Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AVANT-PROPOS

-------

 

Pour nombre de nos contemporains, même dans la Suisse romande, pour nombre de jeunes gens surtout, Vinet est un grand nom, mais n'est guère qu'un nom. De quel enrichissement spirituel, intellectuel, les frustre celle ignorance 1 De celle pensée, de ce regret, est né ce petit livre, où la parole, le plus souvent possible, a été laissée à Vinet lui-même. C'est dire que les familiers du grand penseur chrétien, à part les passages empruntés à des lettres inédites, trouveront ici peu de chose à prendre. Mais, peut-être, d'entre la joule des ignorants, ces pages gagneront-elles à Vinet quelques admirateurs el quelques amis de plus.

Si j'ai été assez heureuse pour animer d'un peu de vie celle esquisse, le lecteur voudra étudier ensuite le portrait en pied peint par Eugène Ramberl (1). Il trouvera là une pénétration sympathique, une abondance de détails précieux qui m'ont été infiniment utiles pour mon propre travail, et qui achèveront de le conquérir; alors il ira chercher Vinet là où il est tout entier, c'est-à-dire dans ses oeuvres (2). Et celle coupe vivifiante, du moment qu'il y aura trempé les lèvres, il la videra jusqu'au fond.

J.-M. C.



PREMIERE PARTIE


1797-1823


Faites donc usage de votre force pour vous soumettre, pour recevoir, pour attendre et pour prier. Tout cela est de l'action, de la force ; tout cela augmente la puissance de l'âme.

VINET.

.

CHAPITRE PREMIER


Il y a quelque cent trente ans la ville d'Ouchy, simple bourgade tranquillement assise au bord de son lac bleu, ne ressemblait guère à la brillante station d'étrangers qu'elle est devenue, et que peuple aujourd'hui une clientèle d'anciens et de nouveaux riches venus des quatre points cardinaux. Pas d'hôtels orgueilleux au faîte desquels claquent les étendards du Japon ou de l'Amérique ; pas de jardins plantés de cèdres du Liban, pas de quais aux lignes rigides fuyant à perte de vue. Quelques maisons blanches, aux volets verts, se serrent les unes contre les autres le long de la grève sinueuse, ombragée, ici et là, de tilleuls et de marronniers. Une vieille tour les surmonte et regarde le lac, enchâssé, à l'est, entre les cimes vaporeuses, pleine mer, dirait-on, de clair ou profond azur, du côté du couchant. Et toujours on entend sur les cailloux le bruit des vagues, rageur par les jours de gros temps, doux comme un soupir heureux par les matinées limpides et par les beaux soirs.

Appuyée au pied de cette tour, une maison basse est occupée par un petit employé, Marc Vinet (3), sous commis aux péages, par sa femme et leurs trois enfants, Elise, Alexandre et Henri. Le traitement du jeune chef de famille est en rapport avec la pauvreté du logis. Quand ou n'était que deux en ménage, ou même trois, cela allait encore, moyennant bien des privations; mais avec cinq bouches à nourrir, il n'y a plus possibilité de joindre les deux bouts. Certes Marc Vinet ne manque pas d'énergie : à dix-sept ans, déjà instituteur, il instruisait plus de cent enfants, pour une rétribution dérisoire, qui suffisait néanmoins à ses besoins réduits à l'indispensable. On lui assure que dans la Suisse allemande il trouvera du travail de bureau convenablement rémunéré. Laissant sa jeune famille à Ouchy, il s'en va donc courir sa chance, à Aarau, à Lucerne, puis à Berne, où il parvient en effet à s'occuper. Mais il ne sait pas un mot d'allemand et la vie est rude. « Me trouvant sans état, sans fortune, presque sans espérance, écrira-t-il plus tard, et tout l'état social s'ébranlant en Europe, particulièrement chez nos voisins et dans notre propre pays, combien de fois n'ai-je vu que du noir autour de moi et au-devant de moi... » (4) Cependant l'intelligence dont faisait preuve le jeune employé, l'extrême conscience, surtout, qu'il mettait à son travail, lui gagnaient la sympathie de ses chefs. Au bout de trois ans d'exil, des recommandations lui permettaient d'obtenir dans le canton de Vaud le poste de secrétaire du département de l'intérieur. Ce n'était pas la richesse, bien loin de là. Mais avec cette économie rigoureuse dont lui-même et sa femme avaient dès longtemps l'habitude, on pourrait se nourrir, se loger, se vêtir, faire instruire les enfants ; et l'on saurait être heureux.

