Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

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Quand il reprit, guéri, le cours de ses occupations ordinaires, Vinet n'était plus tout à fait le même. Il n'est pas rare qu'une maladie grave ajoute quelques centimètres à la stature d'un jeune homme, même arrivé à l'âge adulte. Cette maladie ajouta toute une coudée à sa stature morale. Ce n'est pas qu'il soit infidèle à ce qu'il a tant aimé jusqu'à présent, la beauté, les idées'; mais il les aime un peu autrement. Il écrit à son ancien maître devenu son ami, M. Charles Monnard :

J'ai vu de si près les limites d'un autre monde pendant ma longue maladie que je devrais peu, ce semble, me soucier des beaux-arts, qui font le charme de celui-ci. Mais je ne pourrais secouer cet amour. Manet imâ mente repostum. Et quand ce ne serait pas mon métier de m'occuper des lettres et des arts, je ne les crois pas en contradiction avec la gravité des pensées qui doivent dominer dans l'esprit du chrétien... Mais il faut chercher dans les lettres le grave, le solide et le pur, il faut peu se soucier du conventionnel, de l'arbitraire, de la surface ; les lettres ne me sont respectables que comme moyen d'entretenir dans le coeur des sentiments d'humanité et d'amour...

M. Monnard revenait de Paris. Vinet, qui sent depuis longtemps, et à présent plus vivement que jamais, toutes les belles occasions dont le prive sa vie à l'écart, lui dit encore :

Et moi aussi, j'aurais voulu aller à Paris. Combien de fois n'en ai-je pas senti le besoin, la nécessité ! Il ne faut pas penser à ce voyage. J'ai été menacé d'en faire un autre : et quoique Dieu ordonne, je ne ferai pas, je crois, celui que vous venez de faire. (1)

Ce n'est pas seulement quant à l'intelligence que Vinet entrevoit d'autres horizons. Pour mieux comprendre le développement qui s'est fait chez lui au point de vue religieux, accompagnons-le, un des derniers jours de cette année 1823, dans une visite à l'Institut des Missions de Bâle. Pendant longtemps, il n'avait éprouvé aucun désir de faire connaissance avec cet établissement, dont il parle à l'occasion d'un ton désinvolte où perce son peu de sympathie. Entreprise politique plutôt que religieuse... Influence anglaise... Singularité... Étroitesse... Ces griefs, il les avait souvent formulés ; mais, il se le demande à présent, n'était-ce pas un peu trop sur la foi d'autrui ? Aujourd'hui, ce sérieux qui lui est venu l'oblige à ne plus se contenter, sur un sujet aussi important, d'une opinion toute faite. Il veut voir de ses yeux et entendre de ses oreilles.

Le voici donc qui entre, par une sombre soirée d'hiver, dans la salle d'études de l'établissement des missions. Le culte qui termine les travaux de la journée va avoir lieu dans peu d'instants. Quelques-uns des étudiants sont encore à leurs pupitres ; d'autres ont achevé leur tâche et causent entre eux à demi-voix. Une atmosphère de recueillement, une paix supérieure baignent cette salle qui ressemble à un temple. Sensible comme il l'est à ','ambiance, le visiteur en est pénétré. Assis à l'écart, il se recueille, lui aussi ; il observe, et il pense...

Mais la porte vient de s'ouvrir : le chef de l'institut rejoint ses étudiants pour la prière du soir. Cordial, très simple d'attitude et de paroles, il semble moins un chef qu'un père au milieu de ses fils. Les jeunes gens restent chacun à sa place. Sauf une unique lampe, on a éteint les lumières. Alors, dans cette demi-obscurité, monte, suave et solennelle, la grave mélodie d'un cantique. Puis le directeur adresse au Dieu de Jésus-Christ une prière fervente. On lit un chapitre de la Bible, quelques pages de la vie d'un grand missionnaire. On chante encore ; un des missionnaires en séjour à l'institut fait lui aussi, une prière pleine d'humilité et d'amour, et les assistants, debout, entonnent en choeur la bénédiction.

