Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

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Vinet continuait d'enseigner la grammaire. Mais un enseignement, eût-il pour objet la grammaire, quand il est pris d'aussi haut que celui que Vinet donnait depuis une douzaine d'années à ses élèves bâlois, quand il est poursuivi avec un soin aussi scrupuleux, accompagné surtout de tant de respect et de tant d'amour pour les âmes, ne peut manquer d'attacher par des liens très forts le maître à ses élèves et les élèves à leur maître. En affection, en progrès de la part des jeunes gens, en considération de la part de leurs familles, Vinet commençait à récolter ce qu'il avait si patiemment semé. Certes il en était heureux. Mais chez lui la joie de la récolte se traduisait surtout par l'ardeur à de nouvelles semailles. Sans cesse il perfectionnait ses méthodes, s'ingéniant à trouver des moyens d'agir davantage sur les jeunes esprits, de réveiller les assoupis, de maintenir en haleine ceux qu'il était parvenu à faire naître à cette vie supérieure que représentait pour lui la compréhension et l'amour de la langue française et de ses chefs-d'oeuvre. Car l'étude de la langue, pensait-il, équivaut à toute une méthode de culture, non seulement intellectuelle, mais morale. Le mot de Pascal : « Apprenons à bien penser, c'est le principe de la morale», Vinet l'avait, si l'on peut dire, dans le sang. Rien ne lui coûtait pour obtenir ce résultat, pour obliger ses élèves, à travers l'étude de la langue, à apprendre à penser; manuels et dictionnaires, sans être, à ses yeux, des auxiliaires négligeables, ne suffisaient pas à conduire au but. Il voulait qu'on apprît grammaire et syntaxe là où elles se trouvent vivantes, palpitantes, c'est-à-dire dans les grands écrivains. La grammaire, le style, la pensée forment un tout organique : rien donc ne sera superflu de ce qui permettra de saisir dans leur intimité profonde les procédés du langage ; et il veut qu'un grand texte français soit étudié avec autant de soin, avec une attention aussi respectueuse qu'un grand texte latin.

Mais pour cette étude des textes, aussi bien que pour les lectures qu'il ne cessait de recommander à ses élèves comme l'unique moyen d'acquérir une véritable culture, il déplorait de n'avoir pas un choix des plus belles pages de la littérature française, allant du plus facile au plus difficile, qu'il eût pu utiliser en classe et mettre entre les mains des jeunes gens désireux de continuer l'étude du français en dehors de la classe. Ceux-ci avaient peu de livres à leur disposition, peu de livres français surtout. Les bibliothèques ne leur étaient guère accessibles, et ne sont utiles, d'ailleurs, qu'à des esprits déjà formés. Cet instrument de travail nécessaire n'existant pas, il ne restait à Vinet qu'à le forger de ses mains : ainsi naquit cette Chrestomathie française en trois volumes, dès lors rééditée trente-sept fois, qui a plus fait, peut-être, qu'aucun autre livre pour éveiller à la vie de l'esprit la jeunesse de la terre romande.

Car ce livre, nécessaire aux jeunes gens du gymnase et du paedagogium de Bâle, faisait besoin ailleurs encore qu'à Bâle.

Rien ne sera plus utile dans toutes les écoles que les études inutiles, j'entends celles au bout desquelles on ne voit pas une place, une distinction, un morceau de pain, mais la vérité, lit-on dans la Lettre à M. Charles Monnard qui ouvre le premier volume de la Chrestomathie. ô n'elles soient là, ne fût-ce que pour constater que « l'homme ne vit pas de pain seulement ». Qu'elles habituent le jeune esprit à chercher la lumière pour la lumière. Ce pli, contracté par l'intelligence, lui restera.

C'est des langues surtout qu'elle le recevra Partout les soins donnés au langage tournent au profit de la pensée ; partout un meilleur parler indiquera une intelligence ennoblie, ou l'ennoblira.

Partout aussi où vous trouverez un parler confus, grossier, vulgaire, irrationnel, attendez-vous à rencontrer dans la culture des lacunes correspondantes.

