Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE Il

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Passionné de belle prose, plus encore de beaux vers, Vinet, entre quinze et dix-huit ans, fit une consommation énorme de poètes et de grands écrivains. Il lisait aux heures de récréation, dans sa chambre et chez son ami le libraire, souvent jusque sur les bancs de l'académie, quand par aventure le cours ne l'intéressait que médiocrement. Les classiques français et latins, les petits poètes de l'Empire, puis Chateaubriand et Mme de Staël, deux astres qui montaient à l'horizon, il s'emparait de tout, du meilleur et du pire, heureux pour l'instant d'engranger, et remettant d'instinct à plus tard le triage auquel préside l'esprit critique, et dont l'heure ne sonne que trop tôt, avec celle qui marque la fin de la véritable jeunesse. Mais loin de ressembler à ces terres pauvres qui absorbent pluies et rosées sans que leur fertilité en augmente, l'adolescent était déjà travaillé du besoin de produire, d'exprimer tout ce que la vie et ses lectures jetaient en lui pêle-mêle.

On l'a remarqué bien souvent : avant de se traduire eux-mêmes, les grands, aussi bien que les petits, commencent toujours par imiter quelqu'un, et avec d'autant plus d'application que leur admiration d'autrui est plus naïve et fervente. Vinet ne devait pas plus qu'un autre échapper à cette règle. On sent dans ses premiers essais de vers l'influence des poètes alors à la mode, qui ne sont pas des meilleurs. Ni Vigny, ni Lamartine, ni Victor Hugo n'étaient encore sortis de l'ombre. Les admirations juvéniles devaient donc, parmi les vivants, s'adresser à de moindres seigneurs, tels que Delille et Millevoye. Plus accessibles, plus familiers, ceux-ci étaient d'ailleurs mieux faits, peut-être, pour apprivoiser un jeune talent.

Sans posséder, quant à l'expression, de vrais dons de poète, Vinet avait le vers facile. Aisance, grâce, une certaine adresse de facture caractérisent ces petites productions qui promettent un talent aimable, mais sont fort loin d'annoncer la force grave, passionnée, chargée de pensée et de conscience qui fera plus tard la vivante originalité de Vinet prosateur. Les qualités que nous venons de dire, qualités gracieuses et à mi-côte, ne lui en avaient pas moins valu, parmi ses proches et ses camarades, une petite notoriété assez flatteuse pour éveiller chez l'adolescent une timide ambition de célébrité future. Est-il possible d'avoir dix-huit ans, d'adorer la beauté, et de ne pas rêver la gloire ? A ce rêve n'était mêlée aucune ombre de vanité. Simple, affectueux, d'une obligeance à toute épreuve, Vinet n'a pas de plus grand plaisir que de mettre son petit talent au service des camarades. Les étudiants se voient-ils imposer quelque corvée, discours de fête, remerciements ou compliments à un professeur ? Mis en avant aussitôt, il s'exécute de bonne grâce. Reçu membre de la Société de Philosophie, société d'étudiants qui tenait séance tous les huit jours, il ne boude pas à la besogne que lui impose cet honneur, et maints travaux sortent de sa plume, par lesquels s'exerce et s'assouplit sa pensée juvénile. Aucun de ces essais ne nous a été conservé ; mais nous avons bon nombre des vers où l'étudiant, presque enfant encore, chante sans qu'une fausse note lui échappe et sans jamais enfler sa voix, la patrie vaudoise, le bon vin vaudois, la liberté, le tabac... et l'amour, un amour innocent, un amour pur, un amour tout blanc, pourrait-on dire. Il envoie à une jeune fille, sa cousine, des vers intitulés « Les chagrins de l'absence»

Je veux chanter les douleurs de l'absence,

Fuir la gaîté, le plaisir, le bonheur..

Tout oublier, tout, excepté Constance,

Et lui donner et mes voeux et mon coeur.


Ailleurs, pour célébrer la gaîté franche des soirées d'étudiants :

Je sais qu'on est ensemble

Plus heureux de moitié,

Quand le destin rassemble

Bacchus et l'amitié.

Joyeuse chansonnette

Anime doux festin,

Pour moi, dans chaque fête,

J'apporte un gai refrain...