Dans son coin, le visiteur, touché au plus profond de son âme, les yeux brouillés de larmes, croyait assister à une réunion des premiers chrétiens. Comme aux temps apostoliques, plus d'un parmi ces jeunes gens, est promis au martyre : nombreux sont les missionnaires que l'institut a déjà envoyés prêcher et mourir dans les pays idolâtres. En regard de ces jeunes vies données, que pèsent les exagérations d'un zèle intempestif, les fautes de goût, ou les erreurs de l'intelligence ? En ajoutant trop d'importance à tout cela, Vinet se demande s'il n'a pas lui-même manqué d'intelligence, et de cette pénétration que donne la véritable charité.

Pensif, il reprend à pas lents le chemin de la petite maison des Fossés St-Léonard, déjà endormie. Au lieu de gagner sa chambre, il entre dans son cabinet de travail, et continue à réfléchir. Ce qu'il vient de voir et d'entendre lui fait comprendre clairement ce dont il commençait à se douter : il a été bien léger dans sa façon sommaire de juger et de condamner les missions, les piétistes, et même peut-être ces « mômiers » du canton de Vaud que l'on pourchasse et qu'il continue de n'aimer guère, mais à l'égard desquels il faudrait pourtant être juste... De tout cela, que dirait son père? Mais ces hésitations qui lui viennent depuis un certain temps, ces changements dans sa manière d'envisager les choses religieuses, aurait-il pu, sans risquer de l'affliger cruellement, les dire à Marc Vinet ? Tant de problèmes dont jusqu'ici il ne soupçonnait pas l'existence commencent à se poser devant son esprit ! Cette belle ordonnance du monde, si harmonieuse à son regard d'adolescent, si simple, elle lui apparaît à certains moments toute bouleversée. Ah ! cette Vérité que lui-même, comme Marc Vinet, s'imaginait naïvement posséder tout entière, elle est autrement complexe, difficile à étreindre, fuyante, que l'un et l'autre ne croyaient !... Quel besoin il aurait de causer à coeur ouvert avec quelqu'un qui non seulement en saurait plus que lui, mais serait un de ces amis auxquels on n'a pas peur d'ouvrir la porte de cette « arrière boutique toute nôtre », dont parle Montaigne ! Il y aurait bien M. de Wette, à qui il doit tant dans le domaine intellectuel ; mais ce qu'il aurait à confier, à débattre, déborde ce domaine; et puis M. de Wette est une connaissance de trop fraîche date, sans compter qu'il pense et parle en allemand. Il y aurait encore M. Grandpierre, le suffragant du pasteur français, qui, lui, est de sa race, et dont il reconnaît la bonté et la foi chrétienne; seulement, outre que celui-ci n'est pas non plus un vieil ami, Vinet ne se sent jamais avec lui tout à fait à l'aise. Sur trop de questions M. Grandpierre a son siège fait. Il tient pour acquis ce qu'il faudrait prouver, et bien souvent les points d'interrogation que pose la raison, dans le domaine où elle a le droit d'en poser, scandalisent sa foi. Allons, aujourd'hui encore, à défaut d'une présence réelle, il faut se contenter d'écrire ; et c'est vers Leresche, tout naturellement, que se dirige sa pensée. Qui sait? Celui-ci finira peut-être par se décider à venir faire un séjour à Bâle, et alors on pourra tourner et retourner, creuser tout son saoûl tant de questions troublantes...