Par dessus la tête des jeunes Bâlois, ces mots s'adressaient aux jeunes Vaudois, compatriotes de Vinet, vers lesquels le portait toujours son coeur resté si fortement attaché au terroir. Le labeur que représentait la Chrestomathie, et qui lui avait coûté, depuis longtemps, le sacrifice de ses rares loisirs, il aurait voulu le voir profiter aux enfants de la terre vaudoise, qui a certains égards en avaient un besoin plus urgent que les enfants de Bâle, car, dit-il, « si une langue imparfaite sert mal la civilisation du peuple qui la parle, l'emploi imparfait d'une langue porte à la civilisation plus de préjudice encore. »

En tête des morceaux donnés par Vinet dans sa Chrestomathie, il place de brèves notices qui les éclairent en situant, quant au lieu et au temps, l'auteur et son oeuvre. Ces notices se trouvent en quelque sorte condensées dans l'admirable Revue les principaux prosateurs et poètes français qui ouvre le troisième volume. Ce morceau, un des plus achevés qu'ait écrit Vinet dans l'ordre littéraire, lequel, ne l'oublions pas, ne se sépare jamais pour lui de l'ordre moral, devait passer la frontière et attirer l'attention de Sainte-Beuve, qui consacrera alors à Vinet un de ses articles les plus substantiels et les plus finement intelligents. (1)

Jamais Vinet n'eût pu seulement songer à un travail aussi considérable que cette Chrestomathie en trois volumes, si on ne l'avait pas enfin déchargé des plus élémentaires d'entre les leçons qu'il donnait au gymnase. D'autre part, pour lui, la vie ne se simplifiait pas ; elle allait au contraire en se compliquant toujours plus, et sans sa femme, qui mettait ordre et calme partout, on peut douter qu'il eût réussi à tenir tête aux difficultés matérielles, Les dépenses augmentaient à mesure que grandissaient les enfants ; la surdité croissante d'Auguste, en particulier, exigeait des traitements souvent dispendieux : l'enfant, à cette époque, fut envoyé à Paris et mis, - hélas ! sans résultat - entre les mains de médecins célèbres. Vinet, toujours malade, allait de cure de bains en séjour de montagne, et n'en retirait, lui non plus, aucun profit durable, Pour faire face à tant de dépenses, on s'était décidé à prendre quelques pensionnaires ; mais le logis actuel n'en permettait que deux, et les besoins du ménage en exigeaient davantage. Sophie toujours bien portante, toujours vaillante et pleine de bon sens, estima un changement de domicile nécessaire. Du moment qu'on s'y décidait, il ne fallait pas faire les choses à moitié. Une jolie maison, suffisamment spacieuse, bien située, était à vendre dans des conditions avantageuses : on l'acheta.

La situation matérielle de la famille s'était améliorée, et si la conduite de toute cette maisonnée n'allait pas sans peine, surtout pour Sophie, on n'en était plus aux difficultés pécuniaires des premières années. Et les choses auraient pu marcher mieux encore :

Il n'a tenu qu'à moi de changer mes fonctions de professeur contre celles de pasteur, écrit Vinet à Leresche. Pour plusieurs raisons, je ne l'ai pas voulu. Je crois avoir suivi la conscience et la raison. Du moins n'ai-je pas suivi l'intérêt ; car ma position pécuniaire pouvait devenir fort belle. Mais, toute autre considération à part, je ne voulais pas contracter de nouveaux liens. Je veux me tenir prêt à lever l'ancre. Non pas que je ne me trouve ici très heureux, et qu'il ne me coûtât infiniment à me détacher ; mais je ne suis pas sûr que ce soit ma vocation de rester toujours fixé an même lieu et aux mêmes travaux. Si je dois quitter Bâle, je voudrais que ce soit pour mon canton. Mais ne faisons point de projets. Nous n'avons pas même à compter sur un jour. (2)

Bien d'étonnant à ce que l'église de Bâle désirât s'attacher en qualité de troisième pasteur le prédicateur qu'elle admirait et qu'elle aimait depuis longtemps. Dès son arrivée à Bâle, à l'âge de vingt ans, nous avons vu Vinet remplacer souvent en chaire le pasteur en titre, et prononcer des sermons dont il envoyait le texte à son père, quitte à être plus souvent blâmé que loué par ce juge pointilleux, et à recevoir par retour du courrier des conseils et corrections que son respect filial, tout exceptionnel qu'il fût, ne suffisait pas toujours à lui faire admettre. Dès lors il avait avancé à grands pas quant aux idées, quant au talent d'expression, plus encore quant à l'intensité de la vie religieuse. L'auditoire auquel il s'adressait était surtout composé de personnes appartenant à la classe cultivée, parmi lesquelles bon nombre de chrétiens de nom plutôt que de fait, à qui il n'était nullement superflu de présenter une solide et pressante apologie des vérités évangéliques. Les discours du jeune prédicateur attiraient en outre beaucoup d'auditeurs - auditeurs masculins surtout - qui d'ordinaire fréquentaient peu les lieux de culte, mais qui trouvaient là une nourriture intellectuelle en même temps que spirituelle qu'ils n'auraient pas facilement rencontrée ailleurs. Vinet écrit à M. Grandpierre le 7 juin 1831

