Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

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Au paedagogium et au gymnase, les choses allaient de mieux en mieux. Élèves, collègues, Vinet se sentait à présent aimé de plusieurs et estimé de tous. Du rang de simple maître de français, il avait passé à celui de véritable éducateur. Dans l'introduction qu'il devait écrire plus tard pour sa Chrestomathie française, on trouve le développement de quelques-unes des idées qui étaient la substance féconde de son enseignement:

On cherche en toute étude la facilité, dit-il, c'est une des tendances de notre époque. Rendons difficile la connaissance de notre langue, élevons-la au rang de science ; nous redonnerons une fraîcheur vive à cette plante qui se flétrissait entre nos mains.

C'est au défaut de cette étude qu'il faut attribuer le fatigant stéréotypisme des gens à demi cultivés, des écrivains et parleurs à phrases toutes faites, phrases qu'on achète au marché toutes montées, espèce de nécessaire de poche où tous les besoins de la pensée ont été prévus, langage qui émousse l'individualité, donne l'habitude de parler sans comprendre, et nous fait dupes de nos paroles... Ne permettez pas à la langue de s'ankyloser, brisez-la incessamment, ramenez-la toujours à ses derniers éléments, qui sont les mots, et travaillez sur eux avec le ciment que vous offre la grammaire. Les mots et les règles, non les phrases, doivent être réputés du domaine commun...

Ce n'est pas de haut et de loin que le jeune professeur laissait tomber sur ses élèves des paroles dans le genre de celles-ci. Il triturait pour eux, il mâchait en quelque sorte, pour la leur rendre plus assimilable, cette nourriture substantielle. Aux moins bien doués comme aux plus intelligents, il ne s'agissait pas tant pour lui d'enseigner le français qu'il ne s'agissait, au moyen du français, de leur apprendre à sentir réellement et à penser juste, en un mot de faire d'eux des hommes. Dans chacun de ces enfants, de ces jeunes gens, il voyait, par le regard de la sympathie humaine, la statue encore mal ébauchée qu'il voulait dégager de sa rude enveloppe. Bien ne le rebutait pour amener au jour le chef-d'oeuvre futur enfoui dans la glaise. A la correction des cahiers, ce cauchemar des professeurs, il s'attelait avec autant de conscience qu'à la préparation de ses cours. Pas de besogne insignifiante, pensait-il, si elle aide à dégrossir une intelligence, à donner plus de noblesse à une âme. Cette sollicitude n'était pas perdue.

Les plus développés de ses élèves avaient pour lui une admiration et une reconnaissance qu'ils lui témoignaient moins par des paroles - leur âge et leur race les faisaient timides - que par leurs progrès. Les autres emboîtaient le pas, sensibles d'ailleurs, eux aussi, à l'atmosphère que ce maître exceptionnel avait su établir dans ses classes, et qui rendait l'insubordination tout simplement impossible. Ainsi l'heure de la leçon de littérature française et même celle de la leçon de grammaire étaient un plaisir pour les meilleurs élèves, et n'étaient une corvée pour personne. Quant au professeur, il trouvait à l'accomplissement de sa tâche cette saveur du travail sur le vivant qui est une sorte d'ivresse pour les vrais éducateurs. De petites récompenses lui venaient par surcroît, quand se présentait une occasion de constater le chemin fait dans le coeur de ses élèves ou dans le coeur des parents, quand il voyait tomber l'une après l'autre les préventions qui l'avaient tant fait souffrir au début. On ne s'avisait plus, à présent, de voir en lui le Welsche; on trouvait même que sa conscience, sa solidité d'esprit et de caractère, tout cet ensemble de qualités que résume le mot de grundlichkeit, l'eussent rendu digne d'être un produit du sol bâlois ; et quelque lustre en rejaillissait sur cette culture française dont il tenait si ferme le drapeau. Lui riait sous cape, ou s'amusait avec Sophie de ce revirement. Ce qui le touchait plus encore que ses succès personnels, c'était la fierté de battre en brèche les préjugés tudesques contre la latinité. Enfin, honneur aussi imprévu que mérité, il venait d'être nommé professeur extraordinaire de littérature à l'Université ; titre qui ne le rehaussait pas médiocrement auprès de ses élèves et auprès du public bâlois en général. Il écrit à son père à propos d'un cours public dont il était question pour lui :

