Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME PARTIE

1823-1837

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Sous ton ciseau, divin sculpteur de l'âme,
Que mon bonheur vole en éclats !

VINET




CHAPITRE PREMIER

 

Les jours se succédaient, remplis de travaux, de lectures, celles-ci relatives surtout aux questions économiques et politiques, de petites difficultés matérielles et de gros soucis de santé. Stéphanie, vers l'âge de deux ans, fut si dangereusement malade que ses parents crurent la perdre.

Tu me demandais, mon cher ami, de t'exprimer le bonheur qu'il y a d'être père, écrit Vinet à Louis Leresche. Je pourrais y ajouter les angoisses que ce titre amène avec lui. Et je te dirais encore que le bonheur de retrouver ce qu'on avait cru perdu vaut mieux que celui de posséder sans interruption. C'est la drachme de l'Evangile (1).

Au milieu de tout cela, deux événements d'importance inégale mais amenant l'un et l'autre pas mal de trouble dans un petit ménage où l'argent est rare: la naissance d'un fils et un déménagement. Le fils, en apparence vigoureux, reçut le prénom d'Auguste. Quant à l'installation nouvelle, on en était fort satisfait. La maison, située aux Fossés Saint-Léonard, presque en pleins champs, était agréable :

L'endroit est plus gai que le nom, écrit Vinet. C'est la campagne; nous avons une cour, une fontaine, un jardin. On tourne le dos à la ville, et on n'a devant soi que le ciel et les montagnes. Et il ajoute avec un soupir : mais ces montagnes ne sont pas les miennes ! (1)

Ce soupir ne s'adressait pas seulement aux Alpes vaudoises. Pour les raisons que l'on sait, Vinet voulait rester à Bâle ; mais il ne s'y acclimatait guère, malgré sa reconnaissance pour la confiance et l'amitié qu'on lui témoigne à présent. Il a beau y mettre toute sa bonne volonté, aucun contact réel, fécond, ne s'établit entre son esprit et ces esprits d'une autre trempe et d'une autre race. On peut bien, dans un intérêt politique, se réunir sous le même drapeau ; on peut se dire et même se sentir frères au point de vue religieux : la nature n'en est pas moins là avec ses diversités qui sont souvent des divergences; et malgré toutes les Sociétés des Nations du présent et de l'avenir, ceux qui disent oui ne se sentiront jamais tout à fait chez eux parmi ceux qui disent ja. Vinet en réalité, se trouve profondément isolé. Non pas certes pour le coeur : sa femme, si affectueuse et si vaillante, ses deux enfants pleins de santé, de gaîté, satisfont tous ses besoins de tendresse. Mais Sophie, à présent deux fois mère, est moins épouse que dans les premiers temps. La vie matérielle, difficile du fait de la situation si étroite du jeune ménage, absorbe le plus clair de ses journées, ce dont le mari, d'ailleurs, songe moins à se plaindre qu'à s'accuser :

C'est donc là le bonheur que je t'avais promis

s'écrie-t-il en se rappelant les vers adressés à sa fiancée trois ans auparavant, ces vers où il célébrait, avant d'avoir fait intime connaissance avec elle, la « charmante pauvreté. »

Sophie est donc, faute de loisirs, moins disposée qu'autrefois aux lectures et aux longues causeries. En même temps son mari, par l'étude et la méditation solitaire, voit s'élargir chaque jour le champ de sa pensée. Les deux époux ne sont plus tout à fait sur le même plan, et Vinet cherche d'instinct autour de lui, comme à tâtons, ce contact avec d'autres esprits qui seul fait jaillir l'étincelle, et que, dans la froide atmosphère de Bâle, personne ne peut lui fournir. Dans sa disette, une fois de plus il s'adresse à Leresche :

Tu ne croirais pas, d'après ma négligence, combien de fois et combien vivement j'ai besoin de toi. J'ai de bonnes connaissances ici, et même des amis ; mais c'est précisément quand je suis avec eux que je sens le manque d'une oreille à qui je puisse tout dire, d'un coeur où je puisse tout épancher... (1)

Il a le sentiment presque douloureux que « personne ne lui parle de rien, et qu'il ne peut parler de rien à personne », comme il le dira plus tard, rentré à Lausanne, en se reportant à ces jours de faim intellectuelle inassouvie.

