HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXIII. (suite)
CRUAUTÉS INOUÏES
COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES
Expulsion des Vaudois de la plaine de
Luserne. - L'armée piémontaise aux:
Vallées. - Massacres. - Défense
héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les
armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons
évangéliques de la Suisse. Démarches de
la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes.
Collectes. - Conférences de Pignerol. -
Médiation de la France. - Signature du
traité.
De toute la vallée de Luserne,
une seule communauté avait échappé aux
vengeances de l'armée, c'était la plus petite,
nommée Rora, composée de vingt-cinq familles
seulement, située au midi de celles du Villar et de
la Tour, du côté droit du Pélice, dans
les montagnes, ou elle forme un vallon reculé entre
les bras de deux arêtes abaissées qui
descendent à l'orient du massif imposant du Friolant.
L'on pénètre dans cette enceinte par deux
chemins, l'un qui monte de Luserne (c'est la voie
ordinaire), et qui serpente, à plusieurs places, en
précipice sur le torrent, dit la Luserna; l'autre
qui, des bords du Pélice, et par des sentiers qu'on
prend de Bobbi et du Villar, conduit péniblement le
long de pentes rapides, tournées au nord, passe au
pied de rochers escarpés, et parvenu au sommet de
l'arête redescend dans le vallon solitaire de Rora.
Quoique épargnée d'abord par l'armée,
la petite commune n'avait pas été
oubliée ; car, malgré les promesses
réitérées de son seigneur, le comte
Christophe de Luserne, au nom du marquis de Pianezza, le
samedi 24 avril, jour de la grande boucherie des Vaudois,
quatre à cinq cents soldats reçurent l'ordre
de gravir en secret le sentier décrit plus haut, pour
se porter ensuite par la montagne du Rummer sur Bora. Ils
auraient surpris la communauté, si la
miséricorde divine n'eût permis qu'ils fussent
découverts de bien loin par un homme de coeur,
Josué Janavel, qui avait quitté sa demeure des
Vignes, près de Luserne, et s'était
retiré à Rora avec sa famille. Il veillait sur
les rochers avec six hommes. À la vue du danger, loin
de fuir, il se porte en avant et se met en embuscade dans un
poste avantageux. Une décharge subite de toutes les
armes de sa petite troupe, en couchant six ennemis à
terre, effraie d'autant plus la tête de la division,
que celle-ci n'aperçoit point ceux qui la mitraillent
et qu'elle ne peut par conséquent en connaître
le nombre. Le désordre se met dans ses rangs
épars déjà par un effet de la marche.
Ils reculent, se précipitent les uns sur les autres,
atteints par les balles de Janavel et de ses six compagnons.
Ils s'enfuient poursuivis par ceux-ci, qu'ils n'ont pas un
seul instant le courage d'envisager, laissant, outre les six
premiers morts, cinquante-trois ou cinquante-quatre autres,
gisant sur le sentier ou dans les
précipices.