Tout d'abord, il fallut dire adieu à Ouchy pour s'établir à Lausanne, échanger le logis de la tour, avec sa vue sur le large du ciel et des eaux, contre la rue du Pont, étroite et pas mal sombre, comme la plupart de celles qui s'enchevêtrent au pied de la cathédrale. Le mari et la femme s'y décident non sans un soupir peut-être, mais avec ce courage qui fait taire les regrets inutiles. Après la longue séparation imposée par la nécessité, on allait enfin pouvoir vivre ensemble ; n'était-ce pas l'essentiel ?

Marc Vinet avait épousé une Genevoise de la campagne, Jeanne-Etiennette Baud, femme toute simple, dont le sens pratique et une inépuisable bonté étaient les qualités dominantes. Dévouée sans réserve à l'intérêt et au bien-être des siens, elle était de celles à qui pensait Verlaine le jour où il a dit :

La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles
Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour.

Grâce à son bon esprit, à son savoir-faire, à son humeur égale, la vie coulait sans trop d'à-coups, à tout prendre paisible, dans le petit appartement de la rue du Pont. Le père allait à son bureau, rentrait, ponctuel, à l'heure des repas. Sa journée faite, se souvenant du temps où il était instituteur, il donnait une leçon à son fils Alexandre. Jusqu'à l'âge de dix ans, celui-ci n'eut pas d'autre maître. La séance ne se passait pas toujours sans orage. Appliqué et bien doué, l'enfant était timide avec son père, d'une sensibilité nerveuse qui le faisait éclater en pleurs au moindre froncement de sourcils de son mentor. Très doucement, la maman s'interposait, s'efforçait de rassurer l'enfant ; mais Marc Vinet, excellent homme cependant, tendre même à sa façon, était agacé. Le pauvre Alexandre, pensait-il, sera un faible, il n'y a pas à attendre de lui grand'chose pour l'avenir. Son frère Henri, si vif, si prompt à la repartie, fera à la famille plus d'honneur. Et le pauvre Alexandre, que la nature avait créé modeste et plus que modeste, humble, devenait plus humble encore. Convaincu que son frère avait tous les mérites, tous les talents qui lui manquaient à lui-même, il trouvait naturel d'être moins aimé : aussi la sévérité paternelle ne blessait-elle pas son amour-propre, mais elle atteignait son coeur. A l'âge de l'exubérance heureuse, il se retire, se contracte. Le mal aurait pu être grand si un changement, à ce moment-là, n'était pas survenu dans sa vie : le petit garçon fut rais par son père au « collège académique ».

A dater de ce jour, tout changea dans son existence. Il était bon élève, la nature et son éducation première l'ayant fait respectueux, consciencieux, désireux en tout d'aller au fond des choses, en même temps qu'imaginatif, et avide, surtout, d'admirer. Gai avec cela, sociable, gentil et serviable camarade, il allait traverser allégrement ces années de collège dont tant d'autres gardent un noir souvenir. A la maison aussi, les choses, pour lui, allaient mieux. Tout doucement, Marc Vinet changeait d'opinion à l'égard du fils qui ne rapportait du collège que de bonnes notes. Sans doute il restait sévère, n'admettant aucune peccadille, obligeant le collégien à qui, par économie, il coupait lui-même les cheveux d'une main plutôt maladroite, à porter des vêtements démodés dont se gaussaient ses camarades. Un peu moins d'intelligence, de réelle bonté surtout, et Marc Vinet eût été un véritable tyran domestique. Mais, tout strict et intransigeant qu'il fût, un profond, un tendre amour pour les siens l'habitait. Pour eux, pour leur bonheur, il ne se fût pas écarté d'un pouce du chemin qu'il estimait le droit chemin, mais il eût avec joie versé son sang jusqu'à la dernière goutte. Avec cela, qualité précieuse, il ne manquait point de gaîté ; il savait rire, et il aimait à rire. Aussi les repas qui rassemblaient la famille étaient-ils, rue du Pont, des moments fort agréables; et les promenades du dimanche, unique fête qu'on se permît, représentaient-elles pour parents et enfants un plaisir sur lequel on ne se blasait pas. Après le culte public, et le repas de midi expédié, on partait joyeusement tous les cinq pour explorer, au-dessus de Lausanne, les grands bois de Sauvablin, qu'avril faisait reverdir, ou qui blondissaient au toucher de l'automne. Le lac retrouvé déployait aux pieds des promeneurs ses moires couleur de turquoise. Devant ce grand spectacle, la gaîté, pour quelques instants, faisait place à une admiration recueillie. Parents et enfants absorbaient ensemble, par tous les pores, cette beauté de la terre, avant-goût ou pressentiment, pour les âmes religieuses, de la beauté du ciel. Aux premières étoiles, en dévalant avec de grands rires par les raccourcis, on regagnait la ville, déjà plongée dans la nuit, sur laquelle, noble gardienne, veillait la cathédrale...