J'aime la vérité, j'aime la gloire de notre littérature, et je ne serais pas fâché de rappeler à l'impartialité tant de personnes qui jugent à tort et à travers les écrivains français sans les connaître, et qui répètent, sans les comprendre, ces mots de leurs maîtres : la littérature française est superficielle, elle n'a pas conçu la vie dans toute sa profondeur, elle est froide, sans âme, esclave des règles, dénuée d'enthousiasme. M. Sartorius, qui n'a peut-être pas lu cinq lignes de français, n'a-t-il pas, dans une de nos séances, dirigé une véhémente tirade contre cette pauvre littérature ? Et n'a-t-il pas, l'autre jour, repoussé avec indignation le parallèle entre Wieland et Voltaire, comme injurieux au premier ? N'a-t-il pas prétendu que l'auteur de Zaïre et le défenseur de Calas ne savait que faire rire ? Etrange esprit de dénigrement, que j'ai vu même chez des gens très instruits ! J'ai l'orgueil de me croire plus impartial, et j'avoue que j'aurais quelque plaisir à donner un exemple d'équité à tant de personnes entraînées, sans toutefois faire de mon cours un combat. J'y réfléchirai. (1)

Après ses cours, C'est un bienfait pour le jeune homme de retrouver, au lieu de sa chambre solitaire de l'année d'avant, la petite maison ensoleillée, avenante, toujours en ordre, sur laquelle règne Sophie. Le plus bel ornement en est à présent le berceau qui abrite une fillette à laquelle ce père de vingt-trois ans ose à peine toucher, mais qui lui semble de tous points parfaite : les yeux surtout, très grands, couleur d'ardoise, font son émerveillement. Cette enfant, la chose est sûre, aura toutes les qualités et tout le charme de sa mère. Comme éloge, Alexandre ne saurait trouver mieux, car chaque jour il admire Sophie davantage. De plus en plus se cimente entre eux cette forte amitié indispensable à la durée de l'amour. Si son intelligence à lui a plus de puissance et d'envergure, il reconnaît chez sa femme, comme il dit, « un tempérament merveilleusement propre à l'inspiration religieuse » ; et il sent son âme s'ouvrir davantage, s'épanouir sous ce rayonnement. La mort de son frère, la douleur profonde de ses parents, l'ont aussi mûri. Marc Vinet, qui à travers les lettres reçues de Bâle, constate ce progrès, espère que le ministère pastoral prendra bientôt le pas sur la littérature, et qu'il aura la joie de voir son fils rentrer au pays comme pasteur d'une paroisse rurale. En quoi il se trompe: justement parce qu'il est devenu plus religieux, Alexandre se sent moins fait pour être pasteur. Il n'est plus du tout le hardi « proposant » qui trois ans auparavant escaladait si lestement les degrés de la chaire, fort satisfait que le sermon qu'il allait y prêcher eût été déclaré par des hommes compétents « pouvoir bien passer pour l'après-midi. » Des scrupules lui sont venus. Sur bien des points, il n'est pas au clair. Ces notions qui «se brouillent et se combattent dans son esprit » comme il disait quelques années auparavant, elles continuent à se faire la guerre ; et bien que cette guerre se mène dans une région moins profonde que celle de sa vie véritable, il ne lui semble pas, ainsi divisé contre lui-même, être qualifié pour diriger des âmes. De tout ceci, il ne dit rien à son père, qui s'en affligerait et sans doute n'y comprendrait rien ; mais il s'en ouvre à son ami Leresche, depuis peu pourvu d'un poste de pasteur.

