Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

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Dans cette période indécise qui n'est plus l'adolescence sans être encore la vraie jeunesse, la plante humaine, quand elle est riche de sève, pousse en hauteur, en largeur, vivace et drue. Le jeune Vinet se développait dans tous les sens. Affections, beauté, pensée, autant de royaumes dont il lui semblait n'avoir fait jusqu'alors qu'entrevoir les richesses, et qui s'ouvraient à son besoin de conquête. De larges pans du tableau de la vie et du monde se découvraient à ses yeux l'un après l'autre ; mais ce qui le captivait plus que tout, c'était l'homme. Il l'étudiait d'un regard lucide, curieux, déjà baigné cependant d'une sympathie toute prête à mériter le nom plus beau de charité.

Quant à son développement religieux, il était encore fort incomplet, aussi ne sentait-il guère les lacunes de l'enseignement passablement vide donné à la faculté de théologie. Son idéal religieux d'alors aurait pu s'exprimer par un mot encore à la mode et que lui-même emploie souvent, le mot si dix-huitième siècle de «vertu ». Religieux de tempérament, chrétien autant qu'on peut l'être avant d'avoir souffert, conscience et nature, chez lui, se confondant à peu près, la vie chrétienne ne lui apparaît point comme un combat, mais plutôt comme une belle promenade sur un sentier uni, montant en pente très douce pour aboutir au merveilleux plateau du monde avenir. « Une vie paisible et heureuse dans son presbytère... » aimant tout ce qui est bon, tout ce qui est beau surtout, voici, depuis qu'il aime Sophie, ses ambitions d'avenir. Ce n'est pas alors qu'il écrirait ces lignes, qu'on trouvera plus tard dans son étude sur Jean-Jacques Rousseau : « L'homme le plus ébloui et charmé de l'éclat d'un diamant n'est pas pour cela le plus disposé à s'ensevelir, le pic à la main, dans la mine où le trésor est tiré. Le diamant est beau, mais la mine est sombre. Le sentiment du beau moral n'est que l'imagination appliquée à la face poétique de la vertu. »

A dix-neuf ans, Alexandre Vinet, ardemment épris, lui aussi, de beau moral, est très aimablement «vertueux », et compte bien le rester, sans plus d'effort, pendant toute son existence. Il aime à aimer et à être aimé, besoin qui le rend serviable, chez lui, parmi ses camarades, auprès de ses professeurs. Aussi ne le voit-on jamais bouder à aucune corvée. C'est lui qu'on met toujours en avant dans les cas difficiles, dont il est rare, sa finesse aidant, qu'il ne sorte pas à son honneur. Il prêche de temps à autre, comme y sont tenus les étudiants en théologie, mais à vrai dire avec une médiocre onction. Pour se rendre compte de la ferveur qu'il apporte à ce saint exercice, il n'y a qu'à le voir escalader la chaire, leste, désinvolte, plein d'assurance. Rien du prophète dont les lèvres ont été touchées par le charbon de feu.

Les cours qu'il suivait à la faculté étaient peu faits pour lui ouvrir d'autres horizons. « L'enseignement y était très sage mais sans hardiesse et sans grand souffle, plus philologique et philosophique que religieux, au total assez terne et sec, dira-t-il plus tard. On combattait le rationalisme du XVIIIe siècle, Paulus et son école, mais l'influence du magnifique réveil de la théologie allemande ne se faisait pas encore sentir. » De critique biblique, point ; la critique, d'ailleurs, était à peine inventée, et les chaires lausannoises n'en soupçonnaient pas l'existence. De psychologie religieuse, pas davantage, non plus que d'histoire de la pensée et des dogmes. On vivait sur un vieux fond d'idées, de doctrines étrangères à la vie, doctrines d'ailleurs tenues pour révélées, et par conséquent intangibles.

Cet enseignement aboutissait à former ces pasteurs genre « Vicaire de Wakefield », avec addition, pour les mieux doués, de quelques éléments « Vicaire Savoyard ». Braves gens exempts de toute raideur ascétique, qui menaient douce, sinon joyeuse vie, dans les riantes cures vaudoises, taillant leurs rosiers, cueillant cerises ou poires au gré des saisons, et ne se faisant scrupule ni des bons dîners, ni des longues stations à la cave, en compagnie d'amis, autour d'un fût de vin de Lavaux ou d'Yvorne. On gagnait honnêtement son petit traitement en prêchant avec exactitude le dimanche, en mariant les gens, cri baptisant les nouveau-nés, et en enterrant les morts. Pour le surplus, on était un bon vivant comme un autre, et qui eût même rougi de se donner des airs d'apôtre inspiré.

