Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

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Voici donc Alexandre Vinet tout juste âgé de vingt ans, lancé dans la vie. Maintenant il s'agira pour lui non plus d'acquiescer, d'obéir, comme l'y portait sa nature, mais de se tirer d'affaires; non plus de suivre un chemin tout tracé, mais de se frayer sa route parmi pierraille, épines et ronces.

Pendant ce fastidieux voyage en diligence, bercé au trot régulier des cinq chevaux, respirant de temps à autre l'orange dont le parfum est encore quelque chose de Lausanne et des siens, il songe. Tout d'abord à ce passé si proche encore, si beau déjà ; les parents, les camarades, l'académie... Tout cela est derrière lui, il s'en éloigne à chaque tour de roue. Et au-devant de quoi est-il emporté au tintement allègre des grelots dont la gaîté l'importune ? Dans quelques jours à peine, il sera Monsieur le professeur. Collégien de la veille, il sait trop bien ce que ce mot peut représenter de déboires. Les tours pendables joués par ses camarades et par lui-même quelquefois à certains professeurs lui reviennent à l'esprit. Ah 1 ils ont été ingrats, stupides, insupportables... Comme ils ont peu compris ce qu'enseigner veut dire quand il s'agit de gamins de l'âge de ceux qui vont être ses élèves, et ce qu'un maître peut essuyer de déceptions et de dégoûts... Tous ne sont pas des pédagogues nés. Il arrive à certains d'être maladroits, même après une longue pratique du métier. Lui n'en a aucune. Saura-t-il s'y prendre ? Saura-t-il imposer le respect ? Ces petits Bâlois auxquels il va avoir affaire sans connaître leur. tempérament ni leur tour d'esprit, et qui pis est, sans savoir leur langue, comment réussir à les apprivoiser ? Pour eux, il ne sera pas seulement le maître, c'est-à-dire toujours un peu l'ennemi, il sera encore le Welsche. Or il y a dans ce mot une hostilité jalouse et méprisante qui d'avance lui serre le coeur. Pourtant il est si résolu à travailler avec eux ou malgré eux au bien de ces jeunes barbares, à les dégrossir, à les assouplir, à faire entrer dans leurs cerveaux, si durs soient-ils, le respect du français et cet amour des chefs-d'oeuvre français qui l'enivre lui-même, qu'à ses craintes succède un pressentiment de réussite. La carrière est malaisée, oui, mais il y descend avec ce beau courage, cette entière bonne volonté qui viennent à bout des obstacles. Et puis, malgré sa modestie, Alexandre Vinet, à vingt ans, sentait déjà sa force. La voix intérieure lui disait tout bas, mais nettement, qu'il n'était pas de ceux qui échouent devant des difficultés qu'il est possible de vaincre.

Les premiers temps n'en furent pas moins assez durs. Dans le milieu germanique de Bâle, rien n'était sympathique, congenial, comme disent les Anglais, au jeune Vaudois. L'accablante langueur que connaissent les Suisses romands exilés chez leurs confédérés du nord l'oppressa dès le débarqué. Que la lumière était terne ici, malgré le soleil d'août ! Combien plat le paysage ! Quelle morne indifférence sur les physionomies fermées ! Et quelle langue rebutante ! Quelle lenteur pesante dans les gestes et dans les allures! L'animation, le mouvement, la vie, enfin, manquaient partout. De loin, Lausanne, baignée dans la brume légère du souvenir, semblait presque une autre Athènes, brillante d'intelligence et de poésie. Mais ce qui manquait surtout au jeune homme, c'étaient les affections laissées là-bas. Dès le surlendemain du départ, la correspondance avait commencé entre le fils et ses parents. A une lettre d'Alexandre, Marc Vinet répond le 10 août :

J'avais un poids sur le coeur, je dirai presque l'imagination frappée de ce qui avait eu lieu la veille de ton départ, et surtout des larmes si pénibles pour nous deux que je t'avais vu répandre au moment de nous quitter. Je me repentais de t'avoir quitté dans ce moment, de n'être pas allé avec toi jusqu'au haut de la montagne. Dans cet état de mon âme, je t'aurais dit je ne sais quoi d'affligeant, alors même que j'aurais voulu t'égayer. Les traces de pleurs que j'ai remarquées sur ta réponse m'en ont fait verser à mon tour. Tâche, mon bon et cher ami, d'acquérir fermeté et courage. Je sens bien que tu es dans une espèce d'exil, mais s'il doit te conduire à un état meilleur pour l'avenir, nous n'avons pas à nous en plaindre... Aujourd'hui, je me suis surpris à vouloir embrasser ton portrait (1).

