Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

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Malgré le travail intensif qu'il avait dû s'imposer pour mener de front son enseignement et la préparation de ses examens, Vinet, au moment de subir l'épreuve, était inquiet. Il avait travaillé avec conscience, mais non pas avec cette passion qui emporte les obstacles. Ce n'est pas de l'exégèse ou de l'histoire de l'Eglise qu'il parlerait comme il parle de ses études littéraires dans une lettre à M. Monnard: «Si quelque chose a jamais pu me faire éprouver le sentiment de l'ivresse, ce sont les beaux vers. »

En cela, il est resté le même ; et ce n'est pas du tout à cela qu'il songe quand il dit à Leresche : « Ma manière de voir et de penser ont subi des changements considérables. » Il songe à ce monde des idées religieuses où, pendant un temps, tout lui semblait si clair, et où il a découvert en ces derniers mois de vastes régions d'ombre. N'écrivait-il pas l'été précédent :

Je dois l'avouer, en même temps que je vois avec plaisir mes idées se développer par l'étude, je sens avec chagrin que bien des notions se brouillent et se combattent, et sur beaucoup d'objets je suis exposé au plus pénible scepticisme. A vrai dire, j'en souffre plus que je ne m'en alarme... Après avoir dormi longtemps sur l'oreiller tranquille des préjugés ou des opinions faites, il faut bien qu'on s'éveille et qu'on discute. Est-ce un mal ? Je ne puis le croire. Si cet examen nouveau renverse bien des idoles, il conserve nos hommages à de justes divinités; Il nous les fait aimer davantage, il prévient l'indifférence où aurait pu nous entraîner une paresseuse et lâche confiance. Peut-être il en est des vérités qui nous ont été imposées comme d'une épouse que nous n'avons pas choisie. S'il en est de sacrées qui puissent courir quelque danger dans ce conflit nouveau, le sentiment les garantit et les conserve. Je suis bien aise, Monsieur, de pouvoir vous dire qu'il y en a pour moi plusieurs qui n'ont rien à craindre de la discussion, parce qu'elles se sont réfugiées dans mon coeur. Telles sont la religion et l'amour de la patrie. Et pourquoi me faudrait-il les appuyer d'un raisonnement ? Si Dieu les a placées dans mon coeur comme dans un asile inviolable où il veut les défendre contre moi-même, n'y aurait-il pas une grave inconséquence à les attaquer, tout comme à les étayer d'appuis étrangers ? Ne faut-il pas, en beaucoup de cas, se fier au sentiment comme à la raison ? (1)

L'étudiant ne se doutait guère, quand il traçait ces lignes, de tout ce que ce point de vue, auquel il reviendra, après un détour par les terres broussailleuses de la théologie, représenterait pour lui, auparavant, de difficultés de pensée et de laborieuses recherches. Elles sont comme un éclair qui illumine une région montagneuse vers laquelle il marche, mais qu'il n'est pas encore près d'atteindre. En attendant, il faut Coûte que coûte doubler le cap des examens. « Dieu tient dans sa main le coeur des rois, à plus forte raison celui des professeurs», écrit-il, essayant de se rassurer, au moment de quitter Bâle. Il sent les lacunes de sa préparation à bâtons rompus, peut-être même qu'il se les exagère. « Les Epîtres aux Galates et aux Ephésiens ne m'embarrassent guère, dit-il à Leresche, mais Ezéchiel et le Lévitique sont pour moi le pont du diable. » Et il ajoute dans la même lettre : « J'ai maigri ; et dans la vie active et tendue pour ainsi dire, que j'ai dû mener, ma physionomie a bien changé aussi. »

Un peu plus tard, joyeux malgré son inquiétude, Vinet fait en diligence, en sens inverse, la route qu'il a couverte près de deux ans auparavant, si triste, des larmes pleins les yeux et son orange sur les genoux. Après de longues heures de voyage, voici enfin le canton de Vaud. Adieu la sévère région des sapins ! Encore quelques tours de roue, et le Léman va déployer ses courbes et sa lumière enchanteresses. Une douceur latine, une bénignité ineffable flottent déjà dans l'air. Mais quels sont ces jeunes gens groupés au bord de la route comme pour attendre le passage de la voiture ? Penché à la portière, Vinet a reconnu ses camarades lausannois, et parmi eux ces amis que l'absence lui a fait encore plus amis, Isaac Secrétan et Louis Leresche, venus au-devant de lui jusque sur les hauteurs du Jorat. La voiture s'est à peine arrêtée devant une. grande vieille auberge aux volets verts, qu'ouvrant la portière d'une main impatiente, le voyageur est dans leurs bras.