Certains soirs, l'écho d'une chanson « Nous n'irons plus au bois » chantée par des voix nombreuses, arrivait atténué à l'oreille des promeneurs. C'était la société des bourgeois de Lausanne qui se donnaient rendez-vous sous les marronniers de l'esplanade pour y danser des rondes. Ce refrain lointain, la clarté fantomatique de la lune qui naviguait dans le ciel sans nuages, la bonne fatigue de la course et du grand air, tout cela versait au petit Alexandre, que sa nature portait à la rêverie, cette mélancolie douce et poignante à la fois qui fait les longs souvenirs. Oh ! que le monde était beau, et combien étrange, plein à déborder d'une tristesse délicieuse, et d'on ne sait quelle vague, informulable espérance 1 Silencieux, les yeux embrumés déjà par le sommeil, on arrivait au logis. Une belle tranche d'un « gâteau » (5) fait de la veille, une tasse de lait, et on allait dormir... Bordé par la maman dans son lit, Alexandre entendait encore, faiblement, tandis que ses paupières s'abaissaient sur ses yeux intelligents et pensifs, le refrain de l'antique chanson, et plus près, le pas du guet sur le pavé de la rue : « Il a sonné neuf 1 temps clair ! »

Puis le sommeil était vainqueur, et le prestigieux univers s'engloutissait dans le néant.

D'autres fois, groupés autour de la table desservie, on se préparait à un plaisir différent, la lecture en famille. Marc Vinet lisait bien. Il faisait choix de quelque pièce de vers qu'un goût plus averti, peut-être, n'aurait pas toujours approuvée. Il s'était cultivé lui-même, sans autre guide qu'un amour dévotieux pour la langue et la littérature françaises. Le sens critique, forcément, lui faisait un peu défaut. Mais de quelle valeur, de quelle valeur éducative surtout, est le sens critique, en regard de la faculté d'émotion ? On raconte qu'un soir, lisant à haute voix La mort de Jeanne d'Arc, de Casimir Delavigne, l'excellent homme, suffoqué par les larmes, fut obligé de poser son livre. Peu importe, n'est-ce pas, de pleurer au bon endroit, pourvu qu'on pleure... Ses yeux humides rencontrèrent-ils alors les yeux parlants d'Alexandre ? Quoi qu'il en soit, à ce moment-là, le père venait à son insu d'ouvrir à son fils la porte d'un monde, le monde de la beauté littéraire.

Alexandre avait déjà, d'ailleurs, ce grand appétit de lecture qui d'ordinaire, quand il doit s'éveiller, s'éveille avec les premières années. L'un après l'autre, vers ses douze ans, il avait dévoré tous les volumes de la bibliothèque paternelle : modeste collection que Marc Vinet à force d'économie, avait réunie à grand'peine. Plusieurs de ces livres dépassaient de beaucoup la portée d'un enfant. Mais quand on aime à lire, on n'y regarde pas de si près. On attrape une page ici, une phrase là, un mot ailleurs, auxquels on donne un sens vague, absurde peut-être, mais prestigieux, fait de la magie du son des syllabes saisi par l'oreille intérieure, de l'odeur du papier, du grain des pages imprimées... Et on est heureux. Dans ses heures de liberté, le petit Alexandre avait avalé ainsi cette viande inassimilable sans doute pour son cerveau, mais nourrissante pour ses facultés d'enthousiasme et de rêve, que représentaient les classiques du grand siècle.

