère des perplexités, qu'il croyait close, se rouvre pour lui.

Cependant, il ne s'agit pas ici d'un enseignement dogmatique qui le contraindrait peut-être à dépasser l'expression stricte de ses convictions. Il s'agit de théologie pratique, et surtout il s'agit de sa patrie, où les étudiants eux-mêmes, par une lettre touchante, l'appellent comme un maître admiré déjà et chéri d'avance.

Autre chose encore : cette vie paisible qu'il mène à Bâle, trop paisible, trop à l'abri des courants d'air, l'inquiète à plus d'un titre; non seulement il n'y donne pas sa mesure, mais il s'y amollit un peu; il faut à un homme des dangers et des luttes pour que sa virilité s'affirme, et Bâle est pour lui, comme il le dit souvent, une « boîte à coton ». Oui, objecte une des voix contradictoires qui au dedans de lui prennent part au débat, mais la place d'un homme en permanence entre la vie et la mort, et dont les jours exempts de souffrances se comptent sur les doigts, n'est-elle pas dans une boîte à coton ? Quelle outrecuidance de vouloir charger plus lourdement ses, épaules, quand on en est là ! Et puis, c'est bien de théologie pratique qu'il est question pour lui; mais justement, il va falloir faire journellement acte de chrétien, alors qu'il se désespère de n'être pas vraiment chrétien... Ne vient-il pas d'écrire ces mots dans son agenda : « Accablé de reconnaître combien peu la religion est mêlée, incorporée à ma vie... »

Ce débat intérieur aurait pu se prolonger longtemps. Beaucoup de prières, on peut le croire, sans doute aussi les conseils de Sophie qui voyait nettement l'intérêt supérieur de son mari, montrent à celui-ci la route à suivre : il acceptera. Le 5 mai, il répond à l'appel des étudiants une lettre où se lisent ces mots :

Je vais à vous, messieurs, en grande détresse de coeur, ayant peur non des hommes, mais de moi-même; j'y vais à la seule garde de Dieu, à qui j'ai offert ma résolution, et qui en a été le véritable ,objet... Recevez-moi tel qu'il m'envoie - je viens vous aider, aidez-moi ; que je me sente soutenu, non par vos suffrages, mais par cette secrète intelligence de vos coeurs et du mien qui me dira que nous poursuivons ensemble un même et suprême intérêt ; que la conscience commune d'un but commun, en nous liant étroitement, m'enlève, par la joie et la confiance, aux poignantes préoccupations de ma faiblesse... (1)

Peut-être éprouve-t-on quelque peine à concilier un si exceptionnel mérite avec une telle défiance de soi. Mais si l'on songe que cette tâche nouvelle avec tout ce qu'elle impliquait de tracas et de fatigues accessoires, déménagement', installation, visites d'adieu, visites d'arrivée, était imposée à un homme qui vivait au jour le jour à la force du poignet, et que la maladie menaçait sans cesse de terrasser définitivement, on s'étonnera plutôt de trouver chez cet homme un ressort qui malgré tout ne plie pas, et qui chaque matin au contraire, se tend à nouveau pour porter plus loin, plus haut, l'action et la pensée. A cette date, Vinet relevait à peine d'une grave fièvre typhoïde, aussi a-t-il demandé un congé de deux mois pour achever d'abord de se remettre, autant du moins qu'il pouvait espérer être jamais remis, puis pour préparer ce départ qui est pour lui et pour les siens un véritable arrachement: car à présent il aime Bâle, devenu pour lui une vraie patrie d'adoption.

Il écrit à M. Alexis Forel :

La carrière qui semble s'ouvrir devant moi ne m'apparaît pas comme elle eût pu autrefois m'apparaître, large, lumineuse, riante. C'est un défilé obscur, étroit, par où je vais passer à la hâte. Quelques jours, et tout sera fini; mais que ces jours soient pleins, qu'ils soient utiles à moi et aux autres ; et ensuite !... Elevez pour moi un regard vers le ciel. (2)