Je te l'ai dit plus d'une fois, écrit Vinet, j'ai besoin de te voir, j'ai besoin d'avoir avec toi des entretiens sérieux, tels que je n'en puis avoir ici avec personne, car à personne je ne puis m'ouvrir comme à toi. Il y a des pensées de derrière, comme dit Pascal, que, sans être dissimulé ou faux, on n'aime pas à dire à tout le monde : il y a des profondeurs où l'on ne descend pas avec chacun, et des problèmes qu'on ne peut discrètement poser au premier venu... En attendant je souffre, parce qu'il est dur de ne pouvoir découvrir à quelqu'un le fond de son coeur et de sa pensée. Je ne me fais pas de reproche des idées que j'ai ou que je n'ai pas ; il ne dépend pas de moi de les avoir ou non ; il ne dépend de moi que d'être de bonne foi dans la recherche de la vérité ; mais encore, dans cette recherche j'ai besoin d'un compagnon, Depuis un certain temps, et encore plus depuis ma maladie, je suis devenu plus sérieux, ce que j'estime un grand bien... Mais dans cette disposition, cherchant la vérité qui est selon la piété, conduit naturellement à l'examiner dans ceux qui paraissent pénétrés de zèle pour elle, je me trouve bientôt dans une situation d'âme assez pénible. Je vois une ferveur, une sensibilité qui me charment, une religion en action, en application, qui me gagnent; mais un regard porté plus avant me fait apercevoir de singulières illusions, une tendance systématique et exclusive, et souvent une logique très défectueuse. Les néologues qui transforment la religion en philosophie, ou qui accommodent la religion à leur philosophie, m'inspirent une aversion décidée et bien fondée ; je ne veux rien d'eux ; je veux l'Evangile, et sans doute il est sous ma main ; mais veux-je le lire, mille interprétations, mille opinions viennent se placer entre lui et moi comme un milieu importun, et les impressions de cette divine parole ne m'arrivent guère de première main. Je ne fais pas de prière plus fréquente que celle de parvenir à le bien comprendre. J'y viendrai, je l'espère; mais combien des entretiens avec toi, mon cher et bon ami, m'en faciliteraient le chemin ! Je pourrais écrire, mais qu'est-ce qu'écrire ? cette lettre même où je m'ouvre à toi est si peu claire ; elle te représente mon état peut-être plus grave qu'il ne l'est à cause du vague où je suis contraint de rester. Elle peut te faire croire que je descends, tandis qu'au contraire je crois monter... (2)

Quand Vinet dit qu'il monte, on peut l'en croire. Il montait en effet. L'esprit d'amour, l'esprit de sacrifice, le clou de soi, il en sent tout autrement la valeur souveraine, unique, parce que, cet esprit, il le possède à présent. Confrontés avec cet esprit, les problèmes que posent la critique et les spéculations de la philosophie perdent de leur importance. Cependant, après avoir fléchi les genoux pour adorer, on a le droit de se relever pour penser. Certains même ne sauraient s'en abstenir sans être rebelles à ce commandement de l'esprit qui est, lui aussi, un ordre de la conscience. Vinet est de ceux-là. Aussi un article publié par la Société de la Morale Chrétienne, dont le siège est à Paris, article qui lui est tombé récemment sous les yeux, a-t-il provoqué chez lui une réaction fort vive. L'article tend à réfuter l'idée qu'une union étroite existe entre le dogme chrétien et la morale chrétienne, idée que Vinet estime essentielle à la religion telle qu'il est arrivé à la comprendre. Aussi trouve-t-il le moyen de prélever sur ses rares loisirs le temps nécessaire à la rédaction d'un travail qu'il enverra au journal.

Un des traits caractéristiques de la religion chrétienne, écrit-il, c'est la relation qui existe entre chacun de ses dogmes et chacun des préceptes de sa morale; relation si étroite véritablement, que ni les dogmes ne peuvent exister sans la morale, ni la morale sans les dogmes. La religion chrétienne est toute d'une pièce ; que cette expression me soit permise. Elle ne présente pas sur deux lignes parallèles et distinctes des dogmes d'une part et des devoirs (le l'autre; elle ne laisse pas libre de s'attacher aux seconds et de négliger les premiers. Un lien spirituel et sensible réunit les uns avec les autres d'une manière inséparable : en sorte qu'il est également impossible de croire sans pratiquer et de pratiquer sans croire (3).

Ce point de vue qui pour la première fois peut-être se présente avec netteté à son esprit, Vinet le fera sien de plus en plus, et toute sa vie il le développera, le creusera, en tirera toutes les conséquences.

