Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

L'enfance

(1715-1728)

suite

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Fuite de Pierre Durand

Pierre Durand et Pierre Rouvier, craignant qu'une dénonciation hélas trop vraisemblable ne les exposât aux rigueurs des Puissances, gagnèrent la Suisse après une course précipitée. Leur destin venait, dans la nuit tragique, de se fixer pour toujours. Il leur fallait désormais renoncer à la vie paisible menée jusque-là dans une province retirée, et choisir entre l'exil ou les dangers perpétuels que ne manquerait pas d'entraîner leur retour en Vivarais.

Mais l'espérance était tenace au coeur des deux religionnaires. La surprise du Navalet elle-même ne parvint pas à la leur arracher. Quand Durand fut arrivé à Lausanne, puis bientôt après à Zurich, et Rouvier à Berne, l'un et l'autre employés comme gens de maison et précepteurs en même temps, ils tentèrent d'entreprendre aux Académies des études qui devaient, selon leur rêve, leur permettre de revenir en France comme pasteurs, quand la liberté de conscience serait rétablie ! ...

Arrestations -Jugements

Tandis qu'ils se mettaient ainsi au travail avec vaillance, le subdélégué de l'Intendant de Bernage poursuivait en Vivarais l'instruction consécutive à l'affaire du 29 janvier. Sur une seconde dénonciation du traître Souche il fit arrêter plusieurs personnes accusées d'avoir pris part à l'assemblée. On jugea deux cultivateurs, qui furent l'un et l'autre condamnés aux galères pour le reste de leur vie.

Claudine Gamonet, mère de Pierre et Marie Durand, figurait maintenant au nombre des inculpés : ordre fut donné de la conduire dans la citadelle de Montpellier, en attendant son jugement.

Aucune pièce, là encore, ne permet de retrouver trace des décisions qui suivirent ou de supposer que le procès de la suspecte ait été instruit. Nous n'aurons plus d'indications la concernant jusqu'en 1726, date à laquelle un acte notarié attesta qu'elle était morte. Elle ne dut probablement pas survivre longtemps à la dispersion de sa famille.

La maison du Bouchet-de-Pranles, où s'était tenue l'Assemblée, devait être détruite. Nous sommes enclin à penser que cette mesure concernait la maison de Claudine Gamonet, plutôt que celle qui subsiste aujourd'hui et où l'on peut voir les inscriptions déjà mentionnées dans notre récit, antérieures l'une et l'autre à ces événements. En effet, beaucoup plus tard, Marie Durand s'exprimait ainsi : « Que ma maison, qui est rasée, soit totalement perdue. c'est pour la gloire de Dieu ; mais celle qui résiste encore à l'hiver de la persécution, qu'on puisse s'y mettre un peu à couvert. en état d'y habiter avec quelqu'un, pour travailler mon bien ! »

Un autre acte de location des domaines ayant appartenu à Claudine Gamonet fait également état le 1er octobre 1767, « d'une maison composée de deux membres (la maison actuelle, sans doute) et d'un chazal (une masure) où se trouvent deux voûtes en partie ruinées et quelques vestiges de bâtiment ».

Enfin, le livre de raison d'Etienne Durand signale que « le Sieur Dumolard, subdélégué de M. l'Intendant.... mit un détachement de 17 soldats au Bouchet, en pure perte, pendant 21 jours, desquels j'en avais 7, et lorsqu'ils délogèrent, ils démolirent ma maison et se servirent (lisez : se saisirent) de mes bestiaux et meubles ».

Quelques mois s'écoulèrent. Sans doute Etienne Durand ressentait-il douloureusement les coups si imprévus qui venaient de compromettre à jamais la paix de son foyer.