D'ailleurs, à côté de Corneille, de Molière, de Racine, il y avait sur les rayons de la petite bibliothèque quelques berquinades mieux faites pour séduire un enfant, des pièces de Mme de Genlis, où ne manquaient ni la vivacité ni l'esprit, surtout les Aventures de Robinson Crusoë.

Quand il sut tout cela presque par coeur, le petit garçon traversa la rue : un libraire était leur voisin d'en face. Timidement, mais attiré par un charme invincible, Alexandre, après une longue station à la devanture, franchit le seuil de ce paradis. Accueilli avec bienveillance, il parcourt d'un oeil avide les tablettes chargées de livres, s'enhardit bientôt jusqu'à en feuilleter quelques-uns. Le libraire, un lettré - il y en avait alors de tels - eut vite fait de reconnaître dans ce gamin aux yeux tout pleins d'intelligence, un futur membre de la confrérie. Et de bavarder, de bavarder, comme bavardent entre eux ceux qui ont cette tyrannique passion de la chose imprimée à laquelle les autres gens ne comprennent rien. Après quelques-unes de ces visites, le petit garçon et l'homme fait étaient une paire d'amis. Bientôt Alexandre se mit sur le pied de passer à la librairie, en dehors de ses heures de collège et d'étude, le plus clair de son temps.

Durant ces années-là, Marc Vinet avait pu se rassurer largement quant aux dons intellectuels de son fils. L'enfant faisait ses classes avec la plus grande facilité. A treize ans, il avait terminé le collège académique, et moyennant une dispense d'un an, il était admis à l'académie proprement dite.

Voici donc le jeune Alexandre, à peine adolescent, installé dans ce qu'on appelait l'auditoire de belles-lettres, précédant celui de philosophie. On avait ensuite le choix entre la théologie et le droit. Deux années passent, rapides, bien remplies, et le jeune homme entre en théologie, carrière utile, honorée, qui plaît à Marc Vinet pour son fils, et contre laquelle celui-ci n'élève aucune objection.

A en croire les contemporains, c'était une vie fort agréable que celle des étudiants lausannois dans les premières années du dix-neuvième siècle. On travaillait un peu, on riait, on chantait davantage, on faisait des vers, on s'échauffait pour les grandes idées de progrès et de liberté, on organisait, nouveaux chevaliers, des expéditions en faveur de jeunes beautés séquestrées par des marâtres cruelles : Alexandre, une belle nuit, devait même attraper quelques grains de plomb au cours d'une de ces équipées. Les étudiants aimaient fort aussi à turlupiner le guet, et Vinet, après quelque 'tapageuse escarmouche nocturne, y allait souvent d'un poème ou d'une ballade.

Mais le sentiment patriotique, surtout, faisait résonner chez lui la corde poétique. On ne s'était pas avisé encore de voir une étroitesse dans l'amour du pays natal. L'internationalisme, avec son cortège de vertus suspectes, n'était pas inventé. On aimait son pays tout simplement, avec reconnaissance et tendresse, comme on aime père et mère ; et nul ne se figurait qu'un jour viendrait où le refus de bouter dehors un envahisseur apparaîtrait à plusieurs comme une élégance. Les Vaudois, récemment libérés du joug de Berne, étaient plus patriotes encore que d'autres. Justement le pays, vers cette époque, était menacé d'un retour offensif de l'Ours. Aussitôt le jeune Alexandre, de composer des couplets guerriers, Le Réveil des Vaudois, imprimés à Payerne sans nom d'auteur, et qui eurent dans le public assez de vogue pour inquiéter Messieurs de Berne.

Marc Vinet cependant, tout en tenant son fils de moins court, ne lui avait point mis la bride sur le cou, et il lui arrivait de s'introduire subrepticement dans le, local où les étudiants célébraient leurs rites pour s'assurer de la façon dont se comportait Alexandre. Celui-ci n'oublia jamais le saisissement avec lequel il aperçut, un soir, debout dans l'ombre de la porte, la silhouette paternelle. Le jeune homme, en sa qualité de cadet de la bande, s'acquittait des devoirs d'échanson : d'émotion, il faillit laisser choir le pichet de vin blanc qu'il avait à la main.- Cependant Marc Vinet, n'ayant rien constaté de suspect, sortit comme il était entré, sans avoir prononcé un mot.