L'Evangile est fait pour l'homme, et l'homme est fait pour l'Evangile. Entre l'Evangile et les besoins profonds de la conscience humaine il y a correspondance ou mieux coïncidence absolue. Cette coïncidence, qu'il s'attachera sans cesse à prouver, mieux, à montrer, en prenant son point d'appui dans les faits, c'est-à-dire dans la psychologie et l'histoire, le mènera loin sur le chemin de la pensée, tout en le préservant des tentations et des traquenards de la dialectique. Car Vinet, vigoureux penseur, n'est pas un dialecticien. Croire, aimer, passent chez lui avant spéculer. Ce n'est pas seulement dans son être physique que le sang n'arrive au cerveau qu'après avoir séjourné dans le coeur. N'est-ce pas dans son coeur, envisagé comme le siège de cette faculté mystérieuse, chez lui dominatrice, la conscience, qu'il faut chercher le secret d'une oeuvre sur laquelle le temps ne mord pas, alors qu'il renverse impitoyablement les constructions de ceux qui oublient que vivre importe plus que philosopher ?

Depuis la mort de Marc Vinet, le jeune homme est passablement sevré de nouvelles sur ce qui se passe dans son cher canton de Vaud. Les lettres de ses amis et les feuilles publiques le renseignent cependant jusqu'à un certain point. Elles lui ont permis de suivre tant bien que mal la marche des événements depuis l'éclosion de ce Réveil qui lui a tant déplu tout d'abord, dont bien des manifestations lui déplaisent encore, mais que, dans l'ensemble et quant à l'essentiel, il apprécie aujourd'hui avec plus de justice. Ce mouvement - et n'est-ce pas la chose importante entre toutes? - représente des aspirations sincères à une piété plus vraie, à un christianisme plus actif et plus personnel. Il s'étonne à présent de n'avoir pas senti plus tôt ce qui manquait de sérieux, de vie, à cette religion extérieure dont s'accommodaient tant de gens qu'il jugeait excellents chrétiens, et qui lui suffisait à lui aussi, avant que les soucis, le deuil, la maladie, eussent retourné le terrain de son âme comme le soc de la charrue retourne la glèbe d'un champ. Ces « conventicules » si mal vus du grand nombre, qu'il a lui-même attaqués avec tant de verdeur, les âmes y trouvent la nourriture dont elles ont besoin, et dont lui aussi, à présent a besoin. L'autre jour, à l'Institut des Missions, il a senti que l'esprit de Dieu était là. Qui est-il, lui, pour décider que l'esprit de Dieu n'est pas dans les « conventicules » !

Ces réunions des «mômiers » donnent lieu, il est vrai, à des désordres. Le gros publie, agacé par ce qu'il appelle des simagrées, choqué surtout par les manifestations d'un zèle qui contraste avec sa propre froideur, est d'avis qu'on interdise ces assemblées. Et puis, n'accuse-t-on pas les « mômiers » de machinations politiques qui ont pour but de remettre le pays aux mains des Bernois ? A Aubonne, des affiches ont été placardées, menaçant, si les assemblées continuent, de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Une Anglaise, Mlle Granes, a été expulsée du canton, sous prétexte que « les principes religieux qu'elle répand tendent à produire des schismes dans l'Eglise et à mettre le désordre. » Un étudiant en théologie, Olivier, s'est vu exclu, pour ses opinions, des examens conférant le titre de pasteur.

Tout autant de vexations qui n'ont fait que donner plus de force au Réveil. De son côté, l'opposition grandit; ici et là, au village de l'Isle en particulier, on a vu se produire des scènes de véritable sauvagerie.

C'est alors que quelques pasteurs ont donné leur démission, prétendant, au scandale presque général, continuer à exercer leur ministère en dehors du cadre de l'Eglise nationale et de l'autorité légale. L'effervescence a augmenté ; et le 1er janvier 1834 est intervenu un arrêté du Conseil d'Etat interdisant les « conventicules » comme contraires à l'ordre public et à la paix religieuse. Bien loin de calmer les excès de la populace, cet arrêté, qui semble lui donner raison, l'a rendue plus insolente, si bien qu'en plusieurs endroits les « mômiers » ont été malmenés et même menacés de mort.