Pierre Rouvier rentre en Vivarais

La date du retour de son fils en Vivarais ne peut être déterminée avec certitude. Son compagnon Rouvier avait voulu, dès le mois de septembre 1719, regagner ses montagnes natales. Une lettre de Jacques Roger lui avait, en effet, laissé entrevoir la possibilité de se mettre au service des Eglises « sous la Croix », sans avoir mené à bien les études régulières dont la difficulté déjà le décourageait. Mais aux environs de Vernoux, il fut dénoncé et arrêté. Après un procès au cours duquel il rendit de sa foi le témoignage le plus héroïque, il fut condamné aux galères à perpétuité.

En 1727 il devint le beau-frère de son ami Durand. Celui-ci dut prolonger davantage son séjour à Zurich. Mais, en décembre 1720, Antoine Court se rendit en Suisse pour y plaider la cause de nos Eglises persécutées. Son voyage ne resta pas inaperçu, et nous pouvons penser que si Durand s'était trouvé là-bas à cette époque, il l'aurait appris et il aurait rejoint le pasteur languedocien. Or rien de pareil n'apparaît à la lecture des notes pourtant si détaillées que nous a laissé ce dernier concernant son labeur et ses compagnons d'oeuvre.

Pierre Durand rentre aussi

D'autre part, aux termes d'une lettre de Corteiz, le fils du greffier du Bouchet se joignit, le 22 mai 1721, aux délégués du Synode de Durfort comme député « des annonciateurs de la parole de Dieu qui sont en Vivarais ». Pour avoir été ainsi désigné par eux, il fallait que, très jeune encore, il eût conquis une notoriété certaine et même qu'il se fût affirmé avec maîtrise. Cela ne va pas sans impliquer une période d'activité déjà longue, et nous croyons qu'on peut sans trop de hardiesse placer son retour vers l'automne de 1720, à l'issue d'une seconde année d'études, complète celle-là et poursuivie comme précédemment au « Collegium Carolinum », où l'on enseignait, à Zurich, la théologie. Ce fut là qu'il apprit les éléments de grec dont il devait user plus tard pour la rédaction de son registre pastoral de baptêmes et de mariages. Les brouillons, en effet, y sont écrits avec les lettres et parfois même des mots entiers empruntés à cette langue.

Revint-il à la maison paternelle ? Il le nia devant ses juges, auxquels il affirma n'y être repassé qu'une seule fois, en 1721, « pour se faire habiller ». Cependant il pria parfois ses correspondants de lui adresser là leurs missives, et cela laisse clairement voir qu'il n'interrompit pas ses relations avec les siens. Toutefois sa présence constituait pour eux un grave danger en les faisant complices d'une activité interdite, et il dut espacer quelque peu des visites désormais trop compromettantes.

Son travail auprès des communautés protestantes de la province n'en était qu'à son début, et ce fut beaucoup plus tard seulement qu'il aboutit à des résultats effectifs. Aussi bien voyons-nous la population se rattacher encore, à cette époque, à l'église romaine. Son père lui-même ne paraît pas s'être écarté de cette ligne de conduite, et, le 9 janvier 1721, la petite Marie fut la marraine de son cousin Joseph Astruc, présenté aux fonts baptismaux de l'église de Pranles. Déjà le greffier avait été le parrain de Jean, frère aîné du nouveau baptisé.

Quelques années s'écoulèrent sur lesquelles nous ne possédons aucun renseignement concernant la famille restée au Bouchet.

