Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

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Dans le bonheur de cette belle année, l'activité eut plus de part que la contemplation. Le mari et la femme, chacun à sa manière, étaient fort affairés. Excellente ménagère, Sophie tenait à ce que tout fût en ordre dans son petit intérieur ; et comme les ressources budgétaires se limitaient au traitement de son mari, c'est-à-dire à un peu plus de deux mille francs, l'obligation s'imposait de payer de sa personne. Elle ne songeait d'ailleurs point à s'en plaindre, besognant gaîment, à la fois fourmi et cigale. Vinet, pour sa part, allait d'un auditoire à l'autre, et, rentré chez lui, se reposait par la lecture du travail de la journée.

De théologie, il n'était guère question. Sur ce chapitre-là, il sentait bien que son bagage était mince, et que, pour être pasteur, il faudrait creuser bien des questions qu'il n'avait encore fait qu'effleurer. Ce serait pour plus tard. Et puis, serait-il jamais pasteur ? La passion des choses divines, qui couvait en lui, n'avait pas encore allumé ses hautes flammes : aussi est-ce avec délices qu'il se livre à cette autre passion, l'étude de la littérature française.

Il me semble que j'avais mille choses à vous dire et plus encore à vous demander sur les études qui à présent remplissent ma vie et dans lesquelles vous avez guidé mes premiers pas, écrit-il à M. Monnard. Elles ont tous les jours plus de charmes pour moi à mesure que je les connais mieux et que je puis m'y livrer sans distraction. La préparation théologique m'était une forte épine au pied jusqu'au milieu de cette année ; et pourtant j'aime la théologie et je ne l'abandonne pas ; mais il est si nécessaire à l'homme de lettres de n'avoir qu'une chose en vue ! L'unité de vue est inséparable de la liberté ; et la liberté seule développe et mûrit la pensée. Quel charme de marcher avec indépendance dans cette vaste, riche et noble carrière de la haute littérature, à laquelle se rattachent les questions et les idées du plus haut intérêt pour l'espèce humaine !... L'histoire littéraire, est, à la bien prendre, l'histoire du développement intellectuel d'une nation ; ce qui suppose l'examen et le rapprochement de toutes les époques... (1)

Malgré cette « partialité pleine d'amour » qu'il apportait, selon le conseil de Goethe, à son étude préférée, Vinet ne borne cependant pas ses travaux à cette seule étude. Il commençait à savoir l'allemand, que sa femme savait beaucoup mieux ; aussi la prend-il pour guide dans le monde si riche et pour lui tout nouveau, de la poésie allemande. Le soir venu, on s'installe sous la lampe. Sophie tire l'aiguille : elle se hâte, car il faut qu'une layette soit prête pour le milieu de l'été. Au bout d'un moment, Alexandre laisse tomber le livre qu'il lit à haute voix, des vers de Schiller ou le Faust de Goethe, et ou cause de l'événement merveilleux, on fait mille projets Où le petit être attendu tient la première place. Quelle fierté pour le jeune père, le jour où il conduira à Lausanne Sophie avec son fils dans les bras ! Car ce sera un garçon, la future maman en est sûre. Quelle joie pour les parents, pour la bonne Elise, pour Henri, dont la santé donne aux siens, hélas ! des soucis de plus en plus cruels... Mais Sophie lève sur le futur père en train de songer son regard souriant. La petite brassière qu'elle confectionne ne lui fait pas oublier que Monsieur le professeur, le soir, devient son élève. Il s'agit d'achever le poème de La Cloche, ou de commenter quelque sophisme de Méphistophélès. On se remet à la besogne, qu'interrompent, par-ci par-là, quelques baisers. Sophie n'oublie pas non plus que, le dimanche suivant, son mari remplace M. Ebray dans la chaire de l'église française. Il ne faut pas que la poésie fasse tort au sermon. Allons, à l'ouvrage ! Et on travaille ensemble, sans s'apercevoir que l'aiguille de la pendule sera bientôt sur minuit. Sophie suggère des corrections, il lui arrive même d'écrire tout d'un trait un passage qu'Alexandre juge le meilleur, et qu'il prononcera le dimanche, à la confusion de sa femme, sans y changer un mot.

Le sermon terminé, Vinet prend encore le gros cahier de ses Miscellanea, déjà à moitié plein de passages puisés dans ses lectures ou de pensées de son crû. Pour le coup, il est trop tard, et Sophie proteste. Mais quoi ! Au contact du génie des poètes qu'il vient de lire, enivré de son propre bonheur, le futur penseur sent germer cil lui tout un monde. Il trace en hâte quelques mots, que sa femme lit par dessus son épaule : « Le soir, des pensées nombreuses et fortes naissent dans l'esprit, comme la foule des astres, à la même heure, vient peupler les déserts du ciel... » Mais Sophie a soufflé la lampe.

S'il lit beaucoup de vers, français, allemands, lui-même, cette année-là, n'en fait presque plus. Son coeur est trop comblé, peut-être, sa vie déborde de trop d'intérêts immédiats, de trop de bonheur aussi... Il essaie pourtant quelquefois, mais sans aboutir à rien.