Cette maladie, puis toutes les préoccupations qu'amenait son départ pour Lausanne, obligèrent Vinet à laisser en plan un gros travail à peine ébauché, mais auquel il pensait depuis deux ans. A Paris, la Société de la Morale chrétienne, qui dix ans auparavant avait couronné son Mémoire sur la Liberté des cultes, mettait au concours un autre sujet, La Manifestation des Convictions religieuses. Des amis parisiens lui avaient écrit combien on souhaitait qu'il se mît sur les rangs. Il lui appartenait de traiter une question qu'il connaissait et qu'il sentait mieux que quiconque ; et la Société, on pouvait le croire, avait pensé à lui en instituant ce concours. Jusqu'ici, le résultat était nul. Depuis plusieurs années, faute de travaux dont le mérite parût suffisant, le prix ne se décernait pas. Quand enfin en 1839 il fut attribué, et attribué à Vinet, le rapporteur, M. Lutteroth, devait s'écrier : « C'est un immense succès... Je sens que j'ai ici l'insigne honneur d'inaugurer un monument... Il ne nous semble pas avoir attendu trop longtemps : qu'est-ce, en effet, que six années pour dire à l'humanité un de ces mots qui ont de l'écho à travers les siècles ?... » (3)

Mais à la date où nous sommes, Vinet ne peut s'occuper de l'Essai qu'à bâtons rompus. De longues semaines passent non pas sans qu'il y pense, mais sans qu'il mette rien sur le papier. La gestation se poursuit presque sans sa participation consciente, au milieu de tant d'autres travaux d'une nécessité plus pressante, et de tant d'adieux à dire et à recevoir, qui lui coûtent chacun quelques gouttes du sang de son coeur. Un des chagrins les plus cuisants qu'entraîne ce départ, c'est qu'on laisse en arrière Elise, la soeur qu'une vie commune de quinze années a rendue presque indispensable au ménage, aussi bien à la belle-soeur qu'au frère, et tout autant aux neveux. Elise ne peut songer à quitter Bâle, où elle a trouvé à gagner sa vie. Elle y a d'excellents amis ; mais elle n'en pleure pas moins de rester, comme on pleure de la quitter. Sophie encourage et réconforte son monde, décidée qu'elle est à aller de l'avant, les yeux fixés sur un avenir qui contient des promesses, et que son coeur, sa raison sauront embellir, comme ils ont su embellir le passé. Si elle se laissait aller, que de motifs de tristesse pour elle aussi, surtout pour elle ! Née, élevée dans la Suisse allemande, cette transplantation, à l'âge de quarante-deux ans, lui apparaîtrait comme un exil très dur sans l'habitude qu'elle a prise depuis longtemps d'oublier ses goûts et son agrément pour ne penser qu'à l'intérêt des siens. Elle voyait bien qu'à Bâle son mari ne pouvait pas donner sa mesure ; intellectuellement parlant, il y était trop seul ; l'enlisement le menaçait. N'avait-il pas écrit récemment à M. Alexis Forel ces lignes significatives :

Ma vie s'altère et s'éteint par la nature de mes fonctions et par l'isolement. Une partie de mon être s'émousse et devient lâche. La solitude et l'indépendance où j'ai vécu m'ont été utiles et me sont encore très douces, toujours plus douces ; mais c'est cette douceur qui m'effraie. J'ai besoin, s'il en est temps encore, d'une responsabilité plus sentie, d'un contact plus fréquent et plus froissant avec les choses et avec les hommes, d'une position entière d'homme, de plus de périls intellectuels et moraux, de circonstances, enfin, qui me secouent et me réveillent... (4)

On eût dit que les circonstances, par une malice bienveillante, se plaisaient, dans les derniers temps de son séjour à Bâle, à dissiper cet isolement dont Vinet s'était plaint si souvent. Le chagrin de le voir partir fait qu'on s'empresse et qu'on se serre autour de lui. De nouvelles amitiés se forment : c'est Emile Souvestre, qui se trouve dans le voisinage, et en profite pour venir voir à plu.sieurs reprises le critique qui a consacré à ses écrits plus d'une page belle ou pénétrante ; c'est un lecteur inconnu des Discours religieux qui écrit une lettre à propos de laquelle Vinet note dans son agenda : « C'est un grand motif de louer Dieu qu'une telle lettre... » Relations épistolaires transformées bientôt en entrevues affectueuses, puis en une durable amitié. Quant il s'agit d'entrer en rapports directs avec une âme, il n'y a plus pour Vinet d'occupations ou de déménagement qui tiennent. On pourvoira comme on pourra à tout cela. L'important est d'accueillir ce nouvel ami, de presser affectueusement cette main tendue, plus encore d'affermir dans ses ,convictions ce fils spirituel qui vient de lui naître...

