Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Anne Durand

(1748-1759)

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Déception

La paix d'Aix-la-Chapelle, signée en 1748, n'apporta rien aux protestants français. Leur déception dut être grande. A la Tour il apparaissait une fois de plus que la sévérité des Pouvoirs n'était pas prête à se laisser fléchir.

Au mois de septembre Marie Durand envoyait, de nouveau, une liste des prisonnières au pasteur Paul Rabaut dont l'influence devenait prépondérante en Languedoc. Il devait faire parvenir la pièce à Court, dont il paraissait reprendre de plus en plus le rôle de jadis alors que le réfugié de Lausanne était encore présent sur le champ de bataille, avant sa retraite de 1729.

La soeur du martyr de Montpellier demandait en même temps qu'on lui donnât des nouvelles de sa nièce Anne, toujours en Suisse à cette époque.

La famille de Pierre Durand

Lorsque le prédicant Lapra eut rendu les deux enfants à leur mère, à la fin de 1732, celle-ci avait' obtenu de la chambre des réfugiés de Berne une pension qui lui permettait enfin de subsister sans véritable inquiétude pour le lendemain. Mais le petit Jacques-Etienne ne vécut sans doute pas longtemps. Diverses lettres nous apprennent qu'il était mort en 1740. La veuve resta seule avec Anne, de santé fragile et dont le caractère nonchalant inquiétait déjà ceux qui s'intéressaient à son sort. En 1745 Lapra, qui avait pris lui aussi le chemin du refuge et se trouvait maître d'école à Carlshaven, en Hesse, proposa aux deux femmes de venir s'y fixer, car, disait-il, la vie y était moins chère qu'à Lausanne. Mais elles avaient dans cette ville de fidèles amitiés et elles y restèrent. Anne était maintenant une jeune fille.

Sa mère traînait une pauvre vie de valétudinaire. En 1741 elle avait failli mourir. Elle disparut six années après, le 8 septembre 1747, laissant une dette de 251 livres 17 sols. Court s'efforça d'en obtenir le paiement et il fit parvenir à cet effet une requête à Leurs Excellences de Berne. Qu'allait désormais devenir Anne ? Mais quelques amis fidèles veillaient sur elle, parmi lesquels Etienne Chiron.

Un ami des Eglises persécutées.

Celui-ci était né en 1709 d'une famille de réfugiés originaire de Châteauneuf-d'Isère, en Dauphiné. Il n'exerça jamais le ministère évangélique, mais il avait sans doute reçu la consécration. Il ouvrit en 1742 à Genève une classe « de religion », d'histoire et de géographie, qui eut du succès. Parmi ses élèves et pensionnaires on peut citer les trois fils de Paul Rabaut et celui de Pradel, pasteur à Uzès. Il s'intéressa toujours à ses frères de France. Membre du Comité français de Genève, peut-être son secrétaire, il entretint avec plusieurs pasteurs du désert une importante correspondance qui nous a été conservée.

Il pria donc la jeune fille de lui exposer sa situation « Je vais vous en instruire mot à mot, répondit-elle je suis auprès d'une demoiselle de mérite qui a pour moi des égards que je n'aurais jamais espérés. Elle me tient le lit et la soupe et je fournis le reste. Les souverains seigneurs de Berne, par un effet de leur grande charité, ont bien voulu me continuer la pension qu'ils m'accordaient du vivant de ma mère, qui consiste à 5 livres par mois. Cela ne peut pas suffire pour m'entretenir, d'autant plus que ma chère mère ayant été obligée d'assister ma grand'mère (Isabeau Sautel-Rouvier), qui est à la Tour de Constance, paralytique, et de payer des dettes que mon oncle (Pierre Rouvier) avait contractées du temps qu'il était aux galères, m'a laissée dans des embarras, puisque je suis obligée de vendre jusqu'à mes nippes pour satisfaire les gens à qui nous devons. Elle a été malade cinq semaines, pendant lesquelles nous avons fait beaucoup de dépenses ; de sorte, Monsieur, que je me trouve rien qu'avec la pension que le souverain me donne. Cependant, ce n'est pas là ma plus grande inquiétude. Je mets toute ma confiance en Dieu. J'espère qu'il ne m'abandonnera pas ; je m'attacherai à mon ouvrage, ce qui m'aidera à me soutenir. Mais lorsque, je fais réflexion que je n'ai plus de mère, c'est une idée qui me désespère, et je puis m'écrier, avec le prophète Jérémie « Y a-t-il une douleur semblable à la mienne ? »

Ces lignes, datées du 5 octobre 1747, étaient accompagnées d'un post-scriptum : « Je vous demande la grâce d'assurer de mes respects mes chères cousines Chajac. Je les remercie très humblement de la part qu'elles prennent à mes afflictions. Si elles me voulaient faire la grâce de m'écrire, ce serait un nouveau sujet de consolation pour moi. Je n'oserais prendre la liberté de leur écrire la première. Je vous supplie, Monsieur, d'avoir la bonté de le leur dire. »

Enfin, la jeune fille, faisant allusion à des bruits défavorables qui couraient sur elle, terminait par ces mots : « Monsieur, j'ai encore une grâce à vous demander. Je sais qu'on vous a écrit des choses désavantageuses sur mon compte. Je vous supplie, au nom de Dieu, de m'écrire au plus tôt et de me dire qui est celui qui vous l'a écrit. J'aurai toute la discrétion possible. J'espère que vous aurez la bonté de me pardonner mes ratures. Ce n'est, en vérité, pas sans verser bien des larmes que je vous écris ce barbouillage. Au nom de Dieu, Monsieur, excusez-moi, d'abord que vous le pourrez, je vous en conjure. »