Mon Pégase est une rosse, écrit-il à Louis Leresche. Tu n'imagines guère combien il a baissé depuis quelques années. La pauvre bête a presque péri d'une indigestion de théologie : impossible de la monter.

Temps fortunés d'ivresse poétique
Où mes pensers se changeaient tous en vers ! (2)

Stérilité apparente, qui n'était que le travail de la germination nécessaire aux éclosions futures. L'âme adolescente qui s'exprimait tant bien que mal dans ces rimes faciles n'était plus l'âme du Vinet d'aujourd'hui. A son insu, un nouvel horizon sortait pour lui des brumes. De la clarté qui allait bientôt y monter, il. ne pressentait rien encore. Aussi, cette richesse prochaine, il la prend pour un appauvrissement.

Si la verve poétique semble tarie, en revanche la correspondance ne chôme pas. Entre le père et le fils, l'échange des lettres restait aussi actif que par le passé. L'excellent Marc Vinet prodigue au jeune ménage ses conseils, souvent judicieux, quelquefois un peu lourds et pédants. Quand il s'agit de son fils, aucun détail n'est trop infime. Qu'Alexandre n'élève pas trop la voix en donnant ses cours ; qu'il prenne des pastilles de réglisse très efficaces contre la fatigue des cordes vocales ; qu'il fasse suffisamment d'exercice, qu'il surveille son régime, surtout qu'il ne fume pas trop... Et il se lance dans une diatribe contre ce « vilain fumage, exclu à bon droit de toute société, polie, et qui rend puants ceux qui en ont pris l'habitude. » Et puis, Alexandre doit prendre garde aux excès de travail, ne pas prêcher trop souvent pour ce pasteur français qui semble enclin à abuser de la complaisance d'un jeune homme bien assez chargé par sa propre besogne. Qu'Alexandre se borne à donner ses cours... Pourquoi aussi se mettre en tête de rédiger une nouvelle grammaire française, quand il n'y en a déjà que trop ? Alexandre doit surveiller son besoin d'activité intellectuelle, cela pourrait devenir dangereux. Marc Vinet ne désapprouve pas, cependant, que son fils ait entrepris en collaboration avec M. Monnard, la traduction des Stunden der Andacht, de Zschokke, travail dont le développement intellectuel et religieux d'Alexandre ne pourra que se bien trouver ; et il communique au jeune homme à diverses reprises, l'impression que lui font telle ou telle des méditations du penseur chrétien zurichois.

Le bon père analyse aussi, pour en rendre compte à Alexandre, les sermons qu'il entend le dimanche à Lausanne, surtout ceux du doyen Curtat. « Les sermons de M. Curtat ont cela de propre, lui dit-il, que toujours avec un cadre tenant au dogme, il y tresse les devoirs de la façon la plus habile. (3) »

Ou bien :

Dans l'entretien que j'eus avec M. Curtat, je lui dis qu'un pareil discours devait exiger un bien grand travail. « Le plus grand travail, me répondit-il, n'est pas pour ce qu'on dit, mais pour ce qu'on ne dit pas. » Je comprends que dans un sujet très riche, et avec un esprit qui ne l'est pas moins, il est difficile de ne pas surabonder...

Ces détails sur le doyen, ces remarques sur ses sermons, intéressaient beaucoup Alexandre, qui y retrouvait un écho des leçons de ce maître vénéré. Pendant ses études de théologie, si vite interrompues, M. Curtat avait exercé sur lui, par sa piété autant que par la supériorité de sa lucide intelligence, une influence profonde. Tempérament autoritaire, il était de ceux que le mystère tourmente peu, et qui traitent volontiers de fendeurs de cheveux en quatre quiconque a la faiblesse de trouver de l'obscurité quelque part. Logique et révélation : en voilà bien assez pour se tirer d'affaires; tout le reste vient du malin. Cela suffit en effet pour faire un bon chrétien, et à la rigueur un bon professeur. Bon professeur, le doyen l'était; le seul reproche qu'on pût lui faire, c'était un dogmatisme trop accentué dans sa façon de penser et par conséquent d'enseigner. Aussi, sous sa férule, Alexandre avait-il pris une sainte horreur du non-conformisme. N'y a-t-il pas beaucoup d'outrecuidance à prétendre en remontrer à ceux qui valent mieux que nous ? Les missions en pays païen, qui procèdent d'un esprit tout nouveau, ne lui disent non plus pas grand'chose de bon. Il trouve qu'avant d'instruire les nègres, il ne serait pas mal à propos d'évangéliser l'Europe. D'ailleurs, dans ces nouveautés, il voit, ou du moins on lui a appris à voir l'Angleterre et ses visées politiques. Enfin, les « sectes » florissantes à Bâle, lui déplaisent étrangement, et il en redoute l'influence pour son cher canton de Vaud. Autant d'idées qui, sans qu'il s'en doute, sont moins les siennes que celles du doyen Curtat.

