Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

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Cette soumission cordiale à la volonté divine, cette activité féconde toute pénétrée de prière auxquelles aspirait Vinet et dont il faisait la conquête à travers beaucoup de sueurs et beaucoup de soupirs, s'expriment, dans certaines de ses lettres, en accents pénétrants. Il n'a pas écrit beaucoup de « lettres de direction », car il n'était pas prêcheur, et sa modestie lui persuadait qu'il était peu digne d'exhorter autrui. Mais « de l'abondance du coeur la bouche parle ». Or son coeur était plein de cette force surnaturelle qu'il s'assimilait toujours plus étroitement. Comment n'aurait-elle pas débordé quelquefois ! Il écrit à une femme de leurs amies, après une longue soirée d'intime causerie où, par un de ses scrupules coutumiers, il craint de n'avoir pas su être assez persuasif :

Au moment où notre conversation a été interrompue, j'allais ajouter une idée que je ne crois pas devoir supprimer, et où vient se résumer, tout bien considéré, tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire ce soir. Dans toutes nos démarches, nous devons aller parallèlement avec la Providence, ne pas vouloir la devancer, ne pas tenter de la forcer. Aussi longtemps qu'elle ouvre à notre action une voie naturelle, nous pouvons y entrer après elle et l'y suivre avec confiance. Mais dès que cette voie naturelle nous manque, dès que les circonstances sont telles que nous ne pouvons nous frayer une route qu'en passant par-dessus une des règles que la raison elle-même consacre, je crois que nous ne pouvons plus compter d'avoir la Providence devant nous ; et nous sommes avertis de nous arrêter.

Cette règle est délicate, je l'avoue, et son application aux cas particuliers peut n'être pas sans difficulté ; mais la conscience vaut mieux que l'esprit pour résoudre certaines questions, et l'on peut toujours assez bien savoir par ce moyen si l'on usurpe ou non sur la Providence de Dieu. En général, ce qu'on doit craindre, c'est de se faire une divinité de ses voeux, même les plus raisonnables ; il ne faut pas aimer sa volonté, mais la volonté de Dieu, et la chercher, s'il se peut, avant la nôtre. L'exemple du Christ doit être là-dessus notre règle. (1)

Dans une autre lettre, à travers les conseils qu'il donne, Vinet révèle un des intimes secrets de sa vie religieuse :

Ah ! plus ou réfléchit sur soi-même et sur ce grand Dieu, plus on sent profondément que la prière doit être humble, et parfaitement humble ! Et c'est alors aussi qu'elle est douce. Qu'on se rejette tout entier dans la confiance, dans la soumission, dans un acquiescement parfait, qu'on ne cherche de crédit que dans la prière, alors il y a, dans ce total abandon, plus de douceur, de calme et de sécurité que n'en peuvent procurer toutes les pensées (le la terre. La prière porte sa récompense avec elle-même dans le sentiment de paix toujours croissant dont elle remplit l'âme. Il est des malheurs dont la grande utilité, dans les vues de Dieu, est de faire connaître tout le charme de la prière, toute la puissance de cette arme divine, que nous laissons trop souvent se rouiller pendant les jours de la prospérité (2).

Dans sa vie publique, dans sa vie privée, Vinet ne manquait pas d'occasions journalières de pratiquer pour son propre compte cette prière humble et assidue qu'il recommande à autrui. Son pauvre corps toujours languissant qu'il lui faut traîner, et auquel sa volonté impose un labeur que maint homme valide aurait trouvé excessif : où en eût-il pris le pouvoir renouvelé chaque matin, sinon à la source d'énergie divine dont le chemin lui était devenu familier ? D'autres peines encore : la santé de ses enfants, pendant quelques années un de ces soucis aux formes vagues, un de ces malheurs indéterminés sur lesquels on évite de fixer sa pensée, parce qu'on espère encore qu'un miracle viendra les écarter. Mais la menace, au contraire, allait se précisant. Chaque mois en arrêtait le contour. Stéphanie, enfant douce et de caractère facile, ressemblait à une plante poussée sans soleil. Pas de maladie proprement dite, mais un manque de vitalité, et de vitalité mentale comme de vitalité physique. De quel travail, plus tard, serait capable cette grande fillette dont l'esprit était comme resté dans les limbes, et qui cependant devrait gagner sa vie ? Problème angoissant auquel un proche avenir se chargerait de faire une réponse qu'à cette date encore les parents ne prévoyaient pas.