Tu me parles d'une certaine facilité de composition, don quelquefois plus fâcheux que profitable ; mais en tous cas, ce n'est qu'une très petite partie des dons nécessaires au pasteur ; c'est bon pour flatter l'amour-propre du prédicateur, et nous sommes, nous voulons être plus que cela. Je ne dis pas adieu à un état auquel j'ai été consacré; mais j'attends que les années m'y aient rendu plus propre, qu'elles m'aient communiqué tout ce qu'il faut pour exercer le ministère avec indépendance. L'inexpérience, la faiblesse mettent nécessairement sous la domination d'autrui, appesantissent le joug hiérarchique ; et, je veux bien te le dire, quoique naturellement faible, tout mon coeur se soulève à l'idée d'être dominé, surtout par l'autorité ecclésiastique, qui a partout, et chez nous comme ailleurs, quelque chose d'exclusif et d'intolérant. Ai-je là-dessus de fausses idées ? Cela se peut ; en ce cas c'est à toi, mon ami, de nie redresser, si ton expérience actuelle te fait voir les choses autrement (2).

Le goût, le besoin d'être libre, dans sa pensée et dans sa conscience, commencent à s'éveiller chez celui qui plus tard, défendra la liberté si vigoureusement. Cependant cette liberté dont il soupçonne la nécessité pour lui-même, Vinet n'en est pas encore à l'admettre pour autrui. Sa conscience, son intelligence ont des exigences auxquelles peu à peu tout finira par céder ; mais son coeur, en attendant, a aussi les siennes, et son coeur est avec la vieille Eglise vénérable, où, enfant, il a prié et entendu prêcher l'Evangile. Ceux qu'il aime et respecte le plus, son père, sa mère, ses maîtres lausannois, sont attachés à cette Eglise. N'a-t-elle pas su leur enseigner cette droiture, cette probité, cette piété tempérée de bon sens, but assez haut, par delà lequel l'humilité chrétienne se ferait scrupule de viser ? Il y aurait orgueil, ingratitude et presque sacrilège, sous prétexte d'indépendance ou de ferveur religieuse individuelle, à risquer d'ébranler cet édifice tutélaire...

C'est bien pourquoi il n'a rien trouvé à redire aux conseils de son père lui prêchant la soumission aux pouvoirs ecclésiastiques et lui rappelant que le serviteur de l'Eglise ne peut « sans félonie et sans crime », substituer ses opinions aux doctrines de l'Eglise. Le doyen Curtat, lui aussi, il s'en souvient, le plus respecté de ses anciens maîtres, mettait ses disciples en garde contre ce qu'il appelait «les excès d'une dévotion illégale », et leur enseignait que « tous les philosophes, les politiques et les plus sages législateurs ont constamment uni la religion avec le pouvoir civil ; que « la religion est du ressort du gouvernement, comme le militaire et les routes ; » que « l'Eglise se recrute par générations et introductions nouvelles, comme on recrute nos milices. »

Enseignements d'un père et d'un maître vénéré, besoins du coeur, sourdes aspirations à la liberté d'une pensée qui s'ignore encore, scrupules de conscience : il n'est pas facile de voir clair dans tout cela. Une chose cependant est pour Vinet hors de doute: le danger et la malfaisance des idées religieuses nouvelles qui sous le nom de Réveil commencent à fermenter dans la Suisse romande, et dont les échos un peu déformés arrivent jusqu'à Bâle.

La religion dans le canton de Vaud, à considérer les choses dans leur généralité, était alors bien plus affaire de formes et de convention que de vie individuelle profonde. Très peu d'incrédules quant à la doctrine, mais aussi très peu de chrétiens vivants, d'hommes et de femmes de foi ; et ceux-ci, chose assez bizarre, semblent s'être accommodés sans beaucoup de peine de l'indifférence générale. L'époque ne brillait pas par le zèle missionnaire. Ce qui, au contraire, inquiéta ces croyants un peu pâles, ce fut de voir la pâte jusqu'alors inerte commencer à travailler sous l'action des hommes du Réveil.