Durant ces belles années insouciantes, Vinet fut donc un joyeux garçon, d'autant plus heureux de s'épanouir que son enfance avait été plus étroitement tenue en laisse. Il y eut là, dans la brève symphonie de sa vie, comme un allegro plein d'entrain précédant le largo solennel, aux nombreux passages douloureux, poignants, qui viendrait ensuite. A ces joyeusetés, aucun élément trouble ne se mêla jamais. Le milieu était sain ; la nature du jeune étudiant était saine aussi, et mieux encore que saine. Dans l'atmosphère de sa famille, il avait respiré dès sa petite enfance non seulement une honnêteté scrupuleuse, mais une piété que son âme religieuse accueillit d'emblée, si ce n'est avec ferveur, du moins avec une sympathie et un respect profonds. Le futur grand penseur chrétien était vers seize ans le type du jeune homme normal, ardent à la fois et équilibré, d'une sensibilité extrême à toutes les beautés, en même temps que d'une conscience morale que chaque jour rendait plus délicate parce que chaque jour sa volonté en écoutait mieux les avis. Au physique, c'était un grand garçon large d'épaules, à la charpente un peu massive, aux traits prononcés. Le surnom de Corpus, dont l'avaient affublé ses camarades, devait rendre assez bien son aspect extérieur, mais il contredisait la beauté spirituelle d'une bouche aux lèvres ultra-sensibles où la finesse, dans le sourire, se mêlait avec la bonté, et surtout celle du regard, d'une profondeur chaleureuse et limpide que n'oubliaient pas ceux qui l'avaient une fois rencontré. « Qui est ce laid qui devient beau quand il parle ? » demanda un jour, comme on sait, Mme de Montolieu, après avoir échangé quelques mots avec le jeune étudiant. A moins qu'on ne fût aveugle aux réalités de l'esprit, Vinet jeune homme plaisait donc, même au premier contact. Sa modestie d'ailleurs, et son goût de la personnalité d'autrui, qui n'excluaient ni la pénétration, ni le sens du ridicule, ni même une certaine ironie, contribuaient à lui faire des amis. Il en avait d'excellents parmi ses camarades. Citons, parmi les meilleurs, le nom d'Isaac Secrétan et celui de Louis Leresche. Il en avait aussi parmi les gens d'âge, qu'il recherchait, la déférence étant un besoin de sa nature, et son intelligence lui ayant vite révélé le prix de ce qu'ajoutent aux êtres humains de longues années vécues.

Ce respect, ou plus affectueux, ou plus enthousiaste, se portait sur plusieurs de ses professeurs, mais surtout sur l'un d'entre eux, M. Jacques Durand, chargé du cours de morale. Français, M. Durand joignait à une haute valeur intellectuelle une grande bienveillance pour la jeunesse, et cette urbanité, faite du désir d'être agréable, que l'on rencontre plus souvent au delà qu'en deçà du Jura, et parmi les catholiques que chez les protestants. Le professeur Durand, que ses convictions personnelles avaient amené au protestantisme, n'avait dépouillé pour cela aucune de ses qualités aimables. Sa culture, son expérience des hommes et des choses, sa curiosité sympathique de l'âme d'autrui, faisaient de lui le type même du vir bonus des Anciens. Il eut vite fait de discerner la valeur exceptionnelle du nouveau disciple qui venait prendre place dans son auditoire. Il l'invita à venir le voir chez lui, à s'associer à ses promenades dans les grands bois de Sauvablin qu'il affectionnait, et dont Vinet connaissait tous les sentiers, pour les avoir si souvent suivis avec ses parents, dans son enfance. Très vite, une réelle affection lia l'un à l'autre le vieillard resté jeune d'esprit et de coeur et le jeune homme plus développé qu'on ne l'est d'ordinaire à dix-sept ans. Qui recevait le plus ? Qui donnait davantage ? Chacun se sentait le, débiteur de l'autre, et l'était en effet. D'une part, cette bienveillance paternelle que fait tressaillir de joie la découverte d'une jeune âme d'exception. De l'autre, la gratitude d'un esprit encore en bouton, dont le soleil d'une sympathie généreuse commence d'entr'ouvrir les pétales. Il y eut là, sous les hêtres de Sauvablin, de nobles causeries dont par malheur aucun écho ne nous est parvenu, et auxquelles la mort se chargea bientôt de mettre un terme. Ayant accompli sa quatre-vingt-deuxième année, le vieux professeur partit discrètement, courtoisement, comme il avait vécu.