Quant à Auguste, après tant d'essais, de cures de tout genre, il fallait bien s'avouer que sa surdité était sans remède. Que serait sa vie, à lui aussi ? Vers quelle carrière pourrait-on le diriger ? Et en attendant, comment le préparer à exercer plus tard une profession quelconque? Après quelques tentatives malheureuses, force avait été de le retirer de l'école, où il n'apprenait rien. On tâcherait de l'instruire à la maison ; mais les leçons particulières représentant pour le modeste budget de la famille une trop lourde charge, le père avait décidé d'ajouter cette tâche à celles dont le poids le faisait presque chanceler. Ces leçons, données forcément à bâtons rompus par un homme souvent excédé, qui après avoir lutté tout le jour contre sa fatigue et ses malaises faisait en guise de repos ressasser les déclinaisons latines à un petit garçon distrait, étaient peu satisfaisantes. Plusieurs jours se passaient souvent sans que le père trouvât une demi-heure à consacrer à son fils ; quand il la trouvait enfin, c'était pour constater que l'enfant avait tout oublié. Et le pauvre Vinet de se reprocher ses impatiences, son manque de régularité, de s'accuser d'être incapable d'instruire son propre fils, lui qui passe sa vie à instruire les enfants des autres.

A regarder vivre Vinet pendant ces années-là, on se demande parfois s'il ne faut pas regretter cette ouverture d'esprit et cette chaleur de coeur qui le rendaient participant si passionné et souvent si douloureux à tout ce qui se passait autour de lui, dans la vie publique aussi bien que dans sa vie de famille. Certes c'est de lui qu'on peut dire, en se servant d'une expression banale, que l'épée usait le fourreau. Et quel fourreau pour une telle épée, que ce corps débile, qu'une maladie, une souffrance ne quittent que pour faire place à une autre souffrance et à une autre maladie ! Les affaires politiques de son pays, comme celles de la France, ce pays qu'à tant d'égards il considère comme le sien, l'occupent et le préoccupent. Des événements analogues se passent presque en même temps sur le grand et sur le petit théâtre. En France, c'est la révolution de Juillet, avec son élan généreux, ses grands rêves, ses chimères, ses barricades et ses coups de fusil ; dans le canton de Vaud, c'est une révolution aussi, toute petite et sans une goutte de sang répandu, mais qui n'en balaie pas moins les institutions du passé et proclame le dogme de la souveraineté populaire.

En ce qui concerne les affaires de France, Vinet, tout d'abord emporté, comme tant d'autres, par une grande vague d'admiration et d'espérance, ne tarde pas à se reprendre. Des hautes régions qu'il habite, on embrasse plus d'horizon : son regard lucide discerne des nuages à peine visibles pour d'autres, des vapeurs légères encore, mais où il pressent une menace redoutable pour l'avenir.

Comme l'homme se lasse vite d'être grand, écrit-il à M. Alexis Forel, et qu'à présent qu'on nous détaille cette révolution, elle perd de son éclat ! On arrive à de certaines hauteurs, on n'y séjourne pas. N'êtes-vous pas frappé, au milieu de tant de destitutions, de la destitution de la religion, qui, dans le plus grand événement que les hommes puissent faire, n'a pas même trouvé de place pour son nom ? Décidément, elle devient étrangère aux affaires publiques et aux grands intérêts temporels. La pensée religieuse est morte parmi les chefs de la société , car si jamais un regard eût dû s'élever vers le grand Moteur de toutes choses, c'était alors. Il faut attendre. La liberté absente, désirée, poursuivie, a par là même un caractère idéal et d'infini qui la rend propre à être l'objet d'un culte. Tranquillement possédée, fermement assise, il n'en est plus de même ; et il faut alors que le besoin d'infini qui est dans l'homme reprenne sa vraie direction. En général, l'état du christianisme mérite d'être l'objet d'une attention sérieuse et triste. J'aime, en des temps comme celui-ci, à relire les prophètes ; lis élancent ma pensée vers un glorieux avenir que tomme ne nous ravira pas (3).