Depuis quelque temps, sous diverses influences, celle de la Société biblique du canton de Vaud, celle de traités traduits de l'anglais largement répandus dans le publie, un changement s'annonçait dans l'état religieux du pays. On se familiarise avec des « innovations », comme on dit, qui n'avaient rencontré jusqu'alors que froide désapprobation. En même temps quelques pasteurs, surtout parmi les jeunes - plusieurs sont d'anciens élèves du doyen Curtat - ne se bornent plus, en chaire, aux exhortations d'un moralisme paisible et d'une vague religiosité : ils annoncent l'Evangile d'une manière toute nouvelle, pressante, hardie. Le culte publicavec ses formes immuables ne leur paraissant pas répondre à la vie religieuse qui travaille quelques âmes, ils organisent chez eux des réunions de prière et d'édification. Initiative audacieuse, coupable même aux yeux du grand nombre, qui voit dans ces Conventicules, comme les appelle avec mépris le doyen Curtat, un outrage à la majesté du culte officiel et à celle de la loi. Deux camps se forment ; les esprits se montent de plus en plus.

Resté si Vaudois de coeur, Vinet s'intéresse fort à ces événements. Les lettres de son père, celles de ses amis, le tiennent au courant de ce qui se passe dans le canton; mais à distance il n'est pas facile de voir les choses tout à fait comme elles sont ; aussi est-ce moins en connaissance de cause qu'en vertu de ses impressions personnelles qu'il prend parti contre les novateurs qu'on affuble du nom de mômiers. D'ailleurs, ce sont les frères de ces piétistes de Bâle dont il écrivait à Leresche, il y a peu d'années, qu'on les reconnaît à vingt pas, et que si jamais il avait un pouvoir quelconque, moral ou extérieur, il n'épargnerait rien pour dissiper cette secte, ces orgueilleux qui trouvent au-dessous d'eux d'être chrétiens seulement, et qui ne parviennent qu'à se remplir la tête de faux mysticisme...

Pénétrons dans le cabinet de travail où, après ses leçons de la journée, il est en train de réfléchir à ce que lui racontent les lettres qu'il vient de recevoir. A Rolle s'est tenu l'autre jour, présidé par le pasteur genevois César Malan, un « conventicule» où les assistants ont eu l'inconvenance de prier pour leur redoutable adversaire, le doyen Curtat, en demandant à Dieu de lui faire la grâce d'aimer. Cette injure à son maître fait bouillir d'indignation le disciple. En vérité ! ces gens-là veulent prétendre que le doyen n'est pas chrétien, alors qu'il l'est bien autrement que tous ces méthodistes ! Son seul tort est d'y voir plus clair que d'autres. Le doyen a su démêler le but réel de ces traités en apparence anodins dont on commence à inonder les campagnes. Ces publications dangereuses sans en avoir l'air et qui menacent l'ordre public, ni plus ni moins, sont subventionnées par les Anglais : voilà ce dont presque personne ne se rend compte. Et tout cet argent qu'on recueille dans le pays sous prétexte de convertir des païens noirs ou jaunes ! autre invention hypocrite de l'Angleterre, qui vise à faire de l'Eglise vaudoise une annexe du méthodisme anglais, et par là à dominer le pays. Vinet est désolé d'apprendre que plusieurs de ses anciens camarades, et d'entre les plus sérieux, se sont laissé séduire par ces nouveautés. Il les blâme encore plus d'avoir oublié ce qu'ils doivent à l'homme excellent qui fut leur maître. Par son talent, plus encore par son zèle et par le désir qu'il avait de leur bien, M. Curtat s'élevait si fort au-dessus de leurs autres professeurs ! Vinet, si isolé quant à la pensée, dans le milieu bâlois, se rappelle avec émotion les heures qu'il a passées comme étudiant dans le cabinet du doyen. Rien de formaliste, rien de gourmé, dans ces causeries du mardi et du vendredi. Il se revoit arrivant avec ses amis chez leur maître, prenant en passant dans la chambre des catéchumènes quelques uns des bancs qui y étaient entassés, et les portant dans le cabinet où les attendait le doyen.