Court, mis en possession de ces renseignements, intervint aussitôt auprès de ses protecteurs. « Nous tenterons, répondit-il à Chiron, s'il y aurait lieu de lui faire augmenter un peu sa pension ; mais nous n'oserions nous promettre de réussir. Il est fâcheux que la fille d'un ministre martyr, qui sacrifia tout pour les Eglises sous la Croix, jusqu'à sa vie même, et dont la mémoire doit être si précieuse, se trouve vis-à-vis de rien, et qu'il faille mettre tous ses effets à l'encan pour avoir de quoi satisfaire les créanciers. »

L'orpheline resta à Genève où se poursuivit sa jeunesse. Sa correspondance avec Marie dut probablement commencer à cette époque, s'il faut en croire la lettre adressée par la prisonnière à Rabaut en septembre 1748, et que nous venons de mentionner.

Quels incidents se produisirent à la Tour et au dehors, dans les années qui suivirent ?

Au Bouchet-de-Pranles

Le 13 novembre 1748 Etienne Durand fit établir son testament par le notaire Barruel. Il y louait ses terres à son voisin le cultivateur Bevengut, puis il léguait une somme de 600 livres à sa petite-fille, ainsi qu'une rente annuelle de 20 livres à sa fille. Comme il ne pouvait instituer celle-ci, toujours en prison, sa légatrice universelle, ainsi que le rendait possible la disparition de Pierre, il nomma pour héritier son petit-neveu Pierre Astruc, « à charge de restituer les biens fons de valleur». Nous verrons quelles contestations s'élevèrent quand il fallut obtenir leur retour à Marie.

Etienne Durand meurt

Ayant ainsi réglé ses affaires, il mourut solitaire le 19 janvier 1749. Il avait 92 ans.

Le 11 mai suivant Pierre Astruc fit « insinuer » à Privas le testament de son oncle et déclara que les « biens fons » étaient d'une valeur de 1.000 livres.

Isabeau Menet perd la raison

La prisonnière devait connaître, bientôt après ces faits dont nous ne savons si et quand elle fut informée, un nouveau déchirement. Isabeau Menet, son amie, devint folle. Au cours de l'année une note du major signifiait sans doute que « sa croyance était toujours la même » ; mais elle ne devait plus garder longtemps sa raison. Le lieutenant du Roi constata. que sa présence devenait dangereuse pour ses compagnes et fit auprès de l'intendant les démarches qu'imposait une telle situation. Le 3 mars 1750 elle fut « rendue à son père ». Son frère vint la chercher à la Tour et se porta caution pour elle. Décédée en 1758 dans son village natal, elle fut enterrée « hors l'église », c'est-à-dire hors du cimetière catholique et sans l'assistance du prêtre, par les soins de son fils que nous avons vu passer sa petite enfance à la Tour.

Matthieu Serres est libéré

En 1750 encore Matthieu Serres obtenait sa grâce par une lettre du chancelier Saint-Florentin. Mais on lui interdisait, avons-nous, dit, l'accès du royaume, et sans doute ne revit-il jamais celle qui avait été sa femme pendant quelques jours rapides, au printemps de 1730.

Nouvelles rigueurs

Bien que les pouvoirs eussent semblé faire preuve en ces circonstances d'une relative mansuétude, ils ne s'en préoccupaient pas moins en réalité de tenir étroitement serré l'étau des ordonnances qui pesaient sur les populations protestantes. Les vieilles instructions étaient sans cesse remises en vigueur par la Cour. On le vit bien à la fin de l'année : le 22 novembre 1750, Pradel, le pasteur d'Uzès, avait convoqué une assemblée aux environs d'Arpaillargues. Comme elle ne se dispersait pas assez vite, les soldats survenus firent une centaine de prisonniers. La plupart cependant furent relâchés, parmi lesquels les enfants, les infirmes et les femmes enceintes. On ne pouvait faire que les usages ne devinssent peu à peu distincts des principes. Pourtant deux prisonnières de plus entrèrent à la Tour, quelques jours à peine avant Noël : Clarisse Domergue et Françoise Barre. La première avait quarante-quatre ans. Libérée vers la fin de 1754 elle se retira à Genève où Marie Durand, qui l'appelait « sa meilleure amie », la fit saluer plusieurs fois par sa nièce.

Le Nain mourut sur ces entrefaites et ce fut son successeur, le rigoureux Saint-Priest, qui fit leur procès à d'autres « religionnaires » qu'il trouva emprisonnés en prenant ses fonctions. On les avait arrêtés presque aussitôt après cette première affaire, mais cette fois au Mas de Ponge, au moment où Paul Rabaut qui avait prêché donnait la bénédiction. Sept personnes furent conduites au fort de Nimes. Le 16 mars 1751 trois hommes partaient pour les galères, et peu après Gabrielle Guigue, âgée de 63 ans et mariée à l'un d'eux, gagna Aigues-Mortes, accompagnée par trente soldats, deux sergents et deux capitaines : on craignait en haut lieu un soulèvement. Mais de telles appréhensions étaient superflues, autant que l'importance de l'escorte.

La conduite d'Anne Durand donne des inquiétudes.