Sur ce fonds de teinte neutre que formait le corps ecclésiastique vaudois s'enlevaient quelques figures plus hautes, d'un relief plus accusé. Parmi celles-ci, le doyen Curtat était au premier rang. Marc Vinet prisait fort l'éloquence du doyen, logicienne, mais en même temps chaleureuse. Il aimait cette parole autoritaire, qui tranchait les questions comme à coups de sabre, et dans le sens où lui-même, Marc Vinet, estimait qu'il fallait les trancher. Aussi, quand M. Curtat prêchait dans l'un ou l'autre des temples lausannois, toute la famille Vinet, père, mère, fils et fille, ne manquait pas d'aller en corps s'asseoir au pied de la chaire. Alexandre prenait là d'excellentes leçons d'éloquence sacrée. Son père, au retour, analysait le sermon, en louait la belle ordonnance ; la bonne Mme Vinet disait doucement que ce, qui l'avait le plus touchée, c'était tel passage où la voix du prédicateur, suppliant les pécheurs de se laisser sauver par le sang du Christ, avait tremblé.

Le doyen ne se bornait pas à prêcher. Sans être professeur en titre, trouvant insuffisantes les leçons que la faculté de théologie offrait aux étudiants, il les réunissait chez lui pour leur donner gratuitement un supplément d'instruction. Alexandre Vinet, séduit par le talent du doyen et par l'intérêt qu'il témoignait à ses élèves, ne manquait aucune de ces séances. Les affirmations absolues du maître lui semblaient l'expression de la vérité même : il n'avait aucune envie de les discuter, et faisait siennes avec empressement des opinions qui avaient pour elles la tradition et l'assentiment d'hommes dont il sentait la supériorité. L'instinct novateur qui travaille la jeunesse n'est bien souvent qu'un reste de ce besoin de détruire qui pousse les enfants à briser jouets et vaisselle. La vie n'y est pas, mais seulement sa caricature. Laissez passer quelques années, et ceux que vous preniez pour de futurs réformateurs vous étonneront par leur inaptitude à la moindre révolte en face des arrêts du grand nombre. Vinet devait suivre une marche inverse, plus normale et plus rare. Respect tout d'abord, et par respect, soumission de l'intelligence qui ne se sent pas capable de marcher seule. Puis peu à peu les forces viennent, et on se libère. Rien n'empêchera ceux-là d'aller loin sur la route peu à peu déblayée, au bord de laquelle les petits iconoclastes de jadis, aujourd'hui ankylosés, sont depuis longtemps accroupis.

Malgré tout, ce n'est pas à la théologie, c'est à la littérature que Vinet persiste à donner son coeur. Et en faisant de la théologie, puisqu'il faut en faire, il trouve encore le moyen de faire de la littérature. « Gémissant de voir les saints livres traduits d'une manière aussi imparfaite», comme il dit dans son style d'alors, il fonde parmi ses camarades une petite société qui entreprendra une nouvelle traduction de la Bible.

Mais Racine ! qu'on ne lui demande pas de lui être infidèle. Il l'aime d'un de ces amours contre lesquels rien ne peut rien, parce qu'ils sont nés avec nous dans les profondeurs de l'instinct, et grandissent en nous en même temps que la raison. A une jeune fille dont il a appris qu'elle aussi aime Racine, il envoie ces vers

Vous qui brillez à votre aurore
Par les grâces et par le goût,
Vous qui savez, si jeune encore
Qu'être belle, ce n'est pas tout,
Et qu'aux attraits de la figure
Dons aimables de la nature,
Il en faut joindre de plus beaux
Toujours frais et toujours nouveaux
Charmante Iris, je vous salue.
Un ami m'apprit, l'autre jour
(Et j'en ai l'âme encore émue)
Que pour Racine un saint amour
Dès longtemps vous avait charmée... (1)

Après le grand siècle, le monde cependant ne s'est pas arrêté de tourner. On était en juin 1817, et Mme de Staël venait de mourir. Le jeune poète saisit sa lyre et improvise quelques strophes où sonne comme un écho du Capitole et du Cap Misène :

Qu'entends-je ?
0 triste renommée !
L'illustre Corinne a péri,
Déjà sa perte est consommée...
La mort triomphante a souri.
L'aigle hardi dont la paupière
Dévorait l'ardente lumière
Du ciel est tombé dans les mers...