La correspondance, sans doute, lui est une précieuse ressource, en particulier les longues et nombreuses lettres écrites à son père, qui répond à tout, s'intéresse à tout, continue à prodiguer au jeune chef de famille les directions et conseils que, naguère, il dispensait si libéralement à l'étudiant. En retour, Alexandre parle avec abandon de son travail, de ses projets, de ses enfants, de Sophie ; et s'il lui arrive de temps en temps de faire quelque cachotterie, ce n'est que lorsqu'il la juge indispensable pour ne pas troubler ou inquiéter la petite famille lausannoise, si facilement anxieuse au sujet du jeune ménage de Bâle. Ainsi il n'avait pas parlé tout d'abord du fâcheux accident qu'il croyait si peu grave, et qu'il fallut pourtant se résoudre à avouer, une opération étant devenue nécessaire. Elle eut lieu à Lausanne, pendant les vacances d'été ; mais sans autre effet qu'une aggravation du mal. Gros souci pour le père, qui redouble de recommandations, entremêlées de reproches d'avoir été tenu dans l'ignorance, au début, d'un accident aussi sérieux.

Cette opération obligea Vinet, accompagné de sa femme et de la petite Stéphanie - Auguste n'était pas encore né - à faire cette année-là un long séjour à Lausanne. Personne ne s'en plaignait, lui moins que quiconque, altéré qu'il était d'échange d'idées et de causeries avec ses amis. Il s'était remis à piocher sa théologie, son esprit plus ouvert y trouvant un intérêt tout nouveau depuis qu'il ne s'agissait plus d'examens. Mais la littérature ne perdait pas pour cela ses droits. Mettant à profit les heures que lui laissent parents, soeur et amis, et les ébats tapageurs de sa fille, il ébauche un travail sur les Caractères moraux de la littérature, un sujet qui le captive déjà et, à un titre ou à un autre, l'occupera toute sa vie. En même temps, il est repris du besoin de faire des vers. L'appartement de la rue du Pont, d'ordinaire si paisible, fut même à ce propos le théâtre d'un petit drame. Alexandre venait d'apprendre la mort d'un camarade d'études, tombé, pendant une course de montagne, dans une crevasse de glacier, et il avait traduit dans une « Elégie » son émotion et ses regrets. La pièce, laissée par oubli sur un meuble, tomba sous les yeux de Marc Vinet qui, ne la trouvant pas fameuse, se livra à une critique sévère des épanchements poétiques de son fils. Alexandre prenait d'ordinaire fort bien les remontrances paternelles, mais cette fois il se sentit blessé, et il ne dissimula pas son chagrin. Le père accuse son fils de susceptibilité exagérée ; le fils se plaint avec quelque amertume d'être traité par trop en petit garçon. L'orage, toutefois, est de courte durée. Explications, regrets si ce n'est excuses, poignées de pains affectueuses et viriles... Et revoici le ciel bleu. L'incident eut ceci de bon de faire comprendre à Marc Vinet qu'il était temps, peut-être, de modifier un peu sa manière à l'égard d'un fils majeur, père de famille, et par surcroît professeur admiré. A dater de cette petite escarmouche, son ton, à l'égard d'Alexandre, ne sera plus celui qu'on emploie avec un collégien.

La jeune famille rentrée à Bâle, la correspondance reprend entre père et fils, active et confiante. Plus il voit s'étendre son horizon, plus le jeune homme, comme pris de frayeur devant les libres espaces, éprouve le besoin de se réfugier dans le havre un peu étroit, mais si paisible et sûr, qu'est pour lui la pensée paternelle. Le jour viendra, il approche, de lancer sa barque en haute mer : en attendant, d'instinct, il reste à l'abri. Tant qu'il sent sur lui cette protection, les aventureux voyages de l'avenir ne lui semblent pas avoir de trop redoutables périls. De loin, la lueur du phare protecteur le guidera, et le ramènera au port si le danger devient trop grand. Mais ces voyages, si une brusque tempête ne l'eût pas chassé loin du rivage, les aurait-il même entrepris ? « J'étais né pour être fils, dira-t-il plus tard avec une sorte de gémissement, et fils obéissant toute ma vie... » Il se trompait. Il était né pour être libre; et au prix d'un intime déchirement, il allait bientôt le devenir.