Vinet collaborait depuis quelque temps à un journal parisien, Le Semeur, auquel il envoyait des articles souvent très remarqués du monde intellectuel et littéraire. On y lit à cette date, signé de deux étoiles, un article où nous relevons ces mots :

Les masses sont plus que jamais livrées à ces impulsions qui partent des rangs plus élevés de la société. La société, ayant cessé de s'amarrer en quelque sorte, à des croyances religieuses et morales, est attachée au char de l'opinion. L'opinion a tout envahi. Les idées les plus fondamentales de l'ordre social sont tombées dans son domaine ; on fait et défait l'État avec des arguments ; on dispute froidement sur la forme du gouvernement comme sur une méthode scientifique, sur la dynastie comme sur une branche d'administration ; on remue tout, ou remet tout en question ; on enlève les plus vieilles convictions, les instincts les plus profonds à la pointe d'un syllogisme ; la France est aux argumentateurs. Cet état d'anarchie des idées est transitoire, dit-on ; elles se raffermiront. Il faut que nous fassions un aveu : nous ne sommes pas encore parvenus à comprendre comment, avec la masse de liberté dont la France a accepté le fardeau, elle pourra marcher avec sécurité à travers les précipices de sa route, tant qu'une religion n'aura pas saisi profondément les âmes des citoyens ; et nous ne concevons pour un peuple sans foi aucun repos, aucun point d'arrêt que le despotisme. Pensez-y bien : tant de liberté, et point de croyances ! La conscience du droit séparée de celle du devoir ! De l'intérêt beaucoup, des affections si peu ! Quelle combinaison ! Quelles chances ! Quel avenir ! Et qu'on n'essaie pas, pour se rassurer, de citer des exemples analogues - il n'y en a que d'effrayants. La liberté sans la foi a fait crouler les nations... Tout nous persuade que la liberté française est précaire, qu'elle est menacée par elle-même, qu'elle ne saurait se consolider ni se régler tant qu'elle ne pourra pas opposer aux tentatives des ambitieux de toute espèce, à qui la carrière est si largement ouverte par l'état des choses et des esprits, la cohésion d'un peuple éclairé, vraiment civilisé, uni dans une communauté de convictions morales (4).

Et dans un autre article du même journal :

Aujourd'hui les choses en sont venues au point que les termes, les locutions, le langage, je ne dis pas du culte autrefois dominant, mais de la simple religion naturelle, sont interdits aux hommes du pouvoir ; qu'ils ne pourraient les prendre dans leur bouche sans se compromettre, et qu'on les veut savoir impies pour les croire constitutionnels. C'était déjà un signe mémorable du temps, que le plus grand événement du siècle eût pu avoir lieu sans faire vibrer dans le coeur de la nation la corde religieuse ; ou a pu en conclure que cette corde était brisée ; mais il y a eu davantage : la révolution, en croissant, a arboré l'impiété ; elle en a fait une des couleurs nationales elle a attaché cette odieuse cocarde au front des chefs du pays elle a fait de l'irréligion le symbole officiel, le test, le serment d'allégeance de tous les hommes qui veulent s'élever. Un homme qui veut acquérir ou conserver de l'influence ne laisse percer aucune de ces idées solennelles dont l'antiquité païenne elle-même faisait le support nécessaire des sociétés. Comment espérer que sous le poids de cette nouvelle terreur, qui envoie au supplice non les têtes, mais les consciences, des hommes puissants de position, de crédit ou de génie redemanderont pour le peuple son pain spirituel qu'on lui a ravi, son ancienne portion de foi, de piété et d'espérance ? Comment espérer qu'ils oseront sentir et avouer cette nécessité ? (5)

Comme la révolution de Juillet en France, la révolution vaudoise inquiète Vinet, non pas tant pour le présent qu'en prévision de l'avenir qu'elle enfantera.

Nul ne serait plus que moi disposé à reconnaître la souveraineté du peuple, écrit-il à M. Alexis Forel ; mais comme elle doit être perpétuelle, imprescriptible, souveraine demain comme hier, il s'ensuit pour moi que l'existence des états est perpétuellement en question. Je sais que la Providence y met ordre, et je dors tranquille sur cette pensée; mais cette tranquillité vient précisément de ce que je crois plus à la Providence qu'aux peuples... J'écris loin des événements, dans une grande solitude, ne voyant pendant (les semaines entières personne qui puisse modifier mes idées ou les éclaircir. Faites pénétrer un peu de jour dans ma caverne. (6)

Quant à la neutralité de la Suisse, voici ce qu'il en pense :