Cet arrêté du Conseil d'Etat n'avait pas été sans soulever des protestations nombreuses, même de la part des catholiques. On s'en était occupé au dehors : Vinet se rappelle avoir lu dans le journal français le Constitutionnel un article qui déplorait de voir prendre dans le canton de Vaud, contre les dissidents, « des mesures semblables à celles du XVIe siècle contre les réformés. »

Enfin la loi du 20 mai 1824 vient tout récemment d'être promulguée. Elle interdit toute assemblée religieuse en dehors du culte officiel et publie, sous peine d'amende, de prison ou de bannissement hors du canton. A la veille de la promulgation de cette loi, Vinet, voyant avec grande inquiétude la tournure prise par les événements, avait publié une brochure intitulée Du Respect des Opinions (4), où se trouvent en germe les principes et les idées qu'on le verra défendre pendant toute sa carrière de penseur et de publiciste. Il n'est point devenu « mômier » comme beaucoup l'en accusent ; et quoiqu'il rende justice, maintenant, à l'esprit chrétien qui anime les séparatistes, bien des façons de penser et de dire, chez eux, continuent à ne point lui convenir. Mais ce qu'il cherche à présent, ce qu'il veut, c'est la justice et la liberté. « Je me persuade toujours plus que ce que Dieu demande avant tout c'est la sincérité », écrit-il à Leresche. Or, reconnaître la sincérité comme un devoir oblige à reconnaître la liberté comme un droit.

Affirmation aussi incontestable dans l'abstrait que grosse de conséquences pratiques. Les événements se précipitent, et de Bâle, Vinet en suit la marche avec un intérêt douloureux. Contre les excès de « cette populace à laquelle on appliquerait volontiers l'énergique mot des pharisiens (5) si la pitié ne prévenait l'indignation », dit-il, tout en lui s'insurgeait. D'autre part, sa bonne foi l'oblige à reconnaître qu'aux violences près, cette populace a la loi pour elle. Si « l'Eglise est une institution de l'Etat, au même titre que le militaire et les routes », comme l'affirme le doyen Curtat, si les ministres du culte sont des fonctionnaires, le gouvernement n'est-il pas dans son rôle en interdisant ce qui porte atteinte aux droits de cette Eglise, ou même ce qui diminue son prestige, comme ces assemblées tenues à l'heure du culte officiel ? D'autre part, si le gouvernement sévit, les tendances sectaires prendront une force nouvelle : jamais, l'expérience en fait foi, la contrainte matérielle n'a réussi à faire taire les consciences. Mais alors, songe Vinet, ce système d'une religion d'État, que jusqu'à présent il tenait pour légitime au point que la question ne se posait même pas pour lui, porterait-il à faux ? La société civile et la société religieuse ne devraient-elles pas, dans l'intérêt de l'une et de l'autre, être distinctes l'une de l'autre ?

Comme un éclair fend les nuages, cette pensée illumine soudain son esprit. Au premier moment, tout ébloui de cette réponse imprévue aux questions qu'il se pose et rumine depuis des mois, il n'ose se fier complètement à son inspiration. C'est maintenant qu'il faudrait pouvoir causer ! L'entre-croisement des questions, des réponses, les objections soulevées, résolues, c'est de cela qu'il aurait besoin, une fois de plus... Et une fois de plus il faut se contenter d'écrire.