J'ai, comme vous le savez, prêché fréquemment l'année dernière. Et dès le commencement, j'ai cru démêler à quel genre de prédication ou d'enseignement j'étais plus particulièrement appelé. J'ai eu, dès les premières fois, pour auditeurs assidus les hommes cultivés et les raisonneurs ; et leur empressement, si je puis me servir de ce mot, à suivre mes discours, a toujours été cri croissant. Les personnes qui connaissent et qui veulent la vérité m'assurent que je ne l'ai point voilée, et croient que l'application que j'ai mise à présenter le côté rationnel de l'Evangile a attiré un bon nombre de personnes qui avaient besoin qu'on leur raisonnât la religion, et qui attendent, pour ainsi dire, d'être convaincues pour être touchées. En un mot, j'ai prêché pour les sages du siècle, mais non pas, je l'espère, selon les sages du siècle. (3)

Ce qui attirait surtout, dans ces discours, c'était la manière neuve, libre, moderne, dont ils présentaient les vérités de l'Evangile. Pas trace du ton empesé et sermonneur qu'affectionnaient les pasteurs rationalistes ; pas trace non plus des étroitesses et de l'emportement hystérique de beaucoup de prédicateurs du Réveil. Vinet, semblait-il, ouvrait à la prédication de l'Evangile une route toute nouvelle. S'adressant à des intellectuels, il leur parle le langage de la raison, « se faisant tout à tous », selon l'exemple de l'apôtre, « afin d'en sauver au moins quelques-uns». Mais dans une région plus profonde que le domaine de la raison, on sent brûler une flamme ardente, la pure flamme qui s'alimente au foyer éternel de l'amour du Christ. Cette dialectique à la fois rigoureuse et tout embrasée de charité n'a pas vieilli d'un jour. Elle reste actuelle comme les questions, comme l'unique question, plutôt, qu'elle pose et à laquelle elle répond avec une éloquence où la logique et l'amour tantôt se cèdent mutuellement du terrain, tantôt se prêtent un appui réciproque, et n'ont jamais qu'un but, gagner des âmes en persuadant des intelligences, les faire naître à la vie et les amener, vaincues aux pieds du trône de Dieu.

La destinée éternelle de l'être humain coupable, perdu, régénéré, sauvé, voilà la trame de tous ces discours, Un tel sujet, quand celui qui le traite est saisi par sa grandeur aux entrailles, ne se démode pas plus qu'il ne s'épuise. Et ce n'est pas de loin, ou campé sur quelque inaccessible sommet, que Vinet parle aux intelligences. Si profondément, si naturellement religieuse que fût son âme il avait connu, lui aussi, les torturants pourquoi. Les combats entre la raison et la foi, ils s'étaient livrés an dedans de lui: quelle en avait été l'issue, ces mots qu'il prononça un jour nous le disent : «Il n'y a de paix qu'en se jetant vers Dieu et en se mettant tout entier à son ombre. » Mais sur ce drame intime et dont la durée fut brève, Vinet est très sobre de confidences. L'ennemi superbe une fois vaincu l'avait été pour toujours, et la crise, du moins dans ce qu'elle avait eu de sanglant, ne se renouvela pas. Ce souvenir, toutefois, ne devait pas s'effacer. Vinet y fait allusion dans une lettre à M. Alexis Forel, où il dit, en parlant de ses discours :

C'est bien plus profond qu'il faut aller; le besoin du siècle demande davantage, et si les tourments intellectuels d'autrui égalent ceux par lesquels j'ai passé, je n'ai fait qu'effleurer le grand problème. J'essaierai de redescendre dans mon Tartare ; j'y chercherai encore quelques-uns de ces doutes insolents, et jusqu'à ces effroyables visions de la raison contre lesquelles je ne sais qu'un asile. Sommes-nous venus à l'époque de tout dire ? Faut-il révéler tous les secrets de l'incrédulité, aller au-devant des objections mêmes qu'elle n'avoue pas ? Faut-il surtout lui ôter ce qu'elle conserve encore de positif, et lui montrer qu'elle n'a pas même le droit de croire ce qu'elle croit ? Je ne sais : j'ai besoin de me consulter là-dessus, et d'écouter des voix amies. Il n'est pas difficile de rendre les incrédules plus incrédules encore ; mais si après s'être laissé dépouiller par nous, ils refusaient de se laisser vêtir ! Si nous n'avions fait que leur ôter un frein, un dernier débris de foi primitive ? Pascal lui-même n'y a touché qu'à regret et en tremblant. Mais les temps ne sont plus les mêmes ; et l'incrédulité est plus profonde et plus pensante qu'elle ne l'était de son temps. (4)

L'accueil fait à ses discours, les résultats positifs que sa modestie ne peut l'empêcher de constater,, engagent Vinet à tenter, par la publication, d'atteindre un public différent et plus étendu que celui qui se pressait au pied de sa chaire les jours où il parlait à l'église française de Bâle.