Plus que jamais je suis convaincu que le véritable palladium de la Suisse, ce n'est pas sa neutralité, mais sa moralité. La première dépend de la seconde. Sans moralité, c'est-à-dire sans religion, nous ne sommes plus qu'une grande voie militaire ouverte aux nations... Je vous avoue que je ne vois pas la possibilité que la Suisse reste où elle est, ni peut-être qu'elle avance sans périr. La Suisse est une énigme qui cherche son mot, et ce mot peut-être la tuera. (7)

Le jour que les lettres de ses amis, et mieux encore, ses méditations, faisaient pénétrer dans sa caverne montrait à Vinet, sous des contours de plus en plus nets, les dangers de la route où s'engageaient les peuples. « L'Europe va connaître la liberté, écrit-il. Je m'en réjouis avec tremblement. Les peuples seront bien embarrassés de leur liberté, s'ils n'en font pas hommage à Dieu. » (8)

Faire hommage à Dieu de leur liberté, c'est à quoi les peuples, et leurs conducteurs moins encore, ne songeaient guère. La révolution, dans le canton de Vaud, avait abouti à la convocation d'une assemblée qui venait d'élaborer une constitution nouvelle, accueillie par les hosanna de la population, et que fort peu de gens, parmi ceux qui se piquaient de libéralisme, se hasardaient à critiquer. Vinet y voit plus clair. L'homme inculte et l'homme cultivé investis de pouvoirs identiques, la conduite des affaires publiques mise à la portée du premier venu, objet par conséquent de brigues et d'intrigues qui porteront la corruption jusqu'aux couches les plus profondes de la population: voici qui ne dit rien de bon ni à son sens moral ni à son bon sens.

Vous le dirai-je? écrit-il à M. Auguste Jaquet, son ancien élève, aujourd'hui Conseiller d'Etat, - mais ceci entre nous - je voudrais que par quelques moyens on assurât aux gens éclairés quelques chances de plus qu'aux ignorants, et aux villes qu'aux villages ; mais c'est un pium desiderium .

Et à Leresche :

Il est inutile que je te dise tout ce que j'ai éprouvé en lisant les désordres commis à Lausanne. Je me doutais bien qu'il y avait des menées et des intrigues honteuses, et tu me confirmes dans cette idée. Ces amis de la liberté ! Ils sont du bois dont on fait les tyrans. Ce sont les mêmes apparemment qui s'indignaient lorsque nous disions que nulle obéissance n'est due à une loi qui commande de mal faire. Les voici à l'épreuve. 0 cher ami, qu'il y a peu de christianisme dans le monde ! n'en es-tu pas effrayé ? Et qu'il y en a peu dans notre pays ! (9)

Vinet continue de tourner et de retourner dans sa tête la question des fondations de l'institution politique, et ses réflexions n'aboutissent pas à le réconcilier avec la démagogie qu'il voit monter à l'horizon.

Il faut savoir quel est le principe générateur de l'organisation politique, écrit-il à Leresche. Est-ce l'égalité absolue des droits politiques ? Dans ce cas, les constitutions qui passent pour les plus libérales, la française par exemple, y portent une rude atteinte, auprès de laquelle ce qu'on nous reproche n'est rien. Par exemple, les conditions de fortune ne sont-elles pas blessantes pour qui n'a rien que des lumières et du patriotisme ? Il y a donc quelque autre principe, et je n'en connais point de plus clair que celui-ci : la société ne peut confier la gestion de ses intérêts à toutes sortes de personnes. Car la société, comme société, a aussi des droits et des intérêts, dont le premier est celui de sa conservation. D'après cela, elle fait des distinctions d'âge, de sexe, de fortune, non point dans une vue aristocratique, mais dans l'intérêt de l'ordre et même de la liberté, qui est inséparable de l'ordre. Quand nous serons tous chrétiens, nous pourrons nous élever à la démocratie pure.