Avant le coup de feu du départ, Vinet fit à la campagne, dans les environs de Bâle, un séjour de quelques ,semaines, qui, espérait-on, lui rendrait des forces. Il en avait besoin, en étant venu à un état d'épuisement tel qu'il avait dû rapprendre à marcher. Il s'installa donc à Arlesheim auprès d'une famille amie. Mais cette année-là, le printemps était maussade. Une pluie fine et froide tombait presque sans rémission d'un ciel noir. Sensible comme il l'était aux influences extérieures, Vinet est bien loin d'éprouver cette allégresse organique qui accompagne souvent la convalescence. La mélancolie, le découragement s'insinuent dans ses veines. De plus, il grelotte, car, à consulter l'almanach, le printemps est là depuis six semaines, aussi a-t-on cessé de chauffer : hostiles et glacés, les grands poêles de faïence ajoutent encore à la tristesse des choses. Travailler à son Essai sur la Manifestation des Convictions religieuses ? C'est bien cela qu'il faudrait faire, mais c'est cela qui lui est impossible. Le froid paralyse son cerveau, et d'ailleurs le grand changement qui va se faire dans sa vie remplit de trop de choses sa tête et son coeur pour lui permettre pareil effort. Tout au plus écrit-il de temps à autre dans son agenda quelque pensée qui lui vient. On lit à la date du 24 mai:

« Les philosophes ont commencé par l'ontologie, puis est venue l'analyse de l'entendement, qui a de nouveau mené à l'ontologie. La philosophie est un rêve profond et quelquefois sublime dont s'entre-coupe la nuit de notre ignorance. »

Ailleurs :

« Comme la Bible chrétienne paraît grande et divine quand on a jeté un coup d'oeil sur les bibles du paganisme ! Les lois de Manou ! Quel livre, quelle législation, quelle société ! Le mépris de l'humanité dans le respect des castes, le mépris de la société dans la divinisation des rois ; le mépris de Dieu, réduit à n'être que l'inspiration spontanée de tous les esprits supérieurs et distribuée entre eux. »

Ailleurs encore :

On veut être chrétien, dit-on, ni protestant, ni catholique. Cela ne se peut pas. Par cela même qu'on est chrétien on est l'un ou l'autre, et même tantôt l'un, tantôt l'autre, car protestant et catholique sont tour à tour synonyme de chrétien.

Le soleil ayant fini par être vainqueur des nuages, le convalescent en est tout ragaillardi. Il note, le 20 juin :

Malgré ma faiblesse et mes malaises, j'ai beaucoup joui de cette magnifique journée. Jamais la campagne ne m'a paru si belle, la nature si touchante, Dieu si proche de l'homme. Je n'oublierai pas, ce jour.

Et le 25:

Promenade du matin. Vive émotion à la vue de la nature. Sentiment de la présence de Dieu. Besoin de ne pas séparer la nature et l'Evangile, le Dieu qui donne tout et le Dieu qui se donne.

La fraîche parure des arbres, le ciel d'une pureté de paradis, cette douce chaleur d'un soleil ami le ravissent et lui rendent un peu de son activité d'esprit. Plusieurs volumes sont sur sa table ; il n'avait pas eu encore le courage de les feuilleter, quoique, de Paris, on réclame à grands cris des articles pour le Semeur. Mais travailler quand le coeur n'y est pas, barbouiller à tout prix du papier, c'est à quoi il ne parvient guère. Il est si peu gens de lettres ! Ce métier qui en vide et en dessèche tant d'autres, justement parce que ce n'est pas pour lui un métier, a laissé intactes sa sensibilité et sa joie d'admirer. On trouve dans l'agenda :

Lu dans les Débats, avec autant d'émotion que d'admiration, le premier échantillon des Voix intérieures... Lu quelque chose des Lettres d'un Voyageur, de G. Sand. Assez souvent je ressens pour cet auteur une vive sympathie intellectuelle et esthétique ; une autre, plus profonde, jamais.