Oui, Alexandre était singulièrement dépaysé. Dans les premiers temps, il lui fallut beaucoup d'efforts pour surmonter sa mélancolie, et d'autant plus qu'à la tristesse de l'isolement se mêlaient mille petites difficultés matérielles. Il aurait voulu trouver une famille agréable, ou du moins cordiale, où prendre pension. A Lausanne, les jeunes étrangers n'avaient que l'embarras du choix. Mais à Bâle les familles ne reçoivent pas de pensionnaires, et aucun foyer ne s'ouvrit. Force lui fut de louer une chambre et de manger au restaurant, où il ne trouvait guère à qui adresser la parole. Après un repas vite bâclé, sa meilleure ressource est le contact rétabli par le moyen de la plume avec Lausanne, la famille, les amis.

Son père, nous l'avons vu, trouve sur son papier des traces de larmes... Il s'efforce pourtant de se secouer, de prendre les choses par le bon bout, mais il y réussit assez mal. Huit jours après son arrivée, il écrit à son ami Leresche :

J'ai beau me dire : Bâle est un canton de la Suisse, et la Suisse est mon pays ; je me regarde toujours comme un exilé. Jusqu'à nouvel ordre, s'entend, car lorsque j'aurai fait quelques connaissances dans cette ville, et que j'aurai parcouru les environs, dont quelques-uns rappellent de nobles et patriotiques souvenirs, j'espère pourtant que ce sol me paraîtra un peu plus helvétique. Il faut te dire que le caractère bâlois n'a pas tout à fait ce liant et cette aménité qu'on trouve assez facilement dans notre canton ; les gens sont ici absolument consacrés au commerce, tout entiers à leurs affaires, et par là même assez peu sociables et très flegmatiques. En échange on dit, et je le crois, que leur caractère est très solide... On m'a dit que lorsque quelqu'un a gagné leur estime il a aussi gagné leur amitié et qu'il peut compter sur eux ... (2)

En attendant, le bon Marc Vinet s'applique à distraire l'exilé et à remonter son courage. Il se lève à quatre heures pour pouvoir écrire à son fils, avant l'heure du bureau, de longues lettres pleines de détails sur la vie de la famille, sur les événements politiques, sur ses lectures, sur son appréciation aussi, souvent sévère, des travaux en vers et en prose, que lui soumet Alexandre. Prenant sur son sommeil déjà bien court, il lit avec enchantement un livre oublié aujourd'hui, les Inductions morales et phylosophiques de Keratry, et ne manque pas d'en parler à son fils : « Quel entraînement ou éprouve à cette lecture 1 Comme on se sent instruit, édifié, et, si j'ose dire, spiritualisé 1 Il me semblait être dans la région des aigles. »

Une autre fois ce sont de poignants détails sur la maladie du pauvre Henri, dont Alexandre se préoccupe, pour lequel il a consulté, de ses deniers, un des grands médecins de Bâle :

Quant à Henri, il est maintenant à son vingt-deuxième jour ; il a eu bien de la peine à résister ces derniers matins, ce qui fait prévoir un accès prochain. Le pauvre enfant a tellement l'habitude ou le souci de nous tirer de peine que même dans la nuit en dormant, lorsque ces vapeurs lui viennent, nous l'entendons nous dire: « Ce n'est rien, chère maman, ou cher papa, j'ai un peu mal à la tête, mais cela passera, cela passe. » C'est la larme à l'oeil que je te trace ces mots... (3)

En même temps que les lettres, c'est entre Lausanne et Bâle un constant va-et-vient de petits cadeaux: Alexandre envoie des livres, ses parents ripostent par des châtaignes ou quelques bouteilles de bon vin vaudois. A force d'économie, le fils absent parvient même à envoyer pour le nouvel an, le premier qu'il passe hors de Lausanne, un cadeau d'importance : une pendule !