En Suisse, Court s'inquiétait de la conduite d'Anne Durand. Deux lettres de l'illustre pasteur en date du 5 novembre 1750 et du 12 février 1751 le mentionnent expressément. La jeune fille était très habile de ses doigts, mais de caractère indolent. En outre elle ne jouissait pas d'une santé florissante, et elle boitait même légèrement.

Sa tante que nous avons vu s'intéresser à son sort dès 1748 lui écrivit le 22 juin 1751 la première des lettres qui nous aient été gardées de ce long échange de correspondance. Malgré les souffrances accumulées par une interminable détention, son caractère n'y apparaît nullement aigri, mais au contraire débordant de tendresse pour l'exilée qu'elle aime comme sa fille. Ainsi peut maintenir la foi, même dans une prison, d'admirables et surnaturels mouvements d'amour.

Marie Durand écrit à sa nièce

« Tu es sans doute surprise, ma chère fille - disait Marie - de ce que j'ai tant tardé à te faire réponse ; mais comme j'ai voulu travailler pour toi, c'est ce qui a causé cette interruption ; car sois persuadée que je t'aime autant comme si tu étais ma propre enfant ; et, pourvu que tu sois bien sage, tu trouveras en moi toutes les tendresses d'une véritable mère. J'ai des vues pour toi que tu n'y penses pas. J'espère, avec le secours de Dieu, de te rendre un jour heureuse. Prie le Seigneur qu'Il bénisse les soins de ceux qui s'emploient pour ma liberté car je te ferai venir près de moi et je ferai tout mon possible pour que rien ne te manque. »

Anne Durand venait d'être malade. Sa tante la félicitait de son rétablissement : « Ta lettre me fit un grand plaisir, car je craignais que tu n'existasses plus. Le Seigneur t'a remis ta première santé, à ce qu'on m'a dit ; je lui en rends des actions de grâces et le prie de te la continuer. » Puis, après lui avoir énuméré divers objets de toilette qu'elle lui envoie, elle ajoute : « Je te donnerai, ma chère enfant, tous les secours qui dépendront de moi. Si je pouvais tirer quelque argent de mes biens, je t'assure qu'il ne serait que pour toi, car je m'en priverais de tout mon coeur pour te soulager. Mais, ma chère fille, il faut laisser payer les dettes ; en attendant, Dieu y pourvoira. Je ferai en sorte de te mander une robe, un jupon et une matelote, et des bas pour l'hiver. Tu me, diras si la robe que je t'envoie te va bien, et si tu la veux modeste ou comme il te fera plaisir. Je me priverai de bien des choses pour cela ; mais n'importe, je te le ferai, mon cher enfant. » Puis, après avoir fait allusion à quelques créances que sa nièce avait dans le Vivarais, avec lesquelles, si on ne les laissait pas se perdre, « on pourrait l'établir assez honnêtement », elle poursuit :

« Dis-moi, en réponse, ce que coûterait le fil qu'il faudrait pour une pièce de dentelle et ce qu'il te faudrait pour ta façon, parce qu'une personne de mes amies, fort de distinction, m'en a priée. On veut la dentelle assez fine, de deux doigts de large. Combine là-dessus et marque-le moi. Cela pourrait produire quelque bon effet pour moi. Les amis sont toujours bons...

« On m'a dit que tu t'étais mariée; je n'en crois rien et je ne te le conseille pas encore. Dieu y pourvoira. Sois seulement sage et je ne t'abandonnerai jamais ; sois-en bien convaincue, mon cher enfant, car je me ferai toute ma vie un devoir inviolable d'être ta bonne et sincère tante. »

A ces lignes elle joignait les deux post-scriptum suivants :

« Toutes mes compagnes te font mille compliments. Elles te plaignent de tout leur coeur. Fais les miens à tous tes amis et amies. Ta grand'mère (Isabeau Sautel) te fait ses compliments. Cela est fort léger. Elle est toujours la même. Ta réponse, d'abord avoir reçu le paquet, et fais attention à tout ce que je te dis.

« Ne pense pas que ta grand'mère te soit favorable d'un denier. Elle est de la dernière ingratitude, mais n'en fais pas semblant. Fais-lui tes compliments comme tu as accoutumé dans celle que tu m'écriras. Fais-lui sentir ta misère. Dis-lui qu'elle me remette chaque mois ce qu'elle pourra. Brûle cette lettre. »

Ces lignes étaient adressées : « A Monsieur Chiron, à la Traconnerie, à Genève, pour lui faire tenir, s'il lui plaît, à Mlle Durand, à Onez, à Genève, avec un paquet. » Comme toutes les lettres de cette époque, elle consistait en un papier plié, sans enveloppe, dont une face portait l'adresse. La fermeture était assurée par un cachet de cire noire représentant un coeur enflammé, avec une couronne. Peut-être faut-il penser que ce signe n'avait pas été choisi au hasard ?

L'orage revient

La persécution bientôt redoubla. Le proposant François Bénézet, arrêté au Vigan, fut pendu sur l'esplanade de Montpellier le 27 mars, après avoir fait preuve d'un admirable courage. Dix jours plus tôt Saint-Priest avait condamné deux hommes aux galères et cinq femmes à la prison perpétuelle, à la Tour. Ils s'étaient laissé surprendre aux environs de Clarensac, où ils avaient participé à une assemblée.

Nouvelles entrées à la Tour.