A propos du projet de constitution, qui l'inquiète plus qu'il ne le réjouit, il écrit à M. Alexis Forel :

C'est un beau travail, mais je ne puis m'empêcher de croire que, sur des points importants, il accorde un peu trop aux idées du jour. L'âge de l'éligibilité, l'absence de toute condition de propriété, le Conseil d'État réduit à la voix consultative, beaucoup de sages précautions contre le pouvoir, peu contre la liberté, tout cela me donne, je l'avoue, quelque inquiétude... Les circonstances présentes ont forcé les peuples d'oublier que le pouvoir est aussi un des éléments de l'ordre social, et ce qu'ils oublient depuis plus longtemps, c'est la corruption du coeur humain. Nos constitutions distribuent les droits politiques à pleines mains, comme si c'était à des anges ; et, chose singulière, plus ceux qui les rédigent sont des âmes honnêtes, droites et désintéressées, plus ce défaut est inévitable. Ces hommes supposent facilement aux autres une rectitude et une délicatesse de conscience dont lis sont pourvus eux-mêmes. Je crois que ceux qui entendent ces choses ne seraient pas en peine de prouver que l'organisation politique n'est pas tant le but que le moyen, je dis le moyen de protéger efficacement les droits de tous, et de faciliter le perfectionnement de la famille humaine. Et conformément à ce principe, il s'agirait de confier les attributions politiques, à commencer par l'électorat, aux plus dignes, aux plus capables, aux mieux placés pour les exercer. De là sont nées les restrictions au droit électoral admises dans des constitutions d'ailleurs très libérales, c'est-à-dire favorables à la civilisation... Ce qu'il y a de plus clair, de plus limpide dans le principe de la souveraineté du peuple, c'est que le peuple doit être gouverné pour lui, et non dans un autre intérêt. Il en est autrement des droits individuels. Leur conservation, leur développement est le vrai but. Du reste, ce qui met un frein à mes espérances, et un remora, pour ainsi dire, à ma sympathie pour le travail d'affranchissement des peuples, c'est une chose qui vous frappe comme moi : l'absence à peu près complète de l'élément religieux. Je crains qu'aussi longtemps qu'il manquera, les nations ne se tourmentent et n'espèrent en vain. (10)

J'aime toujours la liberté du même amour, écrit-il quelques mois plus tard. J'aime l'égalité pour autant qu'elle se concilie avec les intérêts de la liberté et de la civilisation. Je crois que le monde gravite vers l'égalité, mais je crois une égalité absolue impossible pour le moment dans la plupart des pays d'Europe. Quant à la souveraineté du peuple, telle qu'on l'entend et qu'on la prêche à nos paysans suisses, j'y suis totalement incrédule (11).

Il dit encore à M. Charles Monnard, plus « avancé » que lui, ou peut-être moins clairvoyant, à propos d'un article qu'il avait publié précédemment dans le Nouvelliste :

J'y exprimais un doute déjà ancien en moi sur la maturité de l'Europe pour l'avenir qu'on lui préparait. A peine Charles X était-il tombé du trône que je le regrettais pour la cause de la civilisation et du véritable progrès. Je suis toujours convaincu qu'en principe et au fond de l'âme je hais comme vous toute oppression, toute distinction injuste, tout privilège qui n'a pas de justification dans l'intérêt publie, toute entrave au développement de la pensée et de la lumière. Nous ne différons certainement que sur l'application. Vous dites qu'il y a lutte, dès l'origine de la société, entre l'égoïsme des individus ou des castes et l'intérêt de tous. Je ne fais que généraliser, votre pensée, et je dis qu'il y a lutte entre les prétentions de quelques-uns et le bonheur de tous : mais ces quelques-uns je les trouve - et l'histoire les trouve aussi - dans deux camps opposés, sous deux bannières ennemies. (12)

« La démocratie a inculqué aux petits les vices des grands. » Cette sévère parole, qu'après cent ans de régime démocratique, la France entendrait tomber des lèvres d'un grand Français (13), démocrate lui-même jusqu'au soir de sa vie, Vinet n'aurait peut-être pas été éloigné d'y souscrire. Car si sa foi le mettait en possession de cet optimisme fondamental, privilège des disciples d'un maître qui a « vaincu le monde », elle lui enseignait en même temps ce pessimisme trop averti de l'incurable misère humaine pour ne pas se refuser aux chimères.

(1) Lettres, 1, 189. 

(2) Lettres, 1, 184.

(3) Lettres, t. 1, p, 222.

(4) Famille, Education, Instruction, pp. 85-86.

(5) Famille, Éducation, Instruction, p. 114,. 

(6) Lettres, t. I, p. 236, 239. 

(7) Lettres, t. 1, p. 335.

(8) Lettres, 1, 242.

(9) Inédit

(10) Lettres, 1, 275.

(11) Lettres, 1, 298.

(12) Lettres, I, p. 222. 

(13) Clémenceau.
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