Après la pendule, c'est une montre qu'Alexandre envoie à sa soeur, en l'accompagnant, selon l'habitude qui le tient encore, d'une pièce de vers :

A ma soeur, ma Minerve et ma constante amie,
J'offre ce don léger qu'accompagne mon coeur...

Ainsi, malgré l'absence, la vie de famille continuait. La place d'Alexandre n'est vide qu'en apparence: il est associé à tout ce qui se passe d'heureux, de gai ou de triste dans le logis de la rue du Pont. Son père lui écrit encore peu après le 1er janvier :

Nous avons passé seuls toute la journée et la soirée à la maison, sauf le service divin, auquel nous avons tous assisté. Nous n'avons presque pas cessé de penser à toi. Nous aurions bien désiré surtout de t'envoyer une tranche d'un gâteau que ta mère nous a fait dans sa tourtière. Nous ne savions pas encore et nous ne supposions pas que tu passais aussi solitairement ou plutôt avec nous seulement, cette même journée, Je croyais que tu aurais reçu pour ce jour quelque invitation. Heureux en pareille circonstance qui petit se suffire à soi-même !

A Bâle, le travail, peu à peu et assez péniblement, s'était organisé. On avait mis entre les mains du nouveau professeur, pour l'aider à s'orienter, un livret intitulé : Organisation du Gymnase et des Ecoles. Mais ce livret est en allemand, ce qui, écrit Vinet, « vaut pour moi du syriaque. » Enfin, ajoute-t-il, « je ne sais pas encore d'une manière précise ce que je dois enseigner dans les différentes classes ou auditoires. »

Tant au paedagogium qu'au gymnase, le jeune professeur avait vingt-deux heures de leçons par semaine. L'âge de ses élèves variait entre douze et vingt ans : les aînés étaient donc ses contemporains. Parmi ces jeunes gens, les uns possédaient assez bien la langue française, d'autres en avaient quelques notions; le reste l'ignorait tout à fait. Il fallut, au début, marcher prudemment et comme à tâtons sur ce terrain inconnu. Peu à peu, grâce à son tact, à la conscience scrupuleuse qu'il mettait à sa tâche, à son pouvoir de sympathie et à son ascendant personnel, le jeune homme put affermir son allure et s'avancer plus hardiment. Force lui était de tout improviser, n'ayant aucun principe pédagogique, et d'expérience pas davantage. Mais il avait ce qui vaut mieux que théories et diplômes, une claire intelligence et un coeur généreux. Ces qualités, assaisonnées d'une gaîté qui au moindre prétexte fusait en éclats de rire, l'eurent vite rendu populaire parmi son jeune monde. Par l'âge, il était tout près de ses élèves par sa valeur personnelle, il les dominait de très haut double raison de succès. Peu de mois après son installation, il pouvait écrire à Louis Leresche :

« Mes fonctions me deviennent toujours plus chères. L'intérêt des études auxquelles je nie livre et surtout l'affection de mes élèves, que j'ai eu le bonheur de me concilier, me font aimer le poste où la Providence m'a placé... Je puis t'assurer que la politesse et la bienveillance m'ont obtenu tout ce qu'on attend ordinairement de la plus exacte sévérité, jusques et y compris le respect... Bienveillance et dignité, voilà, je crois, ce qu'il faut chez un professeur (4).»