Assis au coin du feu, celui-ci ne quittait pas son fauteuil. Après une prière, il exposait le sujet de l'entretien du jour, et commençait sa leçon. A présent que lui-même enseigne, Vinet sent mieux le prix de cette méthode directe et vivante qui était celle du vieux professeur. Si autoritaire qu'il fût, il savait ne pas écraser l'esprit de ses élèves, les exciter à réfléchir, leur ouvrir des horizons. Sans ces leçons admirables, qu'il regrette chaque jour, Vinet sait bien que son esprit dormirait peut-être encore. Et c'est cet homme qu'on attaque, pour qui des fils ingrats se permettent de demander à Dieu de lui faire la grâce d'aimer ! Plus il y pense, plus il est outré. Lorsqu'un sentiment fort s'empare de lui, le geste ne se fait pas attendre. Il a vingt-quatre ans ; ce n'est pas l'âge où l'on se défie d'une impulsion généreuse. Aussi, faisant trêve aux réflexions, il saisit sa plume - on pourrait dire son épée - et il décharge son coeur dans un écrit de quelques pages, qu'il intitulera Lettre aux jeunes ministres vaudois.

La réprimande est verte, cinglante. On y sent frémir l'émotion du disciple qui voit attaquer un maître vénéré, et qui accourt à la rescousse. Entre autres reproches aux « jeunes ministres », ses anciens camarades, il blâme le curieux mélange d'humilité et d'orgueil dont font preuve, selon lui, ceux qui organisent ou fréquentent les « conventicules ».

... Il y a pourtant des moments où la vivacité est eu place, écrit-il a Leresche après avoir loué le calme que celui-ci apporte dans les discussions théologiques, et je ne doute pas que tu n'aies partagé mou indignation à la lecture du fatras intitulé Conventicule de Rolle, par le sieur Malan. La manière dont M. Curtat y est désigné et traité m'a ému la bile, et j'ai composé un petit écrit en forme de lettre aux jeunes ministres vaudois qui jouent un rôle dans ce drame (1).

« Curieux mélange d'humilité et d'orgueil », avait dit Vinet.

Le mot fit fortune aussitôt que la Lettre aux jeunes Ministres, publiée, fut connue dans le canton de Vaud. Les adversaires des prétendues sectes le répétaient avec joie. Pour eux, comme pour le doyen Curtat, le zèle des pasteurs doit s'exercer dans le cadre de l'Eglise nationale et selon les formes adoptées par elle, faute de quoi il devient dangereux et hautement répréhensible. L'autorité de l'Evangile et celle des ordonnances ecclésiastiques forment à leurs yeux un tout indissoluble : plus ils sont attachés à leur religion, moins ils admettent que d'autres soient pieux à leur manière, en dehors de l'Eglise établie. Aller chaque dimanche au temple, prendre la cène régulièrement, faire bénir son mariage et baptiser ses enfants : quand avec cela un homme a une conduite irréprochable, ils ne voient pas ce qu'il pourrait faire de plus sans tomber dans les excès d'un mysticisme ridicule et coupable.

Plusieurs des camarades de Vinet, actuellement dans les rangs des « Jeunes ministres » à qui la lettre était adressée, furent pas mal choqués de l'admonestation qui leur arrivait de Bâle. L'un d'eux, le pasteur Germond, écrit à son ami :

Oui, certainement, mon coeur a compris l'indignation que tu devais ressentir. Mais j'avoue que je n'ai pas si bien compris ton écrit lui-même. J'avoue qu'il m'a paru un peu téméraire à un jeune homme qui fait peut-être de la théologie la moindre de ses occupations de prononcer hardiment sur les questions les plus épineuses de cette science... D'ailleurs, mon cher Alexandre, comment as-tu pu te permettre de juger ce qui se passait chez nous à trente lieues de distance ?

Un autre ami, Dumont, écrit longuement à Vinet pour lui expliquer qu'il est dans l'erreur, tout comme le doyen Curtat, quant aux principes et à la doctrine du Réveil ; que celui-ci cherche bien moins à faire prévaloir une opinion dogmatique qu'à accroître l'intensité du sentiment religieux, et que s'efforcer de vivifier l'Eglise nationale n'est nullement se séparer d'elle.

Quant à Marc Vinet, il écrit à son fils :

En général, toutes ces discussions en brochures et en sermons comme ils sont aujourd'hui de mode ne font qu'ébranler les fidèles, donner des doutes très fâcheux à une foule de personnes qui n'en auraient aucun, et chez qui l'on doit se garder de les faire naître. Elles peuvent, en résultat, troubler la paix de l'Eglise. Garde-toi de t'y livrer jamais. Prêche selon l'Evangile et selon ton coeur, et laisse à d'autres le triste honneur de disputes si fort au-dessus de la portée humaine et si peu utiles pour le salut.