Ces innocentes bagatelles ne faisaient pas tort au travail. Son goût très franc pour tous les beaux plaisirs n'empêcha point Vinet d'être, tout jeune déjà, un grand laborieux. Il suppléait à sa manière, par les livres dont il s'entourait, à ce que ses cours à l'académie avaient d'insuffisant ; et ces lectures lui fournissaient souvent l'idée de quelque travail personnel qu'il s'appliquait à mettre sur pied tant bien que mal, recueillant force éloges de ses amis étudiants, et force critiques de Marc Vinet, qui blâmait le plan, le style, dépistait les locutions vaudoises, et n'en était pas moins, dans le secret de son coeur, tout fier de son fils. Enfin, pour augmenter un peu ses maigres ressources, le jeune homme donnait des leçons particulières à des étudiants plus jeunes ou moins avancés que lui.

Quant à ses cours de théologie, il les suivait avec application, sinon avec beaucoup de zèle. Religieux de tendances personnelles, aussi bien que d'éducation et de tradition, il croyait sincèrement avoir tout ce qu'il faut pour embrasser la carrière pastorale, qu'il envisageait comme une carrière, en effet, bien plus que comme un apostolat. Son père l'avait choisie pour lui ; et lui-même, habitué qu'il était à l'obéissance, attiré aussi par la perspective d'une vie studieuse, utile, paisible, avait dit oui sans difficulté. A cette époque, l'idée qu'il se faisait du pasteur était celle d'un homme bienfaisant, scrupuleux dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, doucement attendri et reconnaissant en face des beautés de la nature, mais point dévoré par le « zèle de la maison de Dieu. » « Jouir d'un état honorable et tranquille, heureux dans son presbytère », telle est, d'après ses propres paroles, son ambition pour l'avenir. Cet espoir de se faire un nom qui l'avait effleuré naguère, ne le touche déjà plus beaucoup. Il l'a dépassé. Son regard ne s'élève pas encore beaucoup plus haut que la terre, mais il entrevoit du moins quels sont ici-bas les vrais biens : les affections de famille, le travail pour le travail même, enfin et surtout l'amour.

Car Alexandre Vinet, avant d'avoir accompli sa dix-huitième année, était déjà fiancé. La docilité qu'il avait mise à faire sien, quant à sa carrière, le choix paternel, il la mit à aimer la fiancée que père et mère lui choisirent vers le même temps. Cette fiancée était sa cousine, Sophie De la Rottaz, fille d'une soeur de sa mère.

Dès sa petite enfance il avait eu pour elle une amitié toute prête à se changer en tendresse. D'un an l'aînée de son cousin, Sophie l'attirait, et plaisait à tous, par sa vivacité intelligente, sa cordiale et délicate bonté. Jolie? On oubliait de se poser la question, charmé qu'on était par le beau teint tout brillant de santé, par le regard direct des grands yeux bruns qui disaient tant de choses. Avec cela cette raison, cette énergie dans la douceur qui sont les plus précieuses garanties du bonheur que l'on saura donner dans la vie à deux. Pas de dot, mais une belle santé, et ce sens pratique des ménagères qui semble se jouer à faire sortir le plus du moins, et accomplit au salon, à la cuisine, au jardin, de petits miracles journaliers. Certes Marc Vinet et sa femme pouvaient bien croire travailler au bonheur de leur fils en lui choisissant, selon la parole biblique, « une femme de son pays et de sa parenté » ; et si le sang de la famille avait été aussi pur que celui des patriarches, il est probable que leur calcul ne se fût pas trouvé en défaut. Mais alors, sans doute, pour le futur ménage, la vie eût été trop belle...

Une lettre de Marc Vinet à son beau-frère De la Rottaz, père de Sophie, et adressée à Veytaux, où demeurait la famille, nous raconte la façon dont ce pater familias à la romaine bâcla en quelque sorte la cérémonie des fiançailles :

Cela a eu lieu à la suite d'un entretien que j'eus hier au soir avec Alexandre. Je l'ai trouvé dans les meilleures dispositions... Ce matin, pressé par le temps, parce que je voulais opérer avant leur départ pour Céligny, et pouvoir vous en écrire, j'y ai procédé avec trop peu de précautions quant à Sophie. Ils ont été émus, surtout Alexandre, qui a pleuré à chaudes larmes lorsqu'on a manifesté des doutes sur la liberté ou la constance de ses voeux. J'ai été presque ému à mon tour... (1)

Aussitôt fiancés, les jeunes gens se séparèrent. Il ne pouvait être question de mariage avant quelques années, puisqu'Alexandre, à cette date du 3 juin 1815, avait à peine commencé ses études de théologie. Quant à Sophie, elle retournait dans le canton de Thurgovie, à Ober-Castel, où une famille amie, les Schérer, lui donnait, en échange de petits services, l'occasion de terminer son éducation.