Sa pensée revient souvent à la vie nouvelle au devant de laquelle il marche, et le petit agenda est aussi le confident des inquiétudes qui le troublent :

Frappé et inquiété de l'observation de M. Passavant, que, dans ma nouvelle position, je serai obligé d'être théologien, et d'entrer dans le détail de certaines questions que, jusqu'ici, je n'ai prises que sommairement pour mon usage.

Idée à inculquer fortement à mes étudiants, écrit-il encore. Prêchez convenablement pour les simples, prenez-les pour votre mesure : vous serez sûrs d'intéresser les autres.

A ce triste printemps avait succédé un été magnifique dont parents et enfants profitent pour revoir, avant de les quitter, les lieux où ils vont laisser tant d'eux-mêmes. Vinet écrit le 23 août :

Promenade solitaire au coucher du soleil, vers Dornach. La suavité de l'air, la pureté de la lumière, la fraîcheur de la verdure, un vent doux et embaumé, tout cela est au-dessus de ce que je puis exprimer et même de ce que je puis sentir...

Les derniers jours de Bâle eurent des ailes. Les auditeurs les plus fidèles sollicitent une prédication encore qui sera comme l'adieu de celui qu'on voit partir avec tant de regret : le 10 septembre, Vinet gravit pour la dernière fois les degrés de cette chaire d'où sont tombées, pendant vingt ans, tant de paroles qui ont su trouver le chemin des coeurs et celui des consciences. Combien au cours de ces vingt années, le prédicateur a grandi ! A dire vrai, il est devenu un autre homme : mieux, il est maintenant un homme, dans toute la force et la plénitude du mot : la pensée, la souffrance, une grave tendresse ont comme sculpté à nouveau ces traits sur lesquels se lisent tout le travail et l'effort de la vie. Dans le recueillement profond de l'auditoire, la voix aimée s'élève plus prenante, que jamais, semble-t-il, et plus pathétique : « Voyez quel amour le Pire nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu. »

Le prédicateur met une force pénétrante dans le développement de ces mots du disciple que Jésus aimait. Jamais sa parole n'a eu tant de vérité ni tant de puissance ; jamais d'une main plus sûre il n'a touché la place la plus secrète des âmes. Tous les yeux sont rivés sur ses yeux, sur ses lèvres ; et c'est dans un de ces silences devenus en quelque sorte palpables qu'il achève ainsi son discours, après avoir montré que la parole du Christ : Je me sanctifie moi-même pour eux, s'applique à tous les disciples du Christ :

Qu'il est beau ce ministère, cet universel apostolat, et qu'il est simple en même temps !... Le don de la parole, le talent de l'enseignement est le privilège de quelques-uns ; mais l'apostolat par les oeuvres appartient à tout le monde; remplissez-le généreusement; sanctifiez-vous pour les autres ; exercez-vous à la charité par la charité même ; aimez, bénissez, suppliez, afin d'apprendre aux autres J'amour, la bénédiction et la prière : ayez faim et soif du salut de vos frères ; soyez avides de leurs âmes pour Dieu ; embrassez-les par le coeur dans le cercle de cette famille de Dieu où la grâce vous a fait entrer ; élargissez ce cercle, agrandissez cette famille ; et accomplissant en un sens spirituel et sublime le commandement de Celui qui est à la fois le Créateur des corps et le Père des esprits : Croissez et multipliez ! afin qu'un jour, au pied du trône de la charité, vous puissiez paraître accompagnés d'un cortège d'âmes fraternelles et dire à notre commun Père, non seulement comme pères vous-mêmes, ou comme parents et amis, ou comme pasteurs, mais simplement comme hommes : « Me voici, Seigneur, avec ceux que tu m'as donnés ! » (5)

A la date du 19 septembre on lit dans l'agenda ces mots laconiques :

Nous avons encore une fois prié avec Elise, et nous sommes partis.

(1) Lettres, II, 13. 

(2) Lettres, II, 12.

(3) Voir Préface de l'Essai sur la Manifestation des Convictions religieuses, par PU. BRIDEL.

(4) Lettres, Il, 7.

(5) Nouvelles Etudes évangéliques, p. 46.
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