Dans la persuasion que le moment est venu de s'adresser spécialement à cette classe de personnes, à la partie éclairée de la société, écrit-il à Grandpierre, pour lui montrer ce que l'Evangile renferme de haute philosophie, de convenance avec les besoins intellectuels et moraux de l'humanité, j'ai conçu le dessein de publier quelques-uns de mes sermons. Il y a peut-être une grande illusion d'amour-propre dans l'opinion qu'ils pourront faire du bien ; on ne saurait être juge dans sa propre cause... mais j'ai cru que l'impression que ces prédications ont faite sur des hommes instruits pourrait, avec la grâce de Dieu, se répéter sur d'autres. (5)

Quelques semaines plus tard, surveillant l'impression du recueil qui doit paraître à Paris chez l'éditeur Risler, il écrit à son ami le professeur Monnard

Je suis plus que jamais au clair sur l'affreux néant de ce qui n'est pas l'Évangile.

Le Christ qu'ont adoré mes pères, le Christ de Saint-Paul, de Pascal, de Luther, le Christ victime d'expiation pour tous les hommes, c'est où, grâces à Dieu, je suis fixé, Je ne veux du rationalisme ni à faible ni à forte dose, parce qu'une fois que je me soumets, je ne disputerai pas à Dieu quelques bribes de mes philosophèmes confus, et que le rationalisme, à le prendre dans son principe, est parfaitement identique au déisme, dont je ne veux point. Mais si je veux le christianisme conséquent, je le veux conséquent dans tontes les directions ; je veux aussi que dans sa grande unité objective, il soit subjectivement individuel ; je suspecte les formes arrêtées et convenues ; le vin pur qui prend toutes les formes du vase où on l'a versé n'en est pas moins le vin pur. (6)

« Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de coeur sont bien heureux et bien persuadés. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui-même dans le coeur, sans quoi la foi est inutile au salut. »

Ces mots de Pascal choisis par Vinet comme épigraphe de son volume de discours en expriment bien le contenu et le but. On lit encore dans les « Réflexions préliminaires » qui ouvrent le recueil :

Faible, je m'adresse aux faibles ; je leur donne le lait dont je me suis nourri moi-même. Plus forts les uns et les autres, nous réclamerons ensemble le pain des forts. Mais j'ai cru que ceux qui sont encore au commencement de leur marche avaient besoin que quelqu'un, se plaçant dans leur point de vue, leur parlât moins comme un prédicateur que comme un homme qui les précède à peine d'un pas, et qui est jaloux de faire tourner à leur profit le peu d'avance qu'il a sur eux.

... Je ne puis croire que ceux-là aient prévariqué qui, avant moi et bien mieux que moi, se sont attachés à relever le côté rationnel du christianisme, et, le mettant aux prises avec la philosophie, ont entrepris de faire voir que pour les penseurs aussi il devait être une autorité. Les philosophes et les hommes du monde nous invitent, en quelque manière, à les aborder ; arrêtés longtemps dans les parvis de la philosophie, ils s'avancent vers le sanctuaire l'énigme de la vie, son dernier mot est demandé de toutes parts et nous qui le connaissons, ce dernier mot, en serions-nous avares, et refuserions-nous de le dire aux philosophes dans une langue qui nous est moins familière qu'à eux ? Ce mot est de toutes les langues, cette vérité souffre toutes les formes, elle a mille expressions différentes ; car elle se trouve au terme de toutes les questions, au bout de toutes les discussions, au sommet de toutes les idées. Long ou court, discret ou détourné, tout chemin est vrai qui conduit au pied de la croix.