On était en juin 1822. Dans la petite maison des Fossés St-Léonard, la vie suivait son cours habituel dans la sereine atmosphère que Sophie créait autour d'elle. Soudain, un coup de tonnerre : Marc Vinet vient d'être terrassé par une maladie subite. Aucun espoir n'est permis. Bouleversé, se refusant à se croire orphelin, Alexandre embrasse en hâte femme et enfants, se jette dans la première voiture qui part pour Lausanne, débarque dans une indicible angoisse, court rue du Pont... Hélas ! son père était déjà au cimetière. En quelques heures, la mort avait eu raison de cet homme de cinquante-trois ans qui peu de jours auparavant écrivait à son fils en réponse à une lettre d'Alexandre qui le pressait de se démettre de ses fonctions pour prendre du repos : « Mon bon ami, c'est me donner trop tôt mes invalides. J'ai besoin, pour moi-même et pour vous, de travailler jusqu'à la fin. »

A demi-assommé par la brutalité du coup, le malheureux fils se sentit tout d'abord perdre pied. A la désolation de son coeur se mêle la frayeur de l'enfant qui se sent abandonné tout seul, dans la nuit d'un bois. Au milieu de ces fourrés, dans ce noir, comment trouver sa route ? Il a tout juste vingt-cinq ans, une santé chancelante, aucune ressource matérielle en dehors de son modeste traitement. Et le voilà responsable de deux enfants, d'une femme, d'une mère veuve, d'une soeur !

C'est dans un immense désarroi qu'il rentre à Bâle. Sa mère et Elise le rejoindront un peu plus tard : on fera ménage tous ensemble ; le coeur et la bourse y trouveront leur compte. En attendant, il pleure dans les bras de Sophie, avec Sophie, qui elle aussi, se sent orpheline; puis une fois de plus il appelle à son aide Leresche, l'ami à qui il peut tout dire :

Mon bien-aimé père était depuis si longtemps la règle de ma conduite, lui écrit-il, la lumière de mon jugement, le point de vue de toutes mes relations, qu'il me semble être maintenant dans un état hors nature ; le ressort de ma vie est comme rompu : je suis désorienté dans le monde. (2)

Et un peu plus tard :

Malgré toutes les compensations que Dieu veut bien nous accorder, que de moments où un vide cruel se fait sentir, et où des souvenirs douloureux retombent sur le coeur ! Plus je m'éloigne du moment où nous avons été frappés, plus je sens que la perte est immense, et surtout pour moi. Exemples, conseils, courage, vertus, il me semble que je tenais tout de ce bien-aimé père. Je sens ma vie privée de son principal appui ; avec sa pensée, je me sentais fort ; et maintenant je me trouve faible contre les hommes et contre les choses... (3)

S'en aller au fil de l'eau, comme il en avait eu un instant la frayeur, est une de ces infortunes qui ne menacent pas les caractères de la trempe de celui de Vinet : il était déjà trop solidement ancré dans le terrain des vérités qui ne passent pas. Cette première grande douleur allait l'y affermir davantage. Il savait jusqu'à présent qu'il existe un refuge pour l'âme orpheline ; mais aujourd'hui il lui semble qu'il ne l'avait jamais su, parce qu'il le sait tout autrement, parce qu'il le sent, parce qu'il en fait l'expérience quotidienne.

En même temps que s'enrichit la vie de son âme, la vie de son intelligence devient plus active. Là, il y a pour lui une souffrance, car personne, autour de lui, n'est à son niveau, Dans le domaine de la pensée, qui lui ouvre aujourd'hui de plus vastes horizons, il est seul.

Sur les grands intérêts de la vie, écrit-il à Leresche, sur les grandes idées de la religion, je n'ai presque personne ici avec qui je puisse m'épancher à mon aise. Je voudrais trouver réunis un esprit et une âme ; et c'est toi qui m'offrirais cette réunion au point désirable.

La vie de famille en revanche est très douce, plus complète en un sens que par le passé, puisque la bonne mère est venue avec sa fille s'établir auprès du jeune ménage. De telles réunions sont souvent la source d'amers déboires, tant elles supposent chez tous de bon esprit, de bonne humeur, en un mot d'amour réciproque. Bien de tout cela ne manquait dans cette famille, dont les larmes versées ensemble rendait encore l'intimité plus étroite. Vinet écrit à un ami lausannois quelques mois après la catastrophe :

Cette petite fille (Stéphanie) fait avec son frère le charme de notre maison, et personne mieux qu'elle ne dissipe les nuages de tristesse qui viennent quelquefois obscurcir le front de notre chère maman. cette bonne mère semble pourtant se plaire dans son nouveau séjour ; comme nous ne voyons presque personne et que nous sortons peu, elle ne connaît guère de Bâle que notre maisonnette, et ne s'aperçoit pas, au milieu de tant de visages familiers, qu'elle soit en terre étrangère. Ma bonne soeur s'habitue encore mieux à vivre ici ; en général nous nous aimons trop les uns les autres pour tic pas avoir une part de bonheur. Ce qui contribue à les rendre heureuses, c'est l'attachement de Sophie, qui ne pourrait certainement pas les aimer davantage quand elle serait la fille de maman et la soeur d'Elise. Elle était aussi tendrement attachée à notre bien-aimé père que si elle eût été sa fille, en un mot il n'y a pas de différence entre elle et moi dans les liens qui nous attachent à ma famille. (1)

