Au commencement de la Campagne de salut que la Maréchale entreprit à Rouen en 1891, j'allai examiner la salle du théâtre où eurent lieu ses premières réunions. Il y avait représentation. A mon entrée, le rideau était baissé. N'ayant pas l'habitude de ce genre de milieu, je fus très frappé par l'aspect de cette toile qu'on appelle, paraît-il, « le rideau réclame. » Couvert d'affiches aux couleurs criardes qui semblaient toutes violenter l'attention publique, il donnait dans son ensemble l'impression d'une activité haletante, d'une compétition fiévreuse, d'un égoïsme provocateur, d'une ambition dévorante, enfin du désir insatiable d'attirer à soi le plus d'argent possible pour pouvoir assouvir cette soif du plaisir qui est la caractéristique de notre siècle.
C'était une fidèle image de la lutte effrénée pour la vie, que nous voyons tout autour de nous; de tous les soucis, de toutes les passions, de toutes les ambitions qui oppriment les volontés humaines, et qui, pareils à une toile, cachent à l'homme le monde du bien, du vrai et du beau. Au lever du rideau, un paisible paysage, baigné de lumière, se découvrit soudain à tous les yeux, produisant dans l'esprit une impression de douceur et de repos. Quelle transformation! et cependant, elle n'était amenée que par un seul mouvement du machiniste, un seul acte d'une volonté humaine.
De même quand nous renonçons à notre volonté propre, que nous abandonnons nos plans égoïstes, que nous déposons les soucis qui nous absorbent, que nous disons à Dieu: « Je veux ta volonté, » alors le rideau de notre volonté rebelle se lève soudain et disparaît, découvrant le spectacle paisible et lumineux du monde divin, où les lis ne travaillent ni ne filent, où la nature entière poursuit son activité dans la force tranquille de la vie, et dans une coopération parfaite avec les lois du Créateur: et le ciel et la mer, et les montagnes et les vallées, chaque plante et chaque insecte, sont comme un reproche vivant à l'homme qui s'est laissé jusqu'alors dominer par ses soucis ou ses craintes, subjuguer par la tyrannie de sa vie propre et gouverner par sa volonté impérieuse, sans accepter la volonté de Dieu comme loi parfaite, suprêmement salutaire.
Il n'en est pas
seulement ainsi au
moment de la conversion, mais d'un bout à l'autre de
la carrière de l'homme de Dieu.
Se trouve-t-il en
présence
d'un appel à la sanctification ou au crucifiement,
est-il saisi par quelque souci ou quelque crainte ayant
trait aux croix qu'entraîne le service de Dieu, le
même principe demeure. Ce qui est terrestre -
désirs, soucis, craintes - est toujours un voile qui
cache le monde spirituel, et c'est en abandonnant le visible
que ce voile se lève et disparaît,
découvrant l'invisible. Au contraire, si le rideau
est baissé sur l'invisible, ce sont les choses
terrestres avec leurs préoccupations et leur
fièvre que nous voyons seules.
L'acte d'abandon est
alors
l'unique moyen de salut.
« Si tu crois (si tu t'abandonnes, si tu te confies, si tu cesses de regarder aux choses visibles et sensibles), tu verras la gloire de Dieu. »
Tout le plan du salut, de la sanctification, comme aussi de l'apostolat de l'homme, tourne autour d'un seul point - l'abandon de sa volonté propre. Il s'agit pour lui d'accepter.
D'être
tout
ce que Dieu veut qu'il soit.
De faire
tout ce que
Dieu veut qu'il fasse.
De souffrir
tout ce
que Dieu veut qu'il souffre.
Quand la volonté de
l'homme
est mise en présence de la volonté de Dieu, et
qu'elle doit céder, ce n'est naturellement jamais
sans déchirement, sans humiliation, sans sacrifice.
La volonté de Dieu rencontre toujours un rival
puissant, siégeant dans notre propre volonté :
quelque objet aimé, quelque chemin
préféré, quelque sentiment d'orgueil
entretenu, quelque passion caressée, quelque amertume
nourrie contre le prochain ou quelque crainte servile de
l'opinion, quelque refus obstiné à nous
charger d'une croix, à passer par certain chemin de
mort. Alors il s'agit de choisir entre ce rival et Dieu.