Ce sont aussi celles de Marc Vinet : raison de plus pour n'en pas mettre l'autorité en doute. Sophie, dans son for intérieur, n'est pas sans soupçonner ce qu'a d'excessif ce magistère paternel qu'elle subit aussi d'ailleurs, quoique d'une manière moins complète. Il lui semble qu'Alexandre ne donnera sa mesure et ne s'appartiendra vraiment que s'il peut un jour se soustraire à cette tutelle. Mais y parviendra-t-il ? En aura-t-il seulement le désir ? Chez ce père excellent, autorité et tendresse sont si étroitement mêlées qu'elles ne font qu'un. Commander, diriger, voilà pour lui le premier devoir d'un père, et la majorité de ses enfants ne l'en décharge point. Leur mariage non plus. Maintenant que sa nièce est devenue sa belle-fille, elle a sa large part des conseils, souvent pressants comme des ordres. Elle les écoute, elle s'y soumet parce qu'elle sent l'affection qui les inspire, et puis parce qu'Alexandre souffrirait trop d'un conflit ; mais il lui arrive quelquefois de pleurer en cachette.

Dans ses longues lettres, Marc Vinet ne se borne pas à donner des directions à ses enfants, ou à faire l'analyse des sermons du dimanche. Il raconte en détail tout ce qui se passe dans la famille ; il parle surtout d'Henri, de ce qu'on tente pour le mêler à la vie de tous et le rendre par là moins malheureux.

L'inactivité, dit-il, lui est surtout infiniment pénible. Il se désespère quand il n'a pas d'occupation. Je lui en procure autant que je puis, et son oncle lui donne aussi de temps en temps quelques actes à écrire, mais la saison est très morte à cet égard. Je viens d'employer un petit stratagème : M. Marquis avait cinq ou six cahiers de droit naturel et des gens d'après les cours de M. Carrard ; nous avons supposé que quelqu'un lui en demandait une copie nette pour la rentrée prochaine, et qu'il en paierait un louis. Henri s'est montré très disposé à se charger de la faire, et il y travaille depuis quelques jours. Cela remplira d'une manière doublement utile ses moments de vide d'ici à l'automne.

A l'automne, le pauvre garçon ne devait plus avoir besoin des affectueuses petites supercheries paternelles. Il mourait à la mi-octobre. La douleur des parents fut profonde, et celle du frère aîné si violente que Marc Vinet, quelques jours après, imposant silence à son propre chagrin, parle raison à son fils, l'invite à envisager comme une délivrance pour le malade l'événement qui leur coûte à eux tant de larmes. Et il ajoute en patois vaudois : Dieu in a zu pedy, Dieu en a eu pitié...

Trois mois avant ce grand chagrin, le jeune ménage et les grands-parents avaient eu la joie de saluer l'arrivée en ce monde d'une fillette qui reçut le nom de Stéphanie. Joie qui n'était pas sans mélange, car la « charmante pauvreté » chantée naguère par Vinet devenait du fait de cette naissance, une gêne pénible. En outre, Vinet fut à ce moment-là victime d'un accident plus que malencontreux, un coup qu'il se donna au bas ventre. Il avait bien autre chose à faire qu'à s'occuper de lui-même au milieu du sens dessus dessous qui régnait chez lui. Il ne se soigna pas, le mal empira; les médecins consultés plus tard furent maladroits; bref, cette fâcheuse aventure devait faire de lui un malade perpétuel et avec d'autres maux, peser sur tout le reste de sa vie. Mais on n'en savait rien à Lausanne, et les grands-parents sont tout à la joie.

Peu avant la naissance de sa fille, le jeune homme écrivait à son père :

On parle de lune de miel ; je ne crois pas me tromper en disant que nous ne serons pas moins heureux dans les dernières années du mariage que dans les premières, j'entends de ce bonheur qui naît de l'âme et qui est fondé sur l'harmonie des sentiments et des goûts. Il semble à Sophie et à moi que nous nous aimons bien plus et bien mieux qu'avant notre union et dans les premiers temps qui l'ont suivie. Nous n'avons pour ainsi dire pas une impression, pas une idée qui ne nous soit commune ; et cela ne ressemble point à l'abandon d'un premier amour, c'est comme une seconde nature qui s'est fondue dans la première. Il faut que J'avoue que cela tient beaucoup au caractère de Sophie. Mon inégalité d'humeur ou plutôt de pensée pourrait de temps en temps élever des nuages ; mais le calme et la solidité de ,ou esprit les préviennent. Du reste nous nous accordons l'un à l'autre, dans les détails de la vie, la plus entière confiance. Réciproquement sûrs de nos intentions, nous n'avons besoin sur aucun objet d'être en garde l'un contre l'autre. Nous n'avons fait aucune division de pouvoirs ; nous laissons à la nature des choses le soin de diviser nos fonctions respectives. Je ne conduis pas le ménage; mais je m'y intéresse, et je dis ma petite pensée sur ce qui se présente. Sophie est la dépositaire du trésor, mals nous en disposons de concert. (2)

(1) Lettres, t. 1. p. 8. 

(2) Inédit.

(3) Les fragments de lettres de Marc Vinet sont empruntés, pour la plupart, au livre de LECOULTRE, déjà cité, Le Père d'Alexandre Vinet.
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