Les relations qu'on a établies entre l'Etat et la religion, dit-il à Leresche, entre la société politique et le royaume des cieux, me paraissent, je l'avoue, adultères et funestes. Où en est la légitimité dans l'Evangile ? Jésus Christ a dit: « Mon royaume n'est pas de ce monde » ; les apôtres n'ont rien dit, n'ont rien voulu prévoir sur les rapports de l'Etat avec l'Eglise. Où en est le fondement dans la nature des choses ? Rien d'aussi spirituel, rien d'aussi individuel que la religion ; elle ne peut point s'appliquer aux masses sans froisser violemment une foule d'individus. Où en est l'utilité pour l'Eglise ? Je n'en vois résulter que du mal pour elle. Le gouvernement, dit-on, protège ; cette protection est un joug, et ce joua. ne tarde jamais à se faire sentir ; l'Etat gêne la conscience en protégeant comme en opprimant. Là où une religion est reconnue, il y a des sectes ; là où l'Etat ne reconnaît aucune religion pour dominante il n'y a que des opinions et point de déchirements. Où en est l'heureuse influence sur l'esprit religieux ? La liberté est l'âme de toute ferveur religieuse, en même temps que le gage de la tolérance. Dans un Etat où le gouvernement ne fait dominer aucune religion, n'en protège aucune et les tolère toutes, il y a, sans doute, des hommes irréligieux et des esprits forts, et ils ne se déguisent pas ; mais il n'y a pas d'hypocrites et de tièdes. Quiconque a soif de vérité et de justice se joint à une communauté travaillée du même besoin ; il ne remplit pas une forme et n'observe pas une convenance sociale en allant dans un temple, il ne fait qu'obéir à la voix pressante de son coeur et de l'esprit de Dieu. Les ministres, de leur côté, ne sont pas des fonctionnaires publics, des employés de l'Etat, responsables devant lui et quelquefois tremblants devant lui ; ce sont des missionnaires et des apôtres, aux besoins desquels subviennent les fidèles ; ils n'exercent pas un métier, ils obéissent à une vocation... On réclame pour l'Evangile la protection des grands de la terre, Christ n'en a pas voulu ; il venait établir sur la terre le règne de la vérité ; or la vérité doit avoir une marche indépendante et des triomphes purs ; elle doit vaincre par elle-même... (6)

Il ajoute en terminant « Jamais ces idées ne s'étaient présentées à mon esprit je n'avais même jamais pensé que la question de la religion de l'Etat, tant débattue en France, pût être résolue négativement par un chrétien. »

Quelques jours plus tard, ayant continué de réfléchir, ayant médité aussi la réponse de son ami, qui considère comme pure chimère l'idée d'une séparation de l'Eglise et de l'Etat, il reprend la plume :

Je ne pense point qu'un pays qui a vieilli dans le système d'une religion d'Etat puisse tout à coup et doive se placer dans les relations où les Etats-Unis se sont mis sagement à leur naissance. Mais je pense qu'une tolérance entière d'opinions doit entrer dans le système d'un gouvernement sage et d'un clergé qui a des lumières et un vrai zèle. Je pense que les autorités dépositaires des intérêts de la société ne peuvent, sans blesser les intérêts de cette même société, poursuivre et punir ce qui n'est pas un délit, c'est-à-dire ce qui n'est pas une atteinte aux droits de cette agrégation... Je pense que l''église protestante n'a pas secoué le joug d'un pape pour accepter en matière spirituelle celui d'une autorité séculière; je pense qu'un gouvernement qui veut arrêter de main de maître le cours de l'opinion ressemble à l'homme qui voudrait retenir avec sa main le mouvement d'une roue de moulin que fait tourner une masse d'eau considérable ; il en serait fatalement entraîné, puis écrasé. Il faut qu'un gouvernement sache qu'il n'est pas institué pour créer des droits ni pour établir des relations nouvelles dans la société, mais pour conserver seulement tout ce qu'ont créé la nécessité, et la raison. S'il va au delà, il viole les droits dont il est le défenseur en titre, et quel droit plus sacré que d'avoir une opinion, que de se former des espérances ? Quelle liberté plus inviolable que celle de la foi ? (7)