La correspondance des fiancés, dans les premiers temps de cette séparation, ne nous a pas été conservée. Quelques lettres de Marc Vinet à sa future belle-fille, en revanche, nous renseignent en ce qui concerne Alexandre. Il écrit :

Restez pour votre cousin ce que tout m'annonce qu'il reste pour vous. Jusqu'ici, nous n'avons qu'à nous louer de sa conduite. Vous, vos parents, ses études, le travail de la maison : voilà je crois les objets de ses pensées. Quant à moi, je cherche dans ma conduite avec sa mère à lui montrer le moins mal que je puis celle qu'il devra tenir avec vous, et les habitudes qu'il prend dans la maison seront, j'espère, un acheminement au tranquille bonheur qu'il doit trouver dans celle où vous remplacerez sa bonne mère (2).

Vers cette époque, un grand malheur atteignit la famille Vinet: Henri, le second fils, si brillant dans son enfance, ne se développait pas comme on avait eu le droit de s'y attendre. Des accidents nerveux survinrent, de plus en plus inquiétants. Enfin la cruelle réalité s'imposa : le malheureux garçon était atteint d'épilepsie. Dès lors un voile sombre est tendu sur la maison où l'on avait été si heureux.

Sans le malheur d'Henri, nous serions aussi heureux en famille qu'on peut désirer de l'être, écrit Marc Vinet à sa future belle fille. Et Il ajoute: Votre cousin, Dieu aidant, ne cessera point d'être honnête et digne de vous. Je crois qu'il a beaucoup gagné en connaissances et en caractère depuis que vous l'avez vu, Il a même acquis une petite célébrité qu'il supportera, j'espère, impunément, parce que l'excellence de son caractère lui donne pour amis tous ses condisciples ainsi que tous ceux qui le connaissent. Du moins tout ce qui me revient me confirme dans ce sentiment. Sa conduite est des plus retirées. Vous ne pouvez rien désirer de mieux à cet égard (2).

Aussi bien que Sophie, nous pouvons, sur ce chapitre, cri croire Marc Vinet, qui ne péchait pas par excès d'indulgence. Quand son père lui décernait cet éloge, Alexandre revenait de Longeraie, une maison de campagne des environs de Morges, où il avait passé les vacances comme précepteur du jeune Auguste Jaquet. Ce séjour devait compter parmi les semaines les plus heureuses de sa vie. L'enfant qu'il avait à instruire avait autant de coeur que d'intelligence ; les parents étaient cultivés, affables, bien dignes de la chance que représentaient pour leur fils et pour eux ces quelques semaines de vie commune avec un jeune homme d'une valeur aussi rare qu'Alexandre Vinet. Pour Vinet lui-même, l'aubaine n'était pas moindre. Le monde où il avait grandi était celui des mérites solides, non pas des qualités brillantes. Si on y avait ce comme il faut qui marche de pair avec l'élévation morale, la grâce et l'élégance n'y étaient guère connues que de nom. Avec la sensibilité et l'enthousiasme de ses dix-neuf ans, le jeune homme était bien fait pour goûter le charme d'une société plus raffinée, plus courtoise, où une grande place était faite aux femmes. De femmes, à vrai dire, celles de sa famille mises à part, il n'en avait presque jamais vu. Il en voyait à Longeraie, de très aimables et de très spirituelles. Mme Jaquet surtout, la mère de son élève, exerça bientôt sur lui une de ces influences mi-amicales, mi-maternelles, qui sont un des plus charmants et des meilleurs bienfaits que la vie puisse octroyer à un jeune homme.

Pendant ces belles vacances, un travail modéré, facile, alternait pour l'étudiant avec le plaisir de la causerie ou de la promenade, tantôt seul, tantôt en société. Après s'être occupé de son élève, il s'en allait souvent au bord du lac, un livre à la main, errer sous les grands arbres qui étaient une des gloires de la propriété. Là il rêve, il lit, il médite, il fait des vers, beaucoup de vers, pour ses hôtes et pour Sophie. Ou bien il se remémore les petits incidents heureux de sa vie journalière : n'est-ce pas la veille au soir qu'assis près du piano, écoutant l'air d'Oedipe à Colonne « Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins » et pensant peut-être à sa fiancée, il ne put s'empêcher, quand expira la dernière note, de saisir la main du chanteur, tandis que deux grosses larmes roulaient malgré lui sur ses joues ?... Et cette lecture du Cid qu'on lui avait demandée, car il est admirable lecteur, et qu'il dut interrompre, suffoqué par l'émotion, au beau milieu du fameux dialogue: « Rodrigue qui l'eût cru ? Chimène qui l'eût dit ?» ...