Les pauvres Rorains
(Roraines), échappés au danger, s'en vont
auprès de leur comte et du marquis de Pianezza
s'excuser et se plaindre. Pour les endormir dans une fausse
sécurité, on leur répond qu'aucune
division n'a marché contre eux; que ceux qui les ont
assaillis ne peuvent être que des pillards
piémontais qu'ils ont bien fait de châtier, et
que des ordres sévères seront donnés
pour que personne ne les trouble à l'avenir. Mais
comme c'est un principe de droit papiste, qu'on n'est point
tenu par la parole donnée aux
hérétiques, dès le lendemain six cents
soldats, choisis entre les plus propres à une attaque
dans les montagnes, prirent une route un peu
différente par le Cassulet. Ils
n'échappèrent point aux yeux de lynx de
Janavel. Ce vaillant et prudent guerrier surveillait les
mouvements de son perfide ennemi, à la tête de
douze pâtres armés de fusils, de pistolets et
de coutelas, et de six autres munis seulement de frondes
à cailloux, qu'ils savaient, il est vrai, rendre
meurtrières. Placés à temps en
embuscade, de flanc et de front, dans un endroit
très-avantageux, ils firent pleuvoir sur la
tête de la colonne une grêle de balles et de
pierres, dont chacune renversait son homme. Les ennemis
épouvantés par une si rude attaque, ne sachant
comment sortir du défilé, ni comment
poursuivre, dans les taillis et les rochers, des combattants
le plus souvent invisibles, cherchèrent le salut dans
la fuite, laissant, comme le jour précédent,
de cinquante à soixante cadavres,
Ce qui semble incroyable,
c'est que le comte de Luserne vint lui-même expliquer
une seconde fois à ses vassaux que c'était par
un malentendu que l'attaque avait eu lieu, et que pareille
chose n'arriverait plus. Quelle bassesse jointe à
tant de cruauté ! Dès le jour suivant, huit
à neuf cents hommes enveloppaient de nouveau Rora,
incendiant toutes les maisons qu'ils atteignaient. Il
était à craindre que personne
n'échappât. Mais Janavel et les siens, voyant
les soldats, trop empressés à faire du butin
et trop sûrs de leur victoire., se débander,
les assaillirent avec tant de courage, et Dieu leur donna un
tel succès, au lieu nommé Damasser, que la
division tout entière se replia par Pianpra sur la
Tour et sur le Villar, abandonnant le butin et le
bétail qu'ils avaient pris, dont l'embarras
était en grande partie la cause de leur
défaite.
Irrité de ces
échecs, Pianezza ordonna une quatrième
attaque, pour laquelle il rassembla toutes ses troupes
disponibles, ainsi que tout ce que Bagnols, Bargé,
Famolasc, Cavour et autres lieux parent fournir d'hommes
armés. Mais, au jour marqué, les troupes de
Bagnols, commandées par le fougueux et cruel Mario,
s'étant trouvées au rendez-vous avant les
autres, et celles-ci tardant à venir, Mario
emporté par sa haine contre les barbets, et par
l'ambition qu'il avait de moissonner la gloire de la
journée, part à la tète de sa bande,
d'une troupe «Irlandais et de quelques autres
détachements, et parvient sans résistance
jusqu'au hameau de Rummer, où les familles de Rora
s'étaient réfugiées. Là, les
dix-sept compagnons de Janavel surent encore si bien choisir
leur point de défense qu'ils ne purent être
forcés, et qu'après une longue et
opiniâtre résistance, ils virent la confusion
et le découragement se glisser dans les rangs
opposés. En ce moment décisif, il plut
à Dieu de semer l'épouvante dans les coeurs de
ces bandes si orgueilleuses quelques heures plus tôt.
Elles s'enfuirent, laissant soixante-cinq morts sur la
place. Leur terreur s'accrut par effet même de leur
précipitation, puis à leur arrivée dans
un endroit nommé Petrocapello, où elles
croyaient pouvoir reprendre haleine, par l'attaque
inopinée de Janavel et de ses héros qui les
avaient suivies, la déroute fut complète. Ne
pouvant s'enfuir assez vite sur l'étroit chemin qui
longe la Luserne, les malheureux se poussaient et tombaient
de rochers en rochers dans ses flots. Ce fut le sort du
grand Mario lui-même qui ne fut retiré des eaux
que pour s'en aller rendre l'âme à Luserne,
dans une angoisse inexprimable, tourmenté qu'il fut
à son heure dernière par le souvenir des
horreurs qu'il avait commises dans cette
vallée.