Deux d'entre les nouvelles venues, Jeanne Augier-Bastide et Suzanne Seguin-Vedel étaient veuves et âgées de plus de soixante-quinze ans. Une autre était infirme.

Une petite troupe de quinze soldats les escorta jusqu'au donjon.

Marie rédigea sur ces entrefaites une nouvelle missive pour l'orpheline de Genève. Elle est datée du 27 avril 1752. Nous en citons les principaux passages, qui laissent apparaître les craintes secrètes de la prisonnière.

Marie Durand exhorte sa nièce

« Le temps doit te paraître bien long, ma chère fille, et sans doute que tu penses que je t'ai entièrement mise dans l'oubli ; mais si cela est, efface cette pensée qui me fait outrage, car je m'oublierais plutôt moi-même, et sois persuadée que je t'ai gravée dans le fond de mon coeur. Sois toujours bien sage, ma chère fille ; que l'amour de Dieu et sa crainte fassent la règle de ta conduite. Sois assidute (sic) à travailler, car « ceux qui ne travaillent pas ne doivent point manger », dit saint Paul.

« D'ailleurs, la fainéantise est la mère de tout vice.

« Je ne t'ai pas pu faire encore ce que je t'avais promis ; mais, Dieu aidant, je le ferai et je me priverai de mon nécessaire même pour toi. A l'égard de ce qui t'est dû, les affaires sont accommodées. On doit te compter cent pistoles. Je parlai à ton oncle Brunel ; il me dit que si tu voulais, il me remettrait ton argent et que je te le placerais pour t'en faire toucher l'intérêt... Puisque Dieu t'a bien voulu favoriser de ce petit bien, ne le perds pas par ta faute.

« J'étais bien en peine pour t'écrire, car de t'affranchir les lettres, elles ne te seraient pas rendues. Une personne m'a promis de te faire rendre celle-ci. Fais-moi réponse d'abord ma lettre reçue, car je suis en peine d'avoir de tes nouvelles. Tu peux m'écrire par la poste. Ta grand'mère est toujours de même. Elle te fait des compliments. Toutes mes pauvres compagnes t'embrassent. Je te le répète encore, mon cher enfant, aime la vertu, sois douce, patiente et humble, affable à tout le monde. Modère cette vivacité qui fait quelquefois tort au corps et au salut et je te jure que je t'aimerai plus que moi-même. Fais bien attention à tout ce que je te dis. Adieu, ma tendre enfant, je te souhaite une santé des plus fermes avec les grâces du ciel et toutes sortes de faveurs. »

Puis, elle ajoutait encore en post-scriptum, comme si elle n'avait pu se résoudre à se séparer de sa nièce : « Fais bien attention à tout ce que je te dis, et fais-moi réponse au plus ; et apprends-moi ton état. Tu me fis bien plaisir de m'apprendre que tu n'avais point d'empressement pour le mariage. Conduis-toi toujours de même. Dieu nous fera la grâce de changer le temps et nous pourrons nous voir ensemble encore, moyennant son secours. Adieu, mon cher enfant, adieu, aime-moi toujours. »

Une apostasie

Le 18 mars 1752 le pasteur Jean Molines, dit Fléchier, avait été arrêté à Marsillargues. Condamné à mort, il abjura, entra dans un séminaire, puis il se réfugia en Hollande où il acheva une misérable vie de remords.

Il s'était marié avec Madeleine Pilet, veuve du capitaine d'infanterie Jean-Louis de Saint-Sens, dans la maison duquel il fut surpris. Sa femme se montra plus ferme que lui et Saint-Priest la condamna le 15 juillet suivant à être « rasée et enfermée pour le reste de ses jours dans la Tour de Constance ». La maison devait être détruite. Après avoir hésité, en considération de la qualité de la malheureuse, l'Intendant l'envoya rejoindre les autres captives d'origine beaucoup plus modeste qu'elle. Mais on lui versa une pension mensuelle de 30 livres prélevée sur ses biens confisqués. Ajoutons qu'elle sortit le 30 septembre 1766 et que le 30 janvier suivant elle rentra en possession de ceux-ci. Sa fille qui avait elle aussi abjuré n'avait pas craint auparavant d'en réclamer la régie.

Marie Durand se lia bientôt avec cette femme instruite et distinguée : Mme de Saint-Sens envoya plus d'une fois ses amitiés à la fille du martyr dont l'avait si souvent entretenue sa compagne de captivité.

Violences en Languedoc

Dans la province d'autres événements dramatiques se produisirent. Saint-Priest avait imposé l'année précédente la rebaptisation des enfants protestants. Comme la mesure s'effectuait trop lentement au gré du clergé, on eut recours aux dragons. Au début de 1752, en maints endroits, les nouveaux convertis durent porter leurs enfants à l'église, quand ils ne laissèrent pas ce soin aux soldats tandis qu'eux-mêmes s'enfuyaient dans la campagne. Or, aux environs de Ledignan, trois prêtres rendus responsables de ces horreurs furent massacrés à coup de fusil. L'Intendant crut à un soulèvement généralisé, et il arrêta tout aussitôt les rebaptisations.