Une occasion de rendre un hommage publicà ses dieux allait s'offrir bientôt à l'adorateur de Racine. Rentrant de Longeraie, le jeune homme trouva en rumeur le Lausanne académique et littéraire. Il s'agissait de repourvoir la chaire de littérature française. Le plus distingué des candidats était M. Charles Monnard, qui ayant à traiter dans une dispute publique des causes de la décadence du goût, avança quelques idées qui choquèrent le jeune Vinet. Celui-ci assistait à la séance au milieu d'un publicnombreux où se trouvait aussi, à l'insu de son fils, M. Vinet le père. Soudain on voit se lever un grand jeune homme qui prend le parti des classiques, mais avec des arguments sortant si bien du conventionnel, si empreints de modernisme, aurait-on pu dire si le mot eût été inventé, que l'assistance en frémit. Quant au pauvre Marc Vinet, bouleversé d'une audace pour lui presque criminelle, il dut quitter la salle en hâte, crainte de prendre mal. Et quel abattage quelques heures plus tard, quand le téméraire réintégra le logis paternel ! Force lui fut de prendre sans délai sa meilleure plume et de rédiger une belle lettre d'excuses.

M. Monnard était homme d'esprit. Bien loin de garder rancune à son fougueux adversaire, il lui voua dès ce jour une estime toute spéciale. Si bien que quelques mois plus tard, ayant à procurer un professeur de langue et de littérature françaises au gymnase de Bâle, il proposa pour ce poste le jeune Alexandre Vinet.

Langue française, littérature... Voilà de quoi tenter un garçon qui tout en faisant sa théologie, ne rêve que belle prose et beaux vers. N'était-ce pas une porte miraculeusement ouverte sur une carrière littéraire qui l'aurait séduit, pour être franc, bien plus que celle de pasteur ? Cependant la sagesse conseillait de ne pas quitter à la légère un chemin sûr, au bout duquel s'apercevait le presbytère où l'on comptait mener, avec Sophie, « une vie heureuse et paisible». Après tout, il n'était pas impossible de tout concilier. On pourrait accepter, au moins à titre temporaire, la flatteuse proposition de Bâle ; et, tout en donnant ses cours au paedagogium et au gymnase, le jeune homme préparerait les examens qui au besoin lui assureraient un poste de pasteur dans le canton de Vaud.

 

Hélas, pour exécuter ce plan de campagne, il fallait partir ! Quitter le nid où, malgré les ailes en train de lui pousser, le jeune oiseau se sentait si bien, protégé contre les intempéries, les dangers... Sa nature affectueuse, et d'une modestie presque invraisemblable, lui rendait l'obéissance légère. Son père avait beau continuer de régner sur lui, comme sur toute la maisonnée, un peu despotiquement, cette tyrannie était accompagnée de tant de droiture, de bonté, de fierté inexprimée aussi pour le fils dont il sentait la valeur, que ce fils n'avait aucune envie de secouer ses chaînes. Il aimait à les sentir au contraire, comme on aime, arrivé sur la haute plate-forme d'une cathédrale, à sentir autour de soi un garde-fou. Et puis cette mère qui veillait à tout, arrangeait tout, ne demandait jamais rien, mais qu'un baiser de son grand fils comblait de joie... Cette soeur aussi, la chère Elise, toujours active et complaisante; et Henri enfin, malade, hélas ! toujours plus malade, et qu'on ne parvenait pas à guérir... Il y avait aussi les camarades, et parmi eux ces plus que camarades, Louis Leresche, Isaac Secrétan... Et il y avait Lausanne, ville romande, où l'on parle et pense en français, et le Léman, patrie de tout coeur vaudois ! Il était dur, très dur, de tourner le dos à tout cela. On en causa longtemps en famille; enfin, examinée sous toutes ses faces, la chose fut jugée raisonnable. Dans cette maison, la raison avait toujours le dernier mot. Imposant silence au chagrin, aux regrets, on accepta.

Le départ eut lieu le 30 juillet 1817. Il fut douloureux. Les séparations qui s'accomplissent aujourd'hui allégrement, rendues presque insignifiantes qu'elles sont par les facilités de transport, représentaient alors de gros chagrins. En mettant tout au mieux, on serait une longue année sans se revoir. Grand sacrifice, pour des parents et un fils très attachés les uns aux autres, et qui ne se sont jamais quittés ! Car le séjour de Longeraie, aux portes de Lausanne, n'avait pas été une vraie séparation. Il y eut de part et d'autre beaucoup de larmes versées. Les parents, la soeur, le frère, accompagnèrent Alexandre à la diligence. On l'avait lesté de provisions, de petites douceurs qui tromperaient les longues heures recluses de cette journée d'été. Mais le bon père, désireux de faire encore mieux, court au dernier moment acheter une grosse orange dont le jus et le parfum, dans la chaleur étouffée de la voiture, seront agréables au voyageur. Quand il revint avec son orange, la diligence s'ébranlait : c'est tout juste s'il eut le temps de jeter le fruit, par la portière, sur les genoux d'Alexandre. Pendant de nombreuses années celui-ci devait conserver, dans un tiroir de son secrétaire, la pelure séchée de cette orange.

(1) Inédit. 
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