Tel que nous connaissons Alexandre Vinet, nous ne serons pas surpris d'apprendre que dès ses débuts, il ne se borna pas à s'acquitter strictement des devoirs de sa charge. Outre ses vingt-deux heures de cours, il trouvait le temps de donner aux moins avancés de ses élèves, à titre purement gracieux, des leçons particulières qu'il jugeait indispensables pour les mettre au niveau de leur classe ; aux plus forts, il faisait un petit cours supplémentaire de littérature. Ajouter généreusement quelque chose à la tâche obligatoire : ce secret d'y prendre goût, il l'avait trouvé dès le premier jour. De plus, il prenait part aux travaux de la Société biblique de Bâle ; il prêchait assez souvent pour soulager le pasteur français, M. Ebray, dont la santé était fort ébranlée ; il s'efforçait d'apprendre l'allemand ; il travaillait en vue de ses examens le grec, l'hébreu, l'exégèse ; enfin, peu après son arrivée, il fallut se mettre à la préparation d'un discours que le nouveau professeur devait prononcer à l'ouverture du paedagogium. Ce discours reflète quelques-unes de ses préoccupations du moment. Vinet y montre la nécessité, quand on aborde l'étude d'une littérature étrangère, de se dépouiller autant que faire se peut de ses préjugés, et même de faire abstraction de ses goûts. De peuple à peuple, on se juge souvent tout de travers parce qu'on se connaît mal, et on se connaît mal parce qu'on refuse de prendre la peine de s'étudier mutuellement...

Ce discours, que Vinet dut composer au galop et dont il n'était satisfait qu'à demi, fut cependant très bien accueilli de ses collègues et des autorités scolaires. Le nouveau professeur avait comme on dit, gagné ses éperons.

Mais ni le travail, ni le plaisir du succès, ni même les rires qu'il fait à l'occasion avec ses élèves dont plusieurs sont plutôt des camarades, n'ont raison de sa mélancolie. Communicatif comme il est, il souffre cruellement du désert qu'il sent tout autour de lui. Un peu plus, et il en tomberait malade. Comme tout se transformerait instantanément, si Sophie était là ! Mais il faut attendre, attendre... Il est encore si loin, le jour bienheureux où il sera marié ! A vingt ans, les semaines semblent des années, et les années des siècles. Crainte d'affliger ses parents, il ne leur laisse pas trop voir sa tristesse, mais il se dédommage avec Louis Leresche.

Voilà quelques jours que je suis dans une tristesse mortelle qui m'accable et me dévore. Je ne me sens de courage pour rien, pas même pour écrire une lettre... Cette ville est ennuyeuse au suprême degré. Je ne crains pas d'être démenti par ceux qui la connaissent, ni même par les plus affectionnés de ses habitants... (1)

Et à Sophie :

Aujourd'hui, après avoir terminé mon solitaire dîner, que j'entremêle de lecture pour le rendre moins ennuyeux, je me remets, en Limant une pipe, à vous écrire encore quelques mots en attendant que la cloche de trois heures m'appelle au sermon du soir ; à la suite duquel je reviendrai dans mon ermitage, où, après avoir goûté d'un peu de fruits, fumé de nouveau, écrit et lu, niaisé, pensé, chanté, rêvé, je me coucherai à neuf heures précises. Voilà qu'en peu de mots je vous ai fait toute l'histoire de mes dimanches. Vous voyez que les visites et la société n'y entrent pas pour beaucoup. S'il y a un lieu où l'on voie peu de monde et où l'on fasse peu de connaissances, c'est Bâle... Cette solitude absolue attriste et nous fait voir le monde comme un recueil d'êtres indifférents les uns aux autres. J'ignore si c'est la raison pour laquelle cette contrée me paraît froide et sans charmes, malgré ce qu'elle peut avoir de vraiment intéressant. Il me semble au moins qu'elle ne m'inspire pas. Je n'y trouve ni plaisir, ni facilité à écrire ; mes sentiments sont décolorés, mes idées confuses, mes conceptions stériles (5).

Il ajoute un peu plus tard, comme il était question de reculer par prudence la date du mariage qui lui semblait le port du salut :

Dix-huit mois à attendre me paraissaient déjà bien longs, j'aurais voulu les abréger ; comment consentir à les allonger encore ?... Croyez-moi, la seule pensée d'être bientôt réuni à vous me faisait supporter l'ennui d'une solitude à laquelle je ne suis pas habitué et pour laquelle je ne vaux rien... Je ne suis pas né pour être seul mon coeur se flétrit dans la solitude (5).