Retrouver les amis, retrouver les parents, surtout retrouver Sophie qui de son côté vient d'arriver à Veytaux, tous ces revoirs mettent son coeur en fête. Il y eut là pour le fils, l'ami et le fiancé quelques-unes de ces journées radieuses dont la clarté reste au fond des prunelles même après qu'a disparu sous la ligne d'horizon l'astre éblouissant du bonheur. Une ombre, cependant, une seule, et assez légère : les examens à passer. Ils s'étendaient sur un espace de quelques jours. Sophie vient à Lausanne pour être renseignée plus vite ; n'est-ce pas son sort, à elle aussi, qui dépend du succès ?

« Quand tout aura bien marché, je sifflerai en montant l'escalier, » avait dit Alexandre au petit groupe ami qui, anxieux, attendait les nouvelles; et jour après jour retentissent les notes joyeuses, précédant le candidat qui grimpe les étages quatre à quatre. La dernière épreuve arriva : l'air sifflé eut ce Jour-là un accent de triomphe. Les examens étaient passés, et passés victorieusement. La cérémonie de la consécration eut lieu peu de jours après, puis Vinet, décidé à rester professeur tout au moins quelques années encore, reprit le chemin de Bâle. L'exil, bientôt, n'en serait plus un: il avait obtenu que son mariage serait fixé à l'automne. Le ménage aurait tout juste de quoi vivre ; en faut-il plus pour le bonheur ? L'amour est un luxe assez beau pour que l'on puisse se passer des autres.

Ainsi pensait le jeune homme en réintégrant sa chambre de pensionnaire qu'il se prépare avec allégresse à quitter bientôt. D'ici là, que d'occupations dans les loisirs que lui laissent ses cours ! Parcourir la ville et sa banlieue pour trouver un appartement, si possible une petite maison, digne d'abriter Sophie, c'est-à-dire ayant vue sur la campagne, sur le Rhin peut-être, dans tous les cas exposée au soleil ; acheter les meubles les plus nécessaires, les disposer de la manière la plus avantageuse ; orner un peu le nid... Là, Vinet se trouve assez emprunté. Il est bien plus habile à rêver le confort qu'à le créer en mettant la main à la scie et au rabot. Le mieux, en somme, est d'attendre Sophie : elle a tant de sens pratique, de savoir-faire, et aussi tant de goût ! D'avance, il prend possession par l'imagination de ce petit intérieur tout embelli de poésie. La veille, n'écrivait-il pas à sa fiancée :

Des meubles peu brillants pareront nos demeures,
Une horloge de bois y marquera les heures...
Charmante pauvreté, tu vaux bien la richesse ! (2)

La vieille formule « Une chaumière et ton coeur » est toujours celle du bonheur conjugal quand on a vingt-deux ans et qu'on ne sait encore rien des duretés de la vie.

Je suis à présent au milieu de tous mes Préparatifs de ménage, écrit le jeune homme à son ami Leresche, qui, lui, avait aussi terminé ses études et était déjà pasteur. Tu juges sans peine, toi Cul me connais, que je ne suis pas mal embarrassé. On finit toujours par se repentir d'avoir négligé la connaissance des détails de la vie ordinaire. J'ai loué un petit appartement dans le même faubourg que j'habite actuellement (le faubourg Saint-Jean). C'est une maison au bord du Rhin, la vue en est charmante et la position à la fois gaie et tranquille. (3)

Enfin se leva l'aube du 8 octobre 1819, celle du grand jour. Le mariage se fit à Lausanne, très simplement, le jeune couple entouré seulement des deux familles et de quelques amis. Comme Vinet l'avait désiré, ce fut Louis Leresche qui bénit les nouveaux époux, et ceux-ci, aussitôt après, prenaient le chemin de Bâle.