Puis apaisement imprévu

Ainsi constatons-nous une fois de plus chez les pouvoirs, ces alternances de sévérité et de reculs si caractéristiques d'une époque où les principes d'autorité despotique se heurtaient à une opinion publique sans cesse plus éveillée. Il n'est pas sans intérêt de souligner à ce propos une des affirmations de la dernière lettre de Marie Durand que nous avons citée, à savoir que la prisonnière avait reçu la visite d'un oncle d'Anne, le religionnaire Brunel qui s'occupait de mettre en valeur les biens de celle-ci, et qui apportait à Marie quelque argent prélevé sur leur gestion. Ainsi la rigueur fléchissait là encore par moments, et l'on tolérait des entrevues jusque dans la tour.

Une nouvelle preuve de cette évolution allait être bientôt donnée aux captives. La Cour, inquiète, avait envoyé en Languedoc le marquis de Paulmy d'Argenson. Il était le neveu du Ministre de la Guerre dont il portait le nom, mais qu'il surpassait par la distinction de son esprit. Il devait poursuivre une enquête sur les sentiments patriotiques des « nouveaux convertis », et il ne craignit pas de se mettre en relations avec Paul Rabaut. Celui-ci prépara un long mémoire où les plaintes de ses coreligionnaires étaient exprimées avec précision, mais sans qu'il y mentionnât cependant le triste sort des recluses d'Aigues-Mortes. Il eut le courage d'arrêter lui-même près de Codognan le carrosse du marquis, auquel il remit le placet ; un mot du grand seigneur pouvait l'envoyer à la potence !

Un visiteur de marque à la Tour

Alors Paulmy avait déjà reçu une requête directement envoyée par les martyres, et fort habilement rédigée. Qui donc avait tenu la plume ? Les prisonnières faisaient état de la visite qu'elles venaient de recevoir de l'illustre délégué. En effet il s'était rendu à la Tour. Son émotion fut profonde, et il ne put s'empêcher de marquer sa sympathie aux victimes d'une intolérance déjà condamnée. Par trois fois il leur demanda de prier Dieu pour lui, puis il leur remit deux louis. Il voulut savoir si elles étaient toutes arrêtées pour crime d'assemblée : « Oui, Monseigneur, approuva l'une d'elles ; et nous ne croyons pas que le Roi trouve mauvais qu'on s'assemble pour prier Dieu. » - « Non, mon enfant », répondit-il simplement.

Comme il sortait, dit Paul Rabaut, deux jeunes filles coururent après lui, dont l'une était la petite Catherine Falguière-Goutés entrée avec sa mère en juin 1742 ; « et s'étant jetées à ses pieds, en lui demandant avec larmes la délivrance de leurs mères, il en fut si attendri qu'il ne put retenir ses larmes. Il leur donna six livres et leur promit qu'il se souviendrait de leurs mères ». « Les prisonnières ont tout lieu d'être satisfaites de ce seigneur », concluait le pasteur, « que ne peut-on pas attendre d'un homme de ce caractère ? »

Mais les bonnes volontés personnelles ne pouvaient rien contre les résistances obstinées de la Cour et du Clergé. Si Paulmy avait pleuré, les évêques veillaient et Saint-Florentin aussi. Les prisonnières durent attendre encore quatorze ans avant qu'un autre grand dignitaire, le Prince de Beauvau, fît enfin tomber leurs chaînes.

Une année nouvelle s'écoula sur laquelle nous ne possédons aucun renseignement. Marie Durand travaillait et préparait des vêtements pour sa nièce. L'existence des martyres se déroulait ainsi dans le retour des mille petits détails journaliers qui n'en pouvaient atténuer l'affreuse monotonie. Les abjurations avaient cessé. On espérait maintenant la délivrance, mais il fallait après chaque visite ou chaque bonne nouvelle s'armer de courage pour lutter encore, désespérément, parce que le but, une fois de plus, reculait au moment où on avait cru le saisir.

Le 9 décembre 1753 l'héroïne fit parvenir un nouvel envoi à Genève, mais cette fois par l'intermédiaire de Chiron, à qui elle recommandait Anne en des termes chaleureux.

Nouvelle lettre à Anne Durand

Quelques jours après elle s'adressait directement à la jeune fille : « Tu ne te plaindras pas toujours de ta tante, ma chère fille. Elle t'écrit assez souvent à présent. J'ai écrit à M. Chiron, il y a quelques jours, quoi qu'il n'ait pas voulu se donner la peine de m'écrire un mot dans ta lettre. Peut-être ne fut-il pas satisfait de celle que je me fis l'honneur de lui écrire. Quoi qu'il en soit, présente-lui mes compliments les plus empressés, de même qu'à Mme son épouse. Je leur souhaite une santé des plus solides et les plus exquises bénédictions du ciel en haut et de la terre en bas. Je sens vivement toutes les bontés qu'ils ont pour toi. Je te recommande de leur être obéissante et de ne leur manquer jamais. » Puis elle fait à sa nièce le détail des objets de toilette qu'elle vient de lui envoyer, et continue par des conseils pleins d'affection et de sagesse : « Sois assurée, ma chère enfant, que je t'aime plus que moi-même, que je ne t'abandonnerai jamais et te regarderai toujours comme une tendre fille. Mais je veux que tu fasses attention à mes avis ; je veux que tu sois modeste dans tes manières et dans tes discours. Sois aussi modérée et docile. Aie la patience envers tout le monde, soit bons, soit mauvais. Souviens-toi de ce que dit saint Jacques : « Si quelqu'un pense être religieux et qu'il ne tienne pas en bride sa langue, la religion d'un tel personnage est vaine. » Il n'y a que les violents qui ravissent le ciel. Ceux qui sont violents dans leurs discours ne sont pas les violents que Dieu demande, ni ceux qui souffrent les tortures. Ce sont ceux qui se font violence à eux-mêmes, qui sont modérés, doux et pacifiques. il faut toujours céder, fût-ce à un enfant de deux ans. Si tu en agis ainsi, ma chère fille, tu seras louée de tout le monde et Dieu te bénira. Je sais bien qu'il en coûte, mais il vaut infiniment mieux souffrir et passer pour être sage, modeste, doux et modéré. Dis-moi si l'on t'a jamais dit que je fusse une immodeste, une violente ni une emportée, je m'en corrigerai. Je me comporte avec tout le monde, et je souffre tout, à l'exemple de mon Sauveur. »