Et à sa mère :

Je ne vois personne. Je n'ai été invité dans aucune famille proprement dite, et pourtant je puis dire que je suis bien vu dans cette ville. Mais ce trait peint l'esprit de Bâle, vraiment étroit et égoïste, c'est le mot. Ainsi mes hôtes - le second pasteur français, M. Hory, reçu comme pensionnaire - vont souvent en société, et je ne les accompagne jamais. Je vous demande s'il cri serait de même à Lausanne Mais je n'en suis ni surpris ni affligé, car je ne fais point exception fâcheuse, et d'ailleurs ce genre de vie me conviendra de toutes manières ...

Mes moments les plus doux sont ceux où je me transporte au milieu de vous tous, dans l'intérieur du ménage, au milieu de ces relations domestiques qui forment le seul vrai bonheur de la vie. Car je n'ai point appris ici à penser autrement, et je regrette toujours les bonnes heures que je n'ai pas su passer dans ma famille... Notre table, notre appartement, nos meubles, que sais-je ? voilà ce qui me touche et me fait pleurer. J'ai donc un peu changé, bonne maman ; car je me souviens à ma honte que dans un certain temps j'avais la sottise de témoigner une sorte de regret de ce que nous n'allions pas de niveau avec d'autres personnes de notre condition. Comme je suis loin de ces idées, et combien me plaît mieux la simplicité de la vie ! (1)

Voilà déjà déracinées le peu d'herbes folles que la vanité - si on peut employer ce mot en parlant de Vinet - ait réussi à faire pousser dans le jardin de cette âme avide des biens véritables. L'amour a beaucoup aidé à ce nettoyage. Quand on s'aime, n'est-il pas délicieux d'être pauvre ensemble ? C'est l'avis d'Alexandre, et Sophie n'y contredit pas.

A d'autres égards encore, le jeune homme sentait sort point de vue se déplacer et son esprit s'ouvrir. Vingt ans, c'est l'âge où l'on s'essaie à penser. Un jour sans doute il laissa percer, dans une lettre à son père, quelque velléité d'indépendance en fait de théologie, quelque audace inquiétante, car Marc Vinet, effrayé, saisit sa houlette pour remettre dans le rang la brebis sur le point de s'écarter du troupeau :

Je me fais un devoir de t'avertir bien sérieusement de ne pas te constituer toi-même en théologien, de ne point, candidat an saint ministère dans le canton de Vaud, substituer tes opinions particulières à la doctrine reçue et enseignée dans ce canton. Souviens-toi bien et toujours que c'est cette foi ou doctrine que tu seras appelé à prêcher, et non ta manière de voir individuelle... Le serviteur de l'Eglise doit toute soumission à la doctrine reçue par elle, et ne peut sans félonie, sans crime, en dévier dans l'exercice des fonctions que l'Eglise lui a confiées. Garde-toi bien, mon cher ami, de toute innovation de doctrine, de toute exaltation d'opinion individuelle... (5)

Un pape n'aurait pas mieux dit que cet excellent huguenot. Alexandre Vinet lui-même ne semble avoir éprouvé aucune difficulté à s'incliner sous l'averse des admonestations paternelles. Au fond de sa conscience et de sa pensée, le besoin de liberté était encore endormi. Indépendance et irrespect, à cette époque, sont bien près de lui sembler synonymes, car il a le respect dans le sang. « J'étais né pour être fils, et fils obéissant toute ma vie », dira-t-il plus tard. Ce mot exprime bien ce qu'il était à un âge où il avait encore le droit de n'être que fils : non seulement fils très tendre de son père, mais fils de la pensée et des traditions léguées par les ancêtres. En attendant que sonne pour lui l'heure qui ne sonne pas pour tous, celle de l'affranchissement, il renchérit sur l'intransigeance de Marc Vinet et du doyen Curtat. Il écrit à Leresche à propos de la vie religieuse de Bâle :