C'est la volonté qui joue le rôle suprême
dans ces moments-là, qu'il s'agisse pour nous de nous
approprier la grâce du salut, de la sanctification ou
de l'apostolat; derrière le voile de cet abandon,
tout un monde de bénédictions attend,
prêt à se révéler à
nous.
Pareille à un affreux rideau voilant des perspectives divines, telle est la volonté de l'homme, s'interposant entre lui et la grâce de Dieu, entre lui et les plans éternels formés par le Créateur pour utiliser la créature dans son glorieux service. Un seul coup de la baguette magique de notre abandon, et tout disparaît : amour du moi et du péché, crainte des hommes et de la souffrance; ténèbres, doutes, méfiance, sombres pressentiments, - et une scène d'une beauté idéale se découvre soudain à nos yeux. Notre passé s'évanouit si complètement, avec ses ombres et sa condamnation, que nous doutons presque, à cette heure-là, de notre propre identité. Il existe une paisible harmonie entre notre âme et ce monde merveilleux qui s'étend devant notre regard intérieur. La puissance du péché est anéantie; nos désirs sont changés. Une paix profonde, un grand silence, nous remplissent. Toute crainte des conséquences est bannie; nous avons conscience d'être en Dieu, où aucun mal ne peut nous atteindre; et quelle que soit la forme que revête la volonté divine à notre égard, elle nous parait si parfaite, que d'avance nous acceptons tout, tout, tout, avec de vrais transports de joie et de confiance. « Ta volonté soit faite! » voilà la musique qui résonne dans tout notre être comme un orchestre grandiose.
La volonté de Dieu s'étend comme une voûte d'azur au-dessus de notre âme; comme une sorte de ciel resplendissant qui, n'ayant ni divisions ni sections, se présente à nous comme un grand tout uni, dans lequel notre regard se perd; il ne nous est donc plus possible de choisir: aucune partie ne se distingue d'une autre. Ainsi, lorsque cette divine volonté nous est devenue si « agréable » que toutes ses manifestations sont pour nous également parfaites, comment pourrions-nous désirer, préférer, redouter ou regretter quoi que ce soit ? Tout ce que nous éprouvons est une tendance irrésistible de notre être à nous unir si intimement à la volonté de Dieu, que nous nous perdrons toujours plus en elle.
Nous avons conscience qu'une main douce et invisible, et cependant toute-puissante, a pénétré jusqu'à la source de notre vie, et a saisi de sa tendre étreinte toutes les cordes, toutes les fibres de notre être, les amenant à une pleine soumission à sa volonté et à ses desseins. Nous sommes en repos; nous habitons un pays qui ne connaît pas de frontières; nous enfonçons dans un océan sans fond. Il ne nous semble pas que nous ayons à nous mouvoir par nous-mêmes; désormais c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. Nous sommes actifs et énergiques, mais les gonds de notre vie intérieure et les rouages de notre activité extérieure sont huilés par une main invisible. Le feu de notre amour est entretenu par une provision constante de grâce.
Si mystérieuses, si crucifiantes que puissent nous paraître les formes successives que prend la volonté de Dieu à notre égard, notre âme les accepte aussi vite que l'eau s'adapte à la forme du vase dans lequel elle est versée. Elle est si convaincue que cette volonté divine est l'expression de la sagesse parfaite, qu'elle l'accepte avec l'empressement d'une impatience pleine d'amour et de confiance filiales. Nous cherchons toujours à perdre notre vie pour Dieu et pour les autres, nous nous glorifions dans la croix, nous avons une sainte horreur de tout ce qui flatte ou exalte ou entretient la vie de l'homme naturel.