Pierre Durand à l'oeuvre

Mais Pierre redoublait d'activité. Les unes après les autres les communautés se réorganisaient. Les divers ouvriers de ce réveil travaillaient dans l'accord le plus étroit. En 1723 Corteiz quitta le Bas-Languedoc, et, sous la conduite de l'humble prédicant Rouvière, né au hameau de Blaizac, près d'Ajoux, il parcourut le Vivarais. L' « ordre » fut restauré contre les entreprises des prophètes, et ceux-ci se turent enfin presque tous. Hommes d'âge et d'expérience, les deux missionnaires apportèrent à leur jeune collègue une collaboration décisive. Les paroisses furent « rangées en églises, comme en Languedoc », et des règlements stricts remis en vigueur. Des « anciens » acceptèrent de remplir cette charge maintenant rétablie. Des synodes étaient prévus à des intervalles réguliers et s'ouvraient parfois aux représentants venus des autres provinces. On en tint les procès-verbaux avec méthode. Le registre nous en est parvenu : 'conservé aux archives de la Voulte, il garde dans ses pages vieillies le souvenir exact des préoccupations des églises martyres. Il s'ouvre avec le compte rendu du premier Synode de juin 1721, et s'arrête à la Révolution. Nous y avons retrouvé nombre de rapports soigneusement copiés par Durand lui-même, de son écriture fine et appliquée. Notre héros avait été clerc de notaire et il s'en souvenait.

Mais déjà Corteiz et ses collègues jugeaient désirable « l'installation régulière » de leur compagnon d'oeuvre « dans la charge entière du ministère ». Il s'agissait pour lui de gravir un échelon de plus de la hiérarchie ecclésiastique. On n'oubliera pas en effet (lue, durant toute la période du désert, le titre général de prédicant impliquait en réalité trois fonctions distinctes : celle du proposant, débutant qui s'essayait à prêcher des sermons généralement appris par coeur ; celle du prédicant proprement dit, qui exerçait toutes les charges pastorales, instruction religieuse et prédication comprises, à l'exclusion toutefois de l'administration des sacrements confiée seulement à la dernière catégorie, celle des pasteurs consacrés.

Pierre Durand devait s'effrayer longtemps devant le caractère de solennité particulière attaché à la charge dont on voulait le revêtir. Lui qui risquait sa vie chaque jour se jugeait indigne de cet « entier ministère ». Pourtant ses compagnons lui conseillaient tous d'accepter ce titre : l'autorité du jeune homme s'était sans doute singulièrement affermie pour qu'il recueillit ainsi, au travers des conseils des vétérans, le magnifique hommage d'estime et de reconnaissance dû à l'oeuvre qu'il poursuivait au sein des églises vivaroises persécutées.

Il est consacré

Il ne devait être consacré cependant qu'en 1726, à l'issue du premier Synode national, qu'il reçut dans sa province, aux environs de Craux, les 16 et 17 mai.

Il se fiance

Mais un événement capital était alors venu transformer sa vie personnelle : apôtre infatigable, entièrement dévoué à son travail difficile et périlleux, il n'en était pas moins capable des sentiments les plus tendres et nous le voyons annoncer, au Synode qui se tint le 11 novembre 1724, ses fiançailles avec Anne Rouvier, de Craux. Celle-ci était la soeur de Pierre Rouvier, galérien pour la foi depuis 1719. Leur père était mort pendant le séjour que le jeune homme avait fait en Suisse avant son arrestation, et leur mère, Isabeau Sautel-Rouvier, née à Majérouans, avait gardé la fortune importante de l'ancien notaire royal. Elle était restée veuve avec cinq enfants, deux fils et trois filles dont Anne était l'aînée. La cadette devait épouser plus tard leur voisin, le religionnaire Brunel. La plus jeune, Marie-Judith, avait dix ans.

Les membres du Synode délibérèrent gravement des visites trop fréquentes pouvaient donner un prétexte aux calomnies débitées contre les Nouveaux-Convertis. Or il convenait d'éviter tout ce qui pouvait jeter le moindre discrédit sur les choses « de la religion ». On souhaita donc que le jeune prédicant « finît son mariage » sans attendre. Mais comme on connaissait toute sa grande valeur morale et la délicatesse de sa pensée et de ses actes, on l'autorisa quand même à voir sa fiancée « quand il le voudrait ». Avis contradictoires que le tact du héros sut sans doute fort bien concilier.

En mars 1726 la jeune fille était au Bouchet-de-Pranles. Elle avait 24 ans. Mais elle était, ainsi qu'elle devait toujours le rester, de santé chancelante. Son fiancé ne pouvait la voir que de loin en loin, au hasard de ses courses incessantes et des rares moments de répit laissés par la surveillance sévère dont il se savait l'objet.