Après un si long combat
et une délivrance si miraculeuse, Janavel et sa
troupe, harassés de fatigue, s'étaient assis
sur une élévation et se fortifiaient par un
léger repas, quand ils aperçoivent un petit
corps d'armée qui, venant du Villar, grimpait la
montagne, espérant sans doute de les prendre par
derrière et entre deux feux. Ils courent se placer
avantageusement. L'ennemi qui s'approche les
aperçoit, et détache un peloton pour les
reconnaître. Ils le laissent avancer, et au lieu de
répondre par le mot d'ordre qu'ils ignorent et qu'on
leur demande, ils font signe aux soldats de venir à
eux. Ceux-ci, pensant que sans nul doute c'était des
paysans papistes de l'expédition combinée,
pressent le pas, et reçoivent la mort à bout
portant. Ceux que les balles ont épargnés
s'enfuient à toutes jambes jeter le désordre
dans le gros de la division qui est à
découvert sur un terrain désavantageux,
à cause de son inclinaison, et l'entraînent
dans sa fuite, sans que les uns ni les autres aient le temps
de reconnaître le nombre de leurs vainqueurs qui en
tuèrent encore plusieurs. Janavel après ce
nouveau succès, ayant rassemblé son monde sur
une élévation, les invita, comme il le faisait
toujours, à se jeter avec lui à genoux, pour
rendre de vives et de justes actions de grâce à
Dieu, l'auteur de leur délivrance.
Trois jours après, le
marquis de Pianezza fit sommer les gens de Rora, avec
d'affreuses menaces d'aller à la messe dans les
vingt-quatre heures. « Nous aimons cent mille fois
mieux la mort que la messe, » lui répondit-on.
Alors le marquis, pour réduire vingt-cinq familles,
ne trouva pas que ce fût trop de réunir huit
mille soldats et deux mille paysans papistes. Il divisa,
cette armée en trois corps, dont deux devaient
pénétrer par les deux chemins
déjà mentionnés; savoir, par le chemin
du Villar et par celui de Luserne. Le troisième corps
traversa les montagnes qui séparent Rora de Bagnols.
Hélas! tandis que Janavel et sa troupe
dévouée opposaient toute la résistance
possible à la première division qui se
présenta, les deux autres atteignirent le lieu
où les pauvres familles s'étaient
réfugiées, et exercèrent sur elles
toutes les horreurs que nous avons
énumérées plus haut et que la plume se
refuse à décrire une seconde fois. La
vieillesse, l'enfance ou le sexe, loin d'être une
sauvegarde, semblaient exciter la furie et les honteuses
passions de ces hommes qu'aucune discipline ne retenait
plus. Cent vingt-six personnes y perdirent la vie dans les
tourments. La femme et les trois filles du capitaine Janavel
furent réservées pour la prison, ainsi que
quelques réfugiés du hameau des Vignes de
Luserne. Les maisons encore debout furent incendiées
après qu'on en eut enlevé tout ce qu'on
pouvait. Les vainqueurs se partagèrent le
butin.
Janavel et ses amis avaient
échappé au désastre. Pianezza,
craignant peut-être le ressentiment d'hommes qui
n'avaient plus rien à perdre, écrivit au
héros de Rora, lui offrant sa grâce, celle de
sa femme et de ses filles, s'il renonçait à
son hérésie, le menaçant, au contraire,
s'il résistait, de mettre sa tête à prix
et de faire périr sa famille dans le feu. Loin
d'être subjugué par ces menaces, cet homme,
digne du nom de Vaudois, répondit: « Qu'il n'y
avait point de tourments si cruels, ni de mort si barbare
qu'il ne préférât à l'abjuration;
que si le marquis faisait passer sa femme et ses filles par
le feu, les flammes ne pourraient consumer que leurs pauvres
corps; que, quant à leurs âmes, il les
recommandait à Dieu, les remettant entre ses mains
aussi bien que la sienne, dans le cas où: il lui
plût de permettre qu'il tombât au pouvoir de ses
bourreaux. » Un de ses petits garçons,
âgé de huit ans, avait échappé au
massacre. Janavel, presque dépourvu de vivres, de
poudre et de plomb, fendit avec sa troupe les neiges des
hautes montagnes voisines, portant son enfant sur son cou,
et après