Puis, faisant allusion aux relations étroites qui l'unissent à Anne Goutés et à son enfant, elle poursuit :

« J'ai une petite avec moi, de l'âge de douze ans, fille d'un martyr. Sa mère mange avec moi. Cet enfant est l'admiration de tout le monde par sa modestie et sa sagesse et j'entends très souvent qu'on dit : « Ah ! le brave enfant ! Ce sont les soins de Mlle Durand. » Je peux bien dire qu'il m'aime autant que sa propre mère, par l'éducation que je lui donne. Je voudrais bien pouvoir t'en faire autant. Je te donnerais quelque souffleton, mon ange, et tu me sauterais au cou, comme cette pauvre petite, pour m'embrasser. Je cacherais tes petits défauts et je te corrigerais. J'espère que Dieu nous accordera cette grâce par sa miséricorde. Ainsi prends tes maux en patience et tiens-toi reprise de tout le monde. Qu'on ne puisse pas dire de toi : « Tu as en haine la correction », comme dit un prophète. Lis souvent l'Ecriture et instruis-toi de ton salut. Ne prends pas en mauvaise part mes corrections, mon cher enfant. Imite les vertus de ton cher père, qui se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.

« Je voudrais un présent de toi, mon cher ange, c'est-à-dire une pointe brodée, entourée de dentelle, si tu peux le faire, et je te la rembourserai avec usure. Je voudrais voir ton travail ; mais cependant ne te gêne pas, mon cher enfant, mon tout. Je ne t'aimerai pas moins, sois-en persuadée, mon ange. »

 

(Cliché Musée du Désert)
UNE VUE DES REMPARTS D'AIGUES-MORTES

 

Puis elle termine ainsi :

« Cette petite, sa mère et toutes mes compagnes te font mille brassades. Nous parlons de toi cent fois le jour, et surtout cette enfant. Elle t'aime beaucoup. Ta grand'mère t'embrasse ; elle me donne beaucoup de soin. Fais-moi réponse, d'abord que tu auras reçu ton paquet et dis-moi si tu es contente. J'ai reçu la lettre que tu m'écrivis par cet homme de Lassalle. Ecris-moi, comme tu me disais par elle. Adieu, ma chère petite. »

On sourit à certains traits de cette lettre : Anne 'Durand avait, lorsqu'elle la reçut, plus de vingt-quatre ans. Mais que de tendresse dans ces lignes naïves ! La longue épreuve n'avait, dans ce coeur sincère et fort, rien dessèche.

Catherine Goutès devait sortir de sa prison vers 1758, pour se retirer dans son village de Bréau. Elle épousa dans la suite Pierre Causse, fabricant de bas .à Ganges, où elle alla résider. Nous verrons plus tard qu'elle n'oublia pas celle qui, avec tant de sollicitude, avait veillé sur ses premières années ; et lorsque survint en 1815 la Terreur Blanche, elle donna une dernière preuve de son énergie en tenant tête, seule, aux émeutiers, tandis qu'elle avait invité sa famille à rester paisiblement à la maison. On connaissait son histoire, et son sang-froid eut finalement raison des plus exaltés : peut-être s'était-elle souvenue de l'admirable exemple de constance que, bien longtemps auparavant, Marie Durand lui avait donné dans le donjon d'Aigues-Mortes.

Des relations s'établissent entre les captives et Paul Rabaut.

Les prisonnières avaient besoin dans leur dénuement de compter sur la libéralité des fidèles. Au début de 1754 Rabaut put leur faire parvenir vingt livres.

L'envoi était modeste, mais les amendes pesaient fort lourdement sur la vie matérielle de nos communautés protestantes et leur rendaient difficile de mieux faire.

Marie remercia le pasteur au nom de ses compagnes, en s'exprimant ainsi :

« Nos très chers frères et soeurs en J.-C. N.-S., nous avons reçu les 20 livres argent que vous avez eu la bonté de nous envoyer. Nous avons l'honneur de vous les remercier et prions le Seigneur qu'il lui plaise vous en rendre la récompense en ce siècle, en vous comblant des faveurs de la nature et des trésors de la grâce. Dieu veuille vous protéger contre tous les traits de l'adversaire et vous couvrir de l'ombre de ses ailes, et après que vous aurez servi au conseil de l'Etre de votre existence, il vous introduise dans son éternelle félicité, où vous puissiez savourer le fruit de la justice dû à votre persévérance et à vos biens répandus. Ce sont les voeux et les souhaits de celles qui s'en font un devoir particulier, et d'être, avec l'amitié la plus chrétienne, nos très chers frères et soeurs en J.-C. N.-S., vos très humbles et très obéissantes, servantes les prisonnières.