Son absorbant travail professionnel, les trente heures de cours qu'il donnait maintenant et les cahiers à corriger n'empêchaient pas Vinet de prendre un vivant intérêt au mouvement des idées. Il y trouvait même comme une revanche de la servitude qu'il avait acceptée, et à laquelle, heureux qu'il était des progrès et de l'amitié de ses élèves, il n'eût pas consenti d'ailleurs à donner ce nom-là. Ses poumons ne s'en dilatèrent pas moins quand, vers cette époque, un coup de vent du large apporta des effluves inconnus dans l'atmosphère immobile du monde universitaire bâlois. Un professeur allemand, M. de Wette, venait d'être nommé à la faculté de théologie. Grande rumeur dans le monde religieux, car le nouvel élu, un savant, passe pour être d'opinions libres et fort avancées. Il ne se fait pas scrupule, assure-t-on, de promener parmi les croyances les plus vénérables le flambeau de la critique : si bien que de bonnes âmes n'hésitent pas à voir en lui, sur la foi des feuilles religieuses, un précurseur de l'Ante-Christ. La curiosité de Vinet est vivement piquée : on va pouvoir enfin causer, discuter, remuer des idées avec cet inquiétant collègue qui arrive chargé d'un bagage où il y aura sans doute bien des choses nouvelles pour lui, et, quoi qu'on en dise, bonnes à prendre. Personne à Bâle n'a lu les écrits de M. de Wette, ce qui n'empêche pas tout le monde d'en parler. On cite à qui mieux mieux et bien entendu tout de travers des passages de sa Dogmatique que qui que ce soit n'a entre les mains et dont sans doute, assure Vinet, il n'existe pas deux exemplaires dans la ville.

A peine ouvert le cours de M. de Wette, Vinet, malgré ses journées si remplies, trouve le moyen de s'asseoir parmi les étudiants du nouveau professeur. Pendant six mois il suit assidûment ses leçons. Ce cours d'exégèse, portant sur les épîtres aux Romains et aux Galates, est pour lui une révélation. Pas d'idées préconçues, mais une « probité littéraire et théologique qui cherche de bonne foi la vérité » : voilà une attitude d'esprit que le jeune homme n'avait guère rencontrée jusque-là chez ses professeurs, non qu'ils manquassent de sincérité, mais parce que la vérité, pour eux, était depuis longtemps toute trouvée. Chacune des leçons de M. de Wette, si nourries, bourrées d'idées neuves, lui donne beaucoup à penser. Chose curieuse ! moins absolues et tranchantes sont les affirmations du savant, plus on sent solide le terrain sur lequel il marche. Il y a donc, en théologie, une science qui prend son point d'appui ailleurs que dans les nuages ? Découverte qui procure au jeune homme un bien-être intérieur surprenant et entièrement nouveau.

Bientôt il ne lui suffit plus d'entendre les leçons du savant. Il désire le connaître, causer avec lui, pouvoir lui soumettre les problèmes qui, depuis qu'il s'est mis à réfléchir pour son propre compte se posent à son esprit. Les deux hommes se rencontrent, et de ce premier contact naît une vive sympathie réciproque. Vinet, surtout, est si heureux d'avoir enfin à qui parler, de n'être plus, quant aux idées, une sorte de Robinson dans son île ! Désireux de présenter son nouvel ami au public de langue française, il entreprend de traduire un des sermons que de Wette vient de prêcher à Bâle, L'Épreuve des Esprits. Le prédicateur y montrait que la foi en Jésus-Christ, sauveur du monde, est la pierre de touche des sentiments religieux, alors que les formules doctrinales, oeuvre de l'intelligence humaine et par conséquent toujours imparfaites, n'ont qu'une importance secondaire.