Vinet souffrait de son isolement : les plaintes qu'il en fait sont comme un leitmotiv qui domine les années de son exil à Bâle. Mais, s'il avait été moins seul, est-il sûr que sa pensée individuelle eût pris la force et le relief qu'on lui voit ici ? Il n'a que vingt-sept ans, il est ardemment curieux de la pensée d'autrui, sympathique aux idées comme aux personnes, et avec cela d'une modestie qu'on a pu sans exagération qualifier de fabuleuse. Qui sait s'il ne se serait pas laissé influencer, s'il n'aurait pas été entraîné par des courants qui ne répondaient pas à sa nature profonde, et l'auraient annihilée pour un temps ? A Bâle, il est contraint de vivre sur son propre fonds ; aussi il le travaille, tourne et retourne ce fonds jusqu'à lui faire produire la riche moisson cachée dans ses entrailles. Cependant l'instinct qu'il a de la vie l'empêche, même dans cet isolement, de jamais perdre pied. Ses convictions sont trop intimement individuelles pour qu'il donne dans ces fumeuses idéologies qui font bon marché des réalités et des nécessités pratiques. Il dit encore à Leresche :

Que l'Eglise nationale soit protégée comme en Angleterre ; mais que, comme en Angleterre, on laisse circuler les opinions et même s'établir les sectes. Ce qui est du mensonge tombera ; ce qui est vrai doit survivre. C'est la résistance qui donne au mensonge tant de force.

Portant sur l'avenir un regard hardi, mais dont l'événement s'est chargé de prouver la justesse, il dit en terminant : « Depuis qu'il y a des méthodistes en Angleterre, le clergé anglican vaut beaucoup mieux. Ne peut-on pas attendre chez nous le même effet de l'introduction des mômiers ? »

Ces travaux d'intérêt général, les réflexions qu'ils exigent, ne doivent pas faire tort aux leçons. Si du moins il s'était mieux porté, avec quel entrain le jeune homme aurait abattu la besogne ! Mais sa santé restait chancelante. Des hauts et des bas perpétuels faisaient succéder chez lui et chez les siens l'espoir au découragement et le découragement à l'espoir. Dure discipline, qu'il accepte pourtant:

Ma santé n'est plus tout à fait aussi bonne que lorsque j'ai commencé ma lettre, dit-il à son ami, et je suis encore plus triste. Apprends-moi à sacrifier de bon coeur à Dieu les espérances qu'il ne trouve pas à propos de réaliser, et tu me rendras le bonheur.

Mais travaux, soucis matériels, souffrances même, ne réussissent pas à faire perdre à la jeunesse ses droits; et à une pensée sérieuse Vinet fait succéder ceci, un demi-sourire accompagnant le mouvement de sa plume :

J'ajoute sans transition, ce qui n'est pas trop convenable, cette petite chanson que tu m'as demandée

Voici la Pentecôte,
Belle Jouli.
La fraise est à mi-côte Du bois joli.
Déjà roses nouvelles
Ont refleuri ;
C'est le temps où les belles
Changent d'ami.
Changerez-vous le vôtre,
Belle Jouli ?
- Non, je n'en veux pas d'autre Que mon ami.
Le temps fane les roses,
La fraise aussi ;
Il change toutes choses...
Mon coeur nenni.

 

Sans transition non plus, la gravité étant revenue, il termine par ces mots :

J'ai lu dans la Gazette la loi du Grand Conseil. Quand je pense seulement qu'elle ne peut être exécutée qu'au moyen d'une inquisition, et que les preuves du délit ne peuvent, dans beaucoup de cas, être procurées que par la délation, j'ai peur. (8)


(1) Lettres, t. I, p. 28. 

(2) Cité par RAMBERT, p. 87, 88.

(3) Lettre publiée par le journal de la Morale Chrétienne et reproduite par le Semeur du 2 mai 1832.

(4) Recueillie dans le vol. La liberté des Cultes.

(5) Cette populace qui n'entend point la loi est exécrable (.Jean. VII, 49).

(6) Lettres, t. 1, p. 48.

(7) Lettres, t. 1, p. 52.

(8) Lettres, t. 1, p. 61.
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