Le mal est qu'il y a une foule de piétistes. Ces gens-là ont fait bâtir une maison où ils célèbrent leur culte apparemment ; ils s'y rassemblent plusieurs fois la semaine. La ville en est remplie, on les reconnaît à vingt pas... Si jamais j'avais un pouvoir quelconque, moral ou extérieur, je n'épargnerais rien pour dissiper cette secte, ces orgueilleux qui trouvent au-dessous d'eux d'être chrétiens seulement, et qui ne parviennent qu'à se remplir la tête de faux mysticisme et à détourner de la religion de Christ ceux qui sont disposés à y chercher cette nourriture saine et solide qu'elle donne avec abondance (5).

Mais les exigences de son travail ne lui laissent pas le temps de penser beaucoup aux mesures de rigueur qu'il prendrait à l'égard des piétistes, s'il avait jamais le pouvoir en main. Au bout de sa première année d'enseignement, il a des examens à faire passer, grosse corvée, pas mal émouvante pour un professeur de vingt-et-un ans :

Hier se sont faits pour la première fois les examens du paedagogium, écrit-il à Leresche. Il n'y en a qu'une heure pour chacun, de façon que tout s'est terminé dans la journée. Le mien n'a pas mal été, et les membres de la commission m'ont témoigné qu'ils étaient contents. Je me demande à présent : Leresche se représente-t-il bien ce pauvre Corpus si timide de matin de ses examens, à Lausanne, qui s'en va d'une contenance assurée interroger les étudiants devant un imposant auditoire ? Hélas 1 mon cher, les situations qui nous paraissent les plus merveilleuses perdent leur prestige lorsqu'on y est... (6)

Si respectueux qu'il fût par tempérament, Vinet, à cet âge déjà, savait fort bien se libérer des us et coutumes établis, quand il en voyait la nécessité. On trouve dans un des rapports officiels qu'il devait rédiger à la fin de chaque semestre ces mots un peu surprenants pour les vieux Bâlois représentants de l'autorité scolaire :

En traitant, dans la grammaire, la matière du participe passé, j'ai substitué un principe soigneusement développé aux règles nombreuses dont on a surchargé cet important sujet. En général, J'ai toujours mieux aimé poser des principes que donner des règles (7).

Et ailleurs

J'ai cru que, pour ]'intérêt d'un disciple, il faut faire honneur à son jugement, avoir l'air d'étudier avec lui, converser de coeur plutôt qu'endoctriner, accueillir les objections et les discuter d'égal à égal. L'enseignement a presque toujours eu la forme de la conversation, et s'est composé d'un échange de questions, de problèmes, d'objections et de réponses des deux parts sur la matière qui nous occupait 

Certes, ce n'était pas la méthode qu'on avait jusqu'alors appliquée dans les classes bâloises. Mais enfin, les élèves apprenaient le français, et par surcroît la plupart étaient enchantés. Ne faut-il pas juger l'arbre à ses fruits ? On laissa donc le jeune professeur traiter comme bon lui semblait la matière du participe passé.

Etudiant en même temps que professeur, Vinet avait préparé les examens qui lui restaient à passer à Lausanne. Ces épreuves représentaient un dernier coup de collier à donner. Au delà, c'était la terre promise.

Maigri par le « régime d'ascète et de bénédictin » comme il dit, qu'il s'est imposé deux années durant, atteint déjà dans sa santé - pendant de longues périodes il ne peut supporter que le pain et des fruits - niais débordant d'espérance, profondément heureux, Vinet profite des vacances pour courir à Lausanne s'acquitter de l'ultime corvée qui allait le mettre en possession du bonheur.


(1) Inédit.

(2) Lettres, t. 1, p. 1.

(3) LECOULTRE, ouv. Cité, p. 64.

(4) Cité par RAMBERT, Alexandre Vinet, p. 28.

(5) Cité par RAMBERT.

(6) Cité dans Famille, Education, Instruction, p. 510.

(7) Id., p. 524.

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