Nous sommes toujours «
prêts à être immolés », et
« le moment de notre départ » pour quelque
nouveau calvaire est toujours « proche ». Notre
plus ardent désir est de passer d'un pas
régulier et ferme d'une croix à une autre,
afin que nous parvenions comme Christ et ses apôtres
au consummatum
est, au «tout
est
accompli », aux limites extrêmes de notre
capacité de « rendement » comme instruments
de la volonté divine, au dernier degré
possible de notre utilité comme combustible pour le
feu de l'amour de Dieu, et comme foyer de force pour le
salut des hommes. Nous consentons à être
blâmés, incompris, méprisés,
même par nos amis chrétiens les plus chers, et
nous nourrissons la douce espérance d'avoir un jour
l'occasion de les aider et de les servir, à leur insu
s'il le faut, et d'acquérir par notre amour
illimité, par notre indifférence à nos
propres intérêts, la possibilité de nous
sacrifier toujours plus complètement pour eux, comme
pour tous les hommes. Nous sommes tout disposés
à consentir à ce que le mérite de ce
que nous avons pu faire soit attribué aux autres;
nous ne demandons pas à ce que l'on nous en
reconnaisse aucun, à moins que cela ne contribue
à prouver que c'est Dieu
qui
travaille en nous, que c'est lui qui parle par nous, et
qu'ainsi Dieu soit glorifié, qu'il soit tout en
tous.
Tel est le résultat
du
simple abandon de notre volonté.
L'entrée de la baie de
New-York
était autrefois bloquée par un gigantesque
rocher formant un îlot sous-marin. Après des
mois et des années de labeur, les ingénieurs
parvinrent à miner ce bloc et à le sillonner
de couloirs dans les parois desquels furent introduites
d'innombrables charges de dynamite, reliées à
une batterie électrique centrale. Au jour
fixé, une estrade surmontée d'un dais
somptueux fut dressée sur la plage; le
Président de la République y prit place avec
sa petite fille qui, du bout du doigt, pressa sur un bouton
placé sur la table: par cet acte si simple elle avait
établi la communication, aussi à l'instant
même une secousse formidable, pareille à un
tremblement de terre, et une sorte d'éruption
volcanique surgissant de la mer, annoncèrent aux
milliers de spectateurs venus pour la circonstance, que le
rocher avait sauté.
Ainsi en est-il de
notre
péché, de notre vie propre, de notre
volonté rebelle, de notre peur de la croix. Christ a
miné l'obstacle, il y a placé par la
rédemption cent mille charges, pour ainsi parler, de
dynamite céleste. Il ne manque que le «je
consens » de notre volonté, l'acte d'abandon et
de foi, pour que le tout vole en éclats. Le dernier
mot de l'Évangile est toujours: « toutes choses
sont maintenant prêtes. »
La dernière forme que
prend la
volonté propre, c'est l'hésitation à se
charger de la croix, à se sacrifier pour les autres.
Ceux qui ont passé par la conversion et la
sanctification hésitent souvent devant le
crucifiement. Cet abîme d'anéantissement les
épouvante. La solitude et les multiples souffrances
de la vie d'apôtre les effraie. La crainte,
ce
dernier mouvement de la vie naturelle les tient
encore.
Dans un pareil
moment, la pensée
de la
souffrance,
qu'elle soit
morale ou physique, voile à notre vue la puissance et
la gloire de notre Dieu; et pourtant, derrière le
voile de tout sacrifice, de tout acte d'obéissance
à l'appel divin, il y a le salut des âmes,
peut-être de multitudes. C'est lorsque nous
envisageons les conséquences qu'aura notre
résistance pour les âmes qui nous entourent,
que notre culpabilité apparaît sous son vrai
jour.
Le plus petit défaut dans notre consécration, la plus légère réserve, doivent nécessairement se traduire par la perte d'âmes. Cela veut dire moins de force divine dans la main que nous tendons vers ceux que nous cherchons à aider. - Cela veut dire moins de puissance dans la prière. - Cela veut dire être moins intelligents, moins utiles et moins courageux comme bergers. - Cela veut dire donner plus de chance aux loups, et exposer davantage les agneaux. - Cela veut dire, enfin, contribuer à damner ceux que nous aurions pu sauver.
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