La jolie édition de Racine qu'il a entre les mains, M. et Mme Jaquet la lui ont donnée en souvenir de quelque belle soirée où, sans même s'en apercevoir, il a captivé ses hôtes et leurs invités. Timide à certaines heures - quand il s'agit, par exemple, de placer son mot dans un caquetage mondain - il ne l'est plus lorsque s'empare de lui un sentiment véritable. Son talent de lecteur et son talent de causeur, auxquels l'esprit proprement dit et même la drôlerie étaient loin de manquer, lui valaient dans la société de Longeraie des succès qui en auraient enivré plus d'un, et que son extrême modestie ne pouvait lui dissimuler. Y songeait-il aussi, à ces succès, avec un plaisir bien naturel, en écoutant le clapotis des vagues sous les arbres du bord du lac ? Il était à un de ces moments uniques où la vie, généreuse, semble offrir sans compter tout ce qu'elle tient en réserve. « Oh ! qu'on est bien ici ! » soupire-t-il. Un charme le retient; il ne se résout même pas à prendre la diligence pour les petites affaires qui l'appelleraient à Lausanne...

N'allons pas croire que les délices de Longeraie portent aucun préjudice à Sophie dans le coeur ou l'imagination du jeune fiancé. A sa tendresse pour celle qui sera sa femme il ajoute une nuance de vénération délicate, un peu bizarre, sans doute, aux yeux des fiancés d'aujourd'hui, et il substitue le « vous » au tutoiement dont il avait l'habitude quand la jeune fille n'était que sa cousine. Il lui écrit souvent, dans un style qui se ressent légèrement de ce « vous » récemment adopté. Quand on a dix-neuf ans et qu'on transporte partout Racine avec soi, il est difficile d'échapper au danger de polir un peu trop ses phrases. La première jeunesse, d'ailleurs, n'est pas l'âge du complet naturel. On pense trop à soi pour pouvoir être vraiment soi. Il écrit donc :

Il me semble que je prends un nouveau courage pour mes études. Votre image me soutiendra au milieu de mes travaux, me consolera dans mes peines... et surtout elle m'éloignera du mal. Comment oserais-je me livrer aux mauvais penchants, lorsque votre idée se présentera à moi ? J'avais vu le vice de près, il m'avait fait horreur ; mais quelqu'effroyable qu'il me parût, il aurait pu devenir mon maître si je n'avais pas eu Sophie (2).

Ici, le charmant et pur garçon cède évidemment à la tentation de faire un brin de littérature. Sans céder nous-mêmes à celle de le voir trop en beau, nous pouvons bien affirmer que les pièges du « vice » qu'il dit avoir vu de si près n'étaient guère à redouter pour lui.

Ces lignes montrent, tout au moins, que l'enchantement de Longeraie laissait place aux pensées sérieuses. L'étudiant préparait même des sermons qu'il prêchait le dimanche dans des églises voisines de Morges, à Etoy ou à Allaman. Il avait aussi des discussions avec tel ou tel de ses amis venus le voir ; il cause un jour liberté des cultes, sujet qui, sans qu'il s'en doute à cette heure, jouera dans sa vie un si grand rôle ; et il soutient que seuls les cultes chrétiens ont le droit de revendiquer cette liberté. S'il est difficile d'être tout à fait naturel à vingt ans, il l'est encore plus d'être vraiment libéral.

Aux premières feuilles jaunissantes, il fallut reprendre le chemin de Lausanne et de l'Académie. L'étudiant emportait, avec quelques beaux écus sonnants, de délicieux souvenirs, sa jolie édition de Racine, et il laissait en échange à ses hôtes une amitié qui devait durer autant que sa vie. Selon son habitude de mettre en vers ce qui lui pinçait la fibre un peu fort, il couche sur le papier une petite pièce qui se termine ainsi

Adieu... Que ce mot coûte à dire
Qu'il est dur de le prononcer !
. . . . . . . . . . .
Oui , dans la maison paternelle,
Je ne puis arriver trop tard.
La nature, tout m'y rappelle...
Mais ce retour est un départ (3).

(1) LECOULTRE, ouv. cité, p. 27. 

(2) Inédit. 

(3) E. RAMBERT, Alexandre Vinet d'après ses poésies, p. 74.

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