« LA DURAND. »

Marie Durand est malade

Ainsi, entre les pasteurs et les obscurs otages d'Aigues-Mortes, des relations de plus en plus étroites s'étaient établies. Au cours de l'année elles permirent aux malheureuses de solliciter le pasteur Pradel, afin qu'il adressât en leur nom trois placets à de grands. seigneurs de Versailles.

Marie Durand était alors atteinte par une crise de rhumatismes extrêmement violente et douloureuse, conséquence du climat insalubre et de l'humidité constante qui régnait dans sa prison,

Vers la fin de l'année, une nouvelle femme y fut amenée de Bédarieux : Françoise Sarrut, mariée à l'huissier Jean Caldié. Tous deux étaient convaincus de « crime d'assemblée », ainsi que trois autres de leurs coreligionnaires : Jean Bonnafous, Galzy et Jean Raymond, de Faugères. On conduisit les inculpés depuis Béziers jusqu'à Montpellier en utilisant un carrosse, mais il y avait peu de place, et Jean Bonnafous et Caldié furent attachés derrière la voiture. Paul Rabaut qui les vit au départ adressa, sous pseudonyme, une lettre de supplication en leur faveur au Maréchal de Richelieu. Les prévenus n'en furent pas moins condamnés le 9 octobre, les hommes aux galères perpétuelles, et Françoise Sarrut à l'emprisonnement perpétuel dans la Tour. Les frais de son transfert à Aigues-Mortes, bateau, monture, nourriture et escorte s'élevèrent à 30 livres 19 sols.

Juste retour des choses d'ici-bas

L'infortunée ne pouvait pas penser que, un siècle et demi après ces horreurs, l'un de ses descendants allait occuper, comme premier président de la Cour de Cassation, l'une des plus hautes magistratures du pays.

Isabeau Sautel meurt à la Tour.

Le 27 novembre Isabeau Sautel mourait à la Tour. Depuis 9 ans elle était paralysée. Marie Durand l'avait entourée, dans sa misère, de toute sa sollicitude. Et cependant l'aïeule au caractère aigri ne lui avait point pardonné, non plus qu'à sa nièce, d'être les parentes du martyr dont elle n'avait jamais accepté l'alliance, source de toutes les épreuves qui s'étaient abattues si nombreuses sur sa famille. Les lettres que nous avons déjà citées ne laissent aucun doute sur les sentiments de la vieille prisonnière.

Quand son état s'aggrava, Marie se remettait lentement de ses propres maux. Elle soigna l'infirme avec tout le dévouement d'une fille, et elle put, après que la veuve du notaire de Craux eut « passé de ce monde au Père des Esprits », se rendre à elle-même le témoignage suivant :

« Tu penses sans doute - écrivit-elle à sa nièce - ma chère enfant, que je n'existe plus ou que je t'ai mise dans un total oubli. Mais, supposé que tu eusses cette idée, détrompe-toi, car je m'oublierais plutôt moi-même. Je t'ai toujours gravée dans mon coeur en ongle de diamant ; et rien ne sera jamais capable de t'en effacer, sois-en bien convaincue ma chère fille. Il est vrai que tu aurais juste sujet de te plaindre, car ma cruauté serait à son comble, d'avoir passé presque un an sans te donner de vives marques de la tendresse que j'ai toujours pour toi, ma pauvre petite. Mais tu es trop raisonnable pour ne te bien persuader que de fortes raisons m'ont empêché de t'écrire...

Le dévouement de Marie Durand

Il y a six mois, je me sentis prise de violentes douleurs par tout mon corps, que je n'avais presque point de repos ; et lorsque je reçus ta dernière du 20 octobre dernier, je me trouvais doublement embarrassée à servir ta - grand'mère d'une violente maladie, qu'elle ne m'a - donné repos ni nuit, ni jour ; et, sans le secours de mon amie et quelques autres de mes compagnes, il m'aurait été impossible de pouvoir soutenir, et je t'assure, ma chère fille, que je me suis épuisée. Il y a autour de quatorze mois que je ne mange rien d'appétit. Il faut se soumettre à la volonté du divin Maître et baiser la verge qui nous frappe, sans murmurer contre le souverain Juge qui dispose de nous comme bon lui semble. Enfin, ma chère fille, tu as bien raison de me dire que tu n'as que moi pour appui. Car de quelque façon que j'aie agi, on m'a toujours payée d'ingratitude. Il n'y a point de soins que je ne me sois donnés pour servir ta grand'mère pendant neuf ans ; et, bien loin que ta tante Brunel me remerciât de mes peines, elle ne me l'a jamais recommandée. Cependant, je peux me vanter, et mes compagnes me rendent témoignage, que personne n'a été mieux servie tant pour son corps que pour les consolations de son âme. Elle passa de ce monde au Père des esprits, le vingt-sept du mois dernier. Elle avait extrêmement souffert. Dieu lui a fait bien de grâce de la retirer de ce lieu de combat pour la faire jouir du triomphe de la gloire. »

Puis la prisonnière adresse des conseils à sa nièce et provoque ses confidences :

« Tu me dis, ma chère fille, qu'il ne faut point compter sur les hommes. Je le sais, mon cher enfant. Tu restes retirée sans voir beaucoup le monde. Tu me fais grand plaisir. Console-toi dans la sainte Ecriture. Il me semble que tu as ton coeur en amertume. Tu me ferais bien de grâce de m'apprendre toutes tes inquiétudes et toutes tes affaires... Sois assurée que je te servirai de véritable mère. Je t'aime autant que si je t'avais sortie de mon sein. »

Anne souffrait alors de la goutte et de rhumatismes. Peut-être faut-il chercher ici la raison de « l'amertume de son mur » ?