Idylle un peu grave, mais pourtant délicieuse, que cette première année de bonheur. Ce mari de vingt-deux ans et cette femme de vingt-trois avaient tout l'élan, toute la gaîté de leur âge, avec un sérieux et une force d'âme qui devançaient les années, et que les années sont loin d'apporter à tous. Marc Vinet, qui connaissait son fils, ne se trompait pas en jugeant « qu'aucune femme ne pouvait valoir Sophie pour le bonheur d'Alexandre. » Instruite, mais plus cultivée qu'instruite, comme étaient les femmes d'alors quand elles avaient travaillé, elle savait surtout comprendre, elle était prête à accueillir, sinon à adopter les idées d'autrui, à leur montrer, aussi bien Qu'aux personnes, un visage bienveillant. Aider les gens, arranger les choses, embellir la vie autour d'elle, c'est à quoi s'entendaient merveilleusement son charmant esprit et son coeur généreux. Surtout elle avait du naturel, de la spontanéité, c'est-à-dire de la grâce, et ce charme qu'exerce inconsciemment, comme le parfum sort de la rose, une âme parfaitement vraie. Son mari aimait à lui dire que sous ce rapport il ne la valait pas. Ainsi les lettres qu'elle lui écrivait, fiancée, « respirent la simplicité, dit-il, et sont pleines d'esprit dans leur naïveté, tandis que moi, j'avais le malheur de vouloir toujours composer, faire la phrase ; toutes mes lettres sentent l'écolier qui fait son thème. »

Et c'est un peu vrai. Les phrases trop bien balancées, les clichés à la mode du temps, ne répugnent pas encore à ce sincère dont le style, plus tard, méritera d'être appelé style conscience. A cette époque, il se reproche, dans ses lettres, de n'avoir jamais visité « la cabane du pauvre » ; il parle volontiers des « coeurs vertueux et sensibles », des « doux épanchements que procurent les relations de famille ». Mais bien vite - et Sophie, sans même s'en douter, va l'y aider - il purgera de ces tares légères son style et sa pensée. Dans le fond de son âme, Vinet n'est pas moins vrai que sa femme.

Au début de cette première année de ménage, la plus belle de leur vie, diront-ils plus tard, les jeunes mariés n'aperçoivent encore, de la réalité, que la face aimable et souriante. Choses et gens, ils voient tout en beau. Les Bâlois, plus sensibles que ne le laisserait croire leur carapace d'indifférence, ont su secouer leur apathie pour se mettre au niveau de la circonstance. Les fêtes, les solennités leur conviennent ; et Vinet avait d'ailleurs parmi eux plus d'amis qu'il ne pensait. Aussi fut-il très ému, en entrant avec Sophie dans la petite maison si sommairement installée avant son départ pour Lausanne, d'y trouver nombre d'objets utiles ou même de luxe, dons de ses élèves ou de leurs parents. Ici, c'est un beau déjeuner de porcelaine ; là, une « superbe gravure superbement encadrée » qui représente Jésus marchant sur les eaux : un élève y avait joint des vers français de sa composition, maladroits et touchants. A présent qu'il pouvait s'en passer, Vinet voyait abonder ces témoignages d'affection qui lui auraient fait tant de bien dans sa solitude. Mais il avait trop de coeur et de naturelle philosophie pour ne pas sentir tout le prix d'un bon procédé, quelles qu'en soient l'heure ou l'occasion. Pour la première fois depuis son arrivée à Bâle, il se sentait aimé; et il en jouissait profondément. « Je ne saurais te dire, écrit-il à Leresche, toutes les marques d'amitié que j'ai reçues. Tout cela m'attache à Bâle pour longtemps. »

Dans le petit ménage, la vie était étroite, mais, pour commencer, elle ne fut pas trop difficile. C'était encore cette pauvreté que, dans ses vers à sa fiancée, Vinet qualifiait de « charmante ». « Quel plaisir, dira plus tard Mme Vinet elle-même, quand, dans cette demeure pauvre et nue, l'état des fonds permettait l'emplette de quelque douceur inusitée ! Une commode, une table, devenaient l'occasion d'une de ces joies de ménage qui resserrent le lien conjugal et revêtent d'un charme impérissable le lointain trésor des souvenirs. »

Et le jeune mari de chanter :

Le vin pur qu'a mûri le sol de la patrie,
Quelques mets préparés par une main chérie,
Et le meilleur des mets, la cordialité,
Réveillent l'appétit, excitent la gaîté... (4)

Le sentiment seul importe, assure-t-il, seul il donne à la vie sa valeur :

Il fait le toit obscur rival du toit des grands.

Sur le «toit obscur » de la petite maison du Faubourg St-Jean allait briller, pendant quelques mois rapides, un ciel presque sans nuages.


(1) Quelques épisodes de la vie de Vinet d'après sa correspondance avec un de ces amis. Chrétien évangélique de 1858-1861. 

(2) RAMBERT, Alex. Vinet d'après ses poésies, p. 83.

(3) Inédit.

(4) Alex. Vinet d'après ses poésies, p. 84.
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