Tout cela fit réfléchir Vinet. S'il avait la promptitude de ses vingt-quatre ans, il était en revanche dépourvu, à un degré rare, d'amour-propre et de parti-pris. En voyant toute la vérité d'un côté, toute l'erreur de l'autre, n'avait-il pas lui-même fait fausse route ? Certes il ne regrettait pas d'avoir pris la défense de son vieux professeur ; mais il était moins sûr, maintenant, d'avoir eu raison dans le blâme plein de verdeur jeté sur ceux qui, dans l'affaire des conventicules, se séparaient du doyen. Germond d'ailleurs avait raison : à distance, les nuances échappent. la perspective est et en juge souvent tout de travers. Nullement combatif de nature, si ami de la concorde, au contraire, qu'il aurait voulu voir toutes les églises du Christ se donner la main, et qu'il faisait même alors le rêve d'une fusion entre catholiques et protestants, il remit sans regret son épée au fourreau. Il ne la reprendrait pas de si tôt : le temps, au lieu de mettre de la clarté dans ses idées, ne faisait que poser devant son esprit de nouveaux problèmes, de nouveaux points d'interrogation. Il était entré depuis peu dans la zone mouvante des recherches personnelles que tout esprit d'une certaine trempe est tenu de traverser avant d'atteindre la religion des hautes certitudes. Celles-ci, son sens religieux le lui dit, ne dépendent pas de l'intelligence. Pourtant, elles ne peuvent la contredire... Aspirations du coeur, besoins de la raison, exigences de la conscience, que d'inconciliables contradictions! Quelle complexité troublante dans l'ensemble des choses où sa candeur d'adolescent ne voyait, hier encore, qu'harmonieuse simplicité ! Comment ne pas s'égarer dans ce dédale ? Et quelle impertinence de se lancer dans la mêlée, quand on y voit si peu clair ! Heureusement, il y a mieux à faire : « Je suis décidé à ne plus rien lire de polémique, écrit-il à Leresche ; mieux vaut lire l'Evangile en simplicité de coeur. » (3)


(1) Inédit.

(2) Lettres, t. 1, p. 16.

(3) Avec l'entière bonne foi qui le caractérisait, Vinet devait désavouer nettement par la suite son attitude dans l'affaire du conventicule de Rolle. En 1832, à propos d'une polémique soulevée, il écrit au Nouvelliste Vaudois: « On tirait parti du plus ancien de mes écrits pour me mettre en contradiction avec moi-même. Cela n'était guère équitable. La date de cet écrit était reculée, j'étais si jeune lorsque je le composai, les choses et les gens ont marché depuis à si grands pas, qu'il eût été naturel,

en rapprochant cet opuscule de ce que j'ai publié plus tard, de conclure tout simplement que j'avais changé d'avis. Ceux qui, de 24 à 34 ans, ne modifieraient aucune de leurs opinions seraient dignes de beaucoup d'admiration ou de beaucoup de pitié. Je réponds à la lettre insérée dans le numéro du 9 mars :

1° Qu'en représentant la doctrine du conventicule de Rolle comme nouvelle et comme un curieux mélange d'humilité et d'orgueil. Je jugeais sans connaître et je jugeais mal;

2° Qu'en attribuant à certaines personnes le dessein de former une secte et de fonder (les conventicules, je portais un jugement téméraire ;

3° Qu'en défendant M. Curtat contre un passage où son caractère chrétien semblait mis en doute, je ne pensais nullement à faire l'apologie d'aucun écrit de sa plume. La première brochure de M. Curtat renfermait, sur le sujet de la

liberté religieuse, une doctrine que je n'étais point alors en état de juger.

Mes convictions se sont formées plus tard. Elles étaient à peine en germe dans mon esprit lorsque je publiai (en 1824) une brochure sur le respect des opinions. Elles se sont formées peu à peu, "sine" ira et studio. (Voir RAMBERT, P. 22-5).
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