« On ne peut guère présenter des vérités plus importantes que celles qui font l'objet du discours que nous publions, dit Vinet dans la courte introduction dont il faisait précéder la version française du discours. Si elles devenaient évidentes à tous les esprits, moins d'amertume sortirait des différences d'opinion en matière de foi. Cet écrit s'adresse à tous et dit : Examinez; il apprend comment il faut examiner... il n'est dicté par aucun esprit de parti ; mais plaçant entre tous les extrêmes la croix de Jésus-Christ, il cherche à réunir autour de ce signe du salut toutes les opinions et tous les coeurs. »

Combien le ton, Ici, est différent de celui de la Lettre aux jeunes ministres vaudois ! En commençant à vivre par lui-même, Vinet commence du même coup à discerner la vie chez autrui. Et, s'il la discerne chez M. de Wette, il la discerne également chez les piétistes. Certes leurs méthodes, leurs étroitesses et leurs manques de mesure le choquent encore et même le choqueront toujours ; mais il les leur pardonne, parce qu'à présent il sent en eux la foi. S'ils ont le tort de confondre leur théologie avec leur foi, c'est là erreur vénielle de l'intelligence : d'ailleurs, que cette théologie soit la bonne, Vinet ne le conteste point, il incline à croire, au contraire, qu'il en est ainsi. Cette distinction que de Wette lui a enseigné à faire entre la religion, domaine de la conscience et du sentiment, et la théologie, domaine de l'intelligence, a été pour lui un trait de lumière, parce qu'elle répond à une conviction sommeillant au plus profond de son âme, mais qu'il ne s'est plus formulée depuis qu'il a dit un jour dans un moment de lucidité, deux ans auparavant, en parlant de la religion et de l'amour de la patrie : « Pourquoi me faudrait-il les appuyer d'un raisonnement ? Si Dieu les a placées dans mon coeur (4) comme dans un asile inviolable où il veut les défendre contre moi-même, n'y aurait-il pas une grave inconséquence à les attaquer, tout comme à les étayer d'appuis étrangers ? Ne faut-il pas, dans beaucoup de cas, se fier au sentiment comme à la raison ? »

Oui, là est la vraie méthode, que son génie religieux lui a fait entrevoir, mais que des habitudes de pensées séculaires recouvrent en quelque sorte, et qu'il pourra oublier pour un temps. Chez les piétistes, il a reconnu la foi ; cette foi, il ne la séparera pas d'emblée de leur théologie. On a beau être un précurseur, il faut plus d'un jour pour tirer toutes les conséquences de ses propres découvertes. Et puis, Vinet est le rebours d'un iconoclaste. Renverser, attaquer, répugne à son tempérament. Il avoue que manquer de respect à une vieille chose lui est aussi impossible que manquer de respect à un vieil homme : il pourrait en dire autant d'une vieille idée; c'est pourquoi on ne le verra jamais fouler comme d'autres d'un pied allègre la plate-bande des préjugés. Il aurait trop peur d'écraser en même temps que les mauvaises herbes quelque petite plante dont le suc pourrait être bienfaisant à lui-même ou à quelqu'un de ses frères. Chez lui, la libération de l'intelligence sera toujours une conséquence de l'approfondissement de la foi. Aussi, étranger à tout calcul de prudence mondaine, il n'en répugnera pas moins à battre en brèche des idées qu'il n'a pas vécues, mais dont d'autres croient et affirment qu'ils vivent. Hardiesse et timidité que plusieurs ne parviendront pas à concilier, et que lui-même, peut-être, ne s'appliquera pas toujours nettement.

Ce développement en profondeur que le temps, l'étude, les larmes, ont apporté à Vinet, allait être hâté encore, en 1823, par une grave maladie. On crut pendant quelques jours et le malade lui-même croyait que la fin était proche. Dans une demi-inconscience, mais percevant pourtant la tendresse dont l'entouraient femme, mère, soeur, et son fidèle ami, Isaac Secrétan, accouru au premier signe, le jeune homme sentait ces liens doux et puissants se dissoudre, ou plutôt se transformer en un autre amour, plus suave, plus fort, immense. Déjà un dialogue ineffable avait commencé entre l'âme flottant à la frontière des régions éternelles et le Dieu qui lui ouvrait les bras. Déjà les perspectives terrestres s'abîmaient dans l'impérissable lumière... Mais la barque presque entrée au port reçut à ce moment suprême l'ordre de reprendre la mer. Avant d'être admise à carguer les voiles, elle allait avoir à fournir d'autres et plus audacieux voyages.

(1) Inédit. 

(2) Lettres, t. 1, p. 19,

(3) Lettres, t. I, p. 28.

(4) Par le mot « coeur », Vinet, sans doute, entend ici la conscience plutôt que le sentiment,
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