Mesures sévères prises contre les protestants.

Car les sévices de l'Intendant s'exerçaient dans tout le Languedoc et se traduisaient par des poursuites et des arrestations fréquentes. Le clergé voyait avec peine les populations lui échapper. Il multipliait les démarches auprès des pouvoirs, et il avait réussi en particulier à leur arracher, depuis 1724, une terrible déclaration qui renouvelait et résumait toutes les dispositions prises par Louis XIV contre ses sujets protestants.

Cette année 1726 vit entre autres rigueurs l'emprisonnement à la Tour de Constance, de Jacquette Vigne, des environs d'Alès, qui devait être plus tard l'une des compagnes de Marie Durand. Trois femmes de Valleraugues l'y rejoignirent bientôt après, dont l'une, Marguerite Angliviel, était encore là en 1737.

Des femmes envoyées à la Tour de Constance.

Vers la fin de l'année, deux femmes de Ste-Césaire, près de Nimes, entraient elles aussi à la Tour, après un jugement de l'Intendant de Bernage : l'une d'elles, Marie Frizol, ne devait sortir de son sépulcre qu'en 1767 !

En 1728 ce devait être le tour de deux prophétesses de St-Fortunat : Marie Vernes et Antoinette Gonin. Celle-ci devait plus tard apostasier et retrouver par ce moyen sa liberté.

Mariage de Pierre Durand

Le 26 décembre 1726 l'acte officiel des fiançailles de Pierre Durand fut rédigé. Les jeunes gens n'attendaient plus pour recevoir la bénédiction nuptiale que la venue de Jacques Roger. Le nouveau pasteur lui devait sa vocation, et le ministre dauphinois, au Synode national de 1726, l'avait consacré. La cérémonie du mariage qu'il présida également eut lieu, dans le plus grand secret, le 10 mars 1727 à Craux. Désormais Anne Rouvier liait son sort à celui d'un proscrit, décision héroïque en ces temps troublés. Mais la foi de la jeune femme était à la hauteur de ces périls.

Une naissance

Le 24 août 1728 une petite Jeanne naissait dans ce foyer si souvent désorganisé. Nous croyons que sa mère était restée à Craux, car si les lettres de son mari, qui nous ont été gardées par Antoine Court, ne nous donnent aucune indication à ce sujet, et pour cette époque, ce fut seulement longtemps après qu'elles firent allusion à des changements de résidence rendus nécessaires par des poursuites de plus en plus serrées. On n'y songeait pas alors. Le mariage avait eu lieu dans le mystère le plus complet, et les habitants du petit hameau, tous protestants, en étaient seuls informés.

Les épreuves définitives avaient épargné jusque-là les hôtes de la vieille maison du Bouchet. La clarté modeste du bonheur avait même parfois brillé pour eux malgré les circonstances redoutables. Il avait fallu sans doute faire le sacrifice de la vie en commun, mais pour ces religionnaires convaincus, la joie du moissonneur, les succès de leur héroïque Pierre étaient la récompense de ces dures semailles. Partout les églises reprenaient vie ; partout la foi était assez fervente pour que l'on acceptât le risque des amendes et de l'emprisonnement, et la charge plus lourde encore, parce que plus constante, de l'absence d'état civil. Celui-ci ne pouvait être établi qu'au prix d'une apostasie, et de plus en plus on allait porter les enfants « au désert », où ils étaient baptisés, et où l'on cherchait aussi la bénédiction nuptiale.

Mais l'orage terrible grondait. Le résultat même de tant d'efforts allait le précipiter. Déjà la tête du pasteur était mise à prix. Le moment allait venir bientôt des drames intérieurs et des atroces séparations.


COUPES UTILISÉES
POUR LES SERVICES DE STE-CÈNE,
AU XVIIIe SIECLE


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