Avec cette modestie qui lui était en quelque sorte congénitale, mais qui grandissait avec les progrès de son intelligence et de son âme à mesure que ces progrès lui révélaient un plus inaccessible idéal, Vinet était fermement convaincu n'offrir au public qu'une oeuvre médiocre, incolore et superficielle. Son ami Grandpierre venait justement, lui aussi, de publier un volume de sermons. Il les lit; et cette lecture, selon sa propre expression lui « casse les bras ». « Savez-vous, écrit-il à Grandpierre, que, mondainement parlant, vous me jouez un mauvais tour en paraissant en même temps que moi ? J'ai tout de suite senti le coup, mais je vous assure que je me réjouis plus du bien que vous ferez que je ne m'inquiète du tort que vous allez faire à mes destinées d'auteur ». (7)

Si détaché qu'il soit de ses «destinées d'auteur », Vinet ne va pas pouvoir se défendre d'une émotion très douce en voyant affluer bientôt les remerciements et les témoignages d'admiration. Schérer, Stapfer, Sainte Beuve, bien d'autres, apprécient chacun à sa manière, mais tous avec les plus vifs éloges, dans des lettres ou des articles, le volume nouvellement sorti de presse. L'approbation affectueuse, enthousiaste, de plusieurs de ses amis touche l'auteur encore davantage. En réponse à une lettre de M. Alexis Forel, il lui envoie ces ligues où s'exprime si bien son caractère :

Que diriez-vous si je commençais par me plaindre de vous ? Oui, de ce que vous me dites tant de douces choses, à moi à qui les amères ont toujours mieux profité. Ne craignez-vous point de me gâter ? Croyez-moi, les éloges d'un homme tel que vous ne sont point sans conséquence ; ou n'en perd rien ; on les serre trop soigneusement clans son coeur ; on n'a pas toujours soin d'en rabattre ce que l'indulgence de l'amitié a pu y mettre de surpoids ; on s'accoutume à cette douce nourriture, et après elle tout semble fade et amer L'encouragement que vous m'avez accordé et ceux qui me sont venus de quelques autres parts m'étaient jusqu'à un certain point nécessaires, car avant que mes sermons vissent le jour, j'en étais profondément dégoûté... (8)

A un autre ami il écrit ces mots qui traduisent aussi son humilité profonde en même temps que sa charité, et donnent peut-être le secret du pouvoir que sa personne, indépendamment de sa doctrine et de son talent, exerçait sur les âmes :

« Vous y reconnaîtrez un homme gravissant avec la foule les « degrés du temple, se retournant pour inviter « à le suivre ceux qui tardent, et ne connaissant encore « du sanctuaire qu'un peu de lumière et de parfums que « la porte entr'ouverte a laissés s'échapper jusqu'à lui» (9).

Parmi les nombreuses lettres qui s'accumulent sur sa table de travail, choisissons-en une qui peut servir de type à beaucoup d'autres, et que Vinet ne lit pas sans qu'une buée monte à ses yeux : elle est signée d'un nom qu'il ne connaît pas encore, mais qui deviendra celui d'un ami :

« J'ai achevé la lecture de vos discours, et laissez-moi vous remercier du bien que votre livre m'a fait. J'étais un de ceux pour qui vous l'avez écrit, j'avais besoin qu'il préparât mon âme à recevoir une foi dont elle est avide aujourd'hui et qu'elle croit déjà ressentir, j'avais besoin que vos raisonnements nettoyassent mon coeur des raisonnements de ma fausse science. En vous lisant et en fortifiant cette lecture de quelques Evangiles et méditations, j'ai senti tomber, pièce par pièce, l'échafaudage de mes systèmes, de mes idolâtries, je puis dire, et une lumière nouvelle pénétrer à leur place et me remplir de joie, oui de joie, car je me sens comme délivré d'un fardeau, comme un homme qui était esclave et qui est devenu libre... » (10)

En dépouillant son courrier, en recevant chaque jour la visite d'amis anciens et d'amis nouveaux qui tous veulent lui dire leur reconnaissance émue, Vinet est forcé de reconnaître qu'il n'a pas manqué son but : il a désaltéré beaucoup d'âmes, ou du moins il les a mises sur le chemin de la source éternelle où seule pouvait s'étancher leur soif.

(1) Portraits contemporains, T. III. 

(2) Inédit.

(3) Cité par A. CHAVAN, dans la Préface aux Discours sur quelques sujets religieux.

(4) Lettres, 1, 293. 

(5) Cité par CHAVAN, p XV.

(6) Cité par CHAVAN, p. XVIII.

(7) 26 déc. 1831. Cité par A. CHAVAN, P. XIX,

(8) CHAVAN, ouv. Cité P. XX.

(9) CHAVAN, P. XXII.

(10) BAZAINE, 6 février 1832 (Inédit).
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