Les prisonnières en 1754

A la Tour, et malgré ses souffrances, Marie dressa vers la même époque (début de décembre 1754) une nouvelle liste des captives qu'elle fit parvenir à Paul Rabaut. Elles étaient alors 25. Neuf étaient mortes depuis le début de 1746. De celles qui subsistaient, Marie Beraud, l'aveugle, était octogénaire. Elle avait subi 29 ans de réclusion. Jeanne Auquier avait 76 ans, Suzanne Seguin 78. Anne Gaussent-Cros était détenue depuis 31 ans, Marie Frizol depuis 27, Anne Saliège depuis 35. Plusieurs de celles-ci et de leurs compagnes avaient oublié leur âge. Onze prisonnières en tout avaient atteint ou dépassé la soixantaine.

Hiver rude

L'hiver qui commençait fut particulièrement rude. Dans quelles misérables conditions de confort les pauvres femmes l'affrontèrent-elles ? Une nouvelle lettre de Marie Durand, en date du 3 mars 1755 et faisant suite à la réponse de l'orpheline reçue entre temps, nous fixe là-dessus :

« Tu as donc été malade, ma chère enfant, et tu l'es encore par cette cruelle maladie (de la goutte et d'un rhumatisme)... Que tu dois avoir souffert, ma chère fille ! car je sais combien on souffre des douleurs. J'y ai passé à mon tour ; car cette année, j'en ai senti l'amertume, surtout dans ma tête, que je criai pendant huit jours, et, après ce temps-là, il me descendait des eaux si mauvaises de ma tête dans mon estomac, avec une senteur si insupportable que je me sentais mourir chaque moment. C'était dans les grands froids, et notre prison regorgeait l'eau de partout, et je ne peux pas me faire aucun remède ; mais à présent je suis mieux, grâce au Seigneur. J'étais dans cette situation lorsque je reçus tes lettres. Je ne plaignais que toi, ma chère petite. Je disais chaque moment à mon amie : « Au moins, si j'avais ici ma pauvre enfant ! » Elle me répondit : « Mon Dieu oui, nous en aurions soin. » Elle me parle souvent de toi, tellement que notre complot est fait de ne nous quitter jamais. Elle me dit : « Si ce grand Dieu nous accordait notre chère liberté, tu ferais venir ta chère fille et nous aurions soin de nos deux enfants. » Il y a douze ans que nous sommes ensemble. Elle s'appelle Goutés. Sa fille court sa quatorzième année ; mais c'est bien la plus brave enfant qu'on puisse voir. Elle a perdu son mari dans les galères, il y a longtemps. Elles t'embrassent l'une et l'autre de toutes leurs tendres affections.

« ... Je reviens à ton mal. Consulte les médecins si les bains de Balaruc (1) ou de sable te sont bons. J'agirais pour que tu puisses venir pour les prendre et la fille de mon amie irait avec toi pour te servir. Si je pouvais te donner quelque soulagement, tant pour ton mal que pour ton nécessaire, hélas ! que je le ferais du fond de mon coeur ! car je t'aime plus, ma chère fille, que moi-même et je voudrais pouvoir te délivrer de tes douleurs, quand même il me les faudrait souffrir ; sois-en persuadée, mon cher ange. Mais, comme tu me dis, il faut se soumettre à la volonté de Dieu, baiser sa verge avec une humble soumission. Tu as éprouvé bien des faveurs des bonnes âmes de ton endroit. Je suis bien sensible à toutes leurs bontés. Dieu veuille les protéger toutes et leur accorder une longue et heureuse prospérité. Je remercie très humblement M. Chiron et Mme son épouse, de même que les personnes chez qui tu es logée. Fais mes compliments bien empressés à tous. Je fais des voeux bien sincères pour la conservation des uns et des autres. Je voudrais de tout mon coeur pouvoir leur témoigner ma juste reconnaissance. Je m'acquitterais avec affection de ce devoir. Toutes mes compagnes te font mille compliments. Elles te plaignent beaucoup. »

Vient ensuite le détail navrant de leurs privations: « Nous avons été dans une terrible souffrance cet hiver. Nous étions sans aucune provision, excepté d'un peu de bois vert. Le plus que nous avions, c'était de la neige sur notre terrasse, sans aucun secours de personne. Dans tout le cours de l'hiver, nous n'avons reçu que quarante-cinq sols chacune. Les gens de ce pays sont tellement affligés que nous en sentons l'amertume. Juge de notre état. Cependant, ma chère fille, il nous faut toujours dire, avec le modèle de la patience : « Quand tu me tuerais, Seigneur, j'espérerai toujours en toi. » Confions-nous en Lui et il ne nous abandonnera pas... Fais mes plus tendres compliments à Mme Martin. Elle était ma meilleure amie. Mes compagnes l'assurent de leurs respects. Fais réponse à lettre vue, au nom de Dieu. Je suis très en peine de ta santé. »

.(1) Balaruc, près de Sète, sur l'étang de Thau. Ses eaux thermales sont utilisées pour le traitement des maladies rhumatismales. 
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