Le deuil fut grand parmi les étudiants. Il fut profond chez le disciple préféré, qui avait trouvé dans le charmant vieillard comme un autre père, plus indulgent, plus affiné aussi, que son père véritable. « Vous savez combien elles sont douces, les prévenances de la vieillesse », écrit le jeune homme à une personne amie. Ces prévenances, cette douceur, cette haute culture, il les avait savourées avec d'autant plus de bonheur que tout cela manquait un peu chez lui. De l'honnête Marc Vinet au professeur Durand, pénétré de la vertu des classiques jusqu'à la moelle des os, il y avait toute la distance qui sépare La Mort de Jeanne d'Arc d'Andromaque. « Si quelque vertu germait dans mon âme, c'est à ce vénérable vieillard que je le devrais en grande partie », s'écrie le jeune homme dans un mouvement dont la légère emphase, imputable à son âge et à son temps, ne diminue pas la sincérité. - Au moment des obsèques, comme on allait descendre le cercueil dans la tombe, Vinet, au mépris des usages et des règlements, s'avança et prononça un discours, hommage de gratitude à celui qu'il pleurait avec ses condisciples. Cette initiative lui valut, en même temps qu'un blâme du Conseil académique, d'être nommé par ses camarades membre honoris causa du cercle des étudiants. Quant au discours, déjà sous presse au moment où intervint le blâme des pouvoirs constitués, il devait paraître peu de jours après, ayant comme épigraphe le vers d'Horace :

Multis ille bonis flebilis occidit.

 .

(1) EUGENE RAMBERT, Alexandre Vinet, Histoire de sa vie et de ses ouvrages, cinquième édition (illustrée et accompagnée d'une préface et de notes par PH. BRIDEL). Lausanne, Payot, 1930. 

(2) On sait que la Société d'édition Vinet a entrepris une édition critique de l'oeuvre du penseur vaudois. A l'heure présente elle a mis en vente, dix volumes, renfermant, avec la reproduction de maintes parties aujourd'hui introuvables de l'ancienne édition, quelques morceaux entièrement inédits, ainsi que beaucoup d'autres qui n'avaient jamais encore été tirés des recueils périodiques où les cachait souvent le voile de l'anonymat. Des préfaces documentaires précédant chaque volume donnent, avec de nombreux extraits (le la correspondance et de l'agenda de Vinet, tous les renseignements propres à jeter du jour sur ses écrits. La conscience - L'adoration du vrai Dieu - La recherche des réalités - La repentance et le salut . On devient membre de la société par un versement de 100 francs (monnaie suisse) donnant droit à la réception gratuite et sans frais de port de tout ce que la Société a déjà publié et pourra publier encore. S'adresser an président-trésorier de la société d'édition Vinet, M. le prof. Ph. Bridel, 15, Avenue de Morges, Lausanne. 

(3) On trouve sur les registres d'état civil de la commune de Crassier, en 1727, mention d'un Louis Vinet, justicier, grand-père de Marc. Sortis de France, les Vinet se rattachent-ils à la famille du moine Vinet, humaniste et réformé, qui se fit arrêter en 1559 pour avoir prêché dans une forêt voisine de son couvent les doctrines nouvelles ? Parmi les protestants de Vendée, on rencontre à plusieurs reprises le nom de Vinet, qui à l'heure actuelle n'est pas éteint en France. L'identité d'origine des deux familles est probable sans être prouvée.

(4) LECOULTRE, Le père d'Alexandre Vinet, Fayot, Lausanne, 1892, p. 26.

(5) On appelle gâteaux, en pays romands, les tartes aux fruits.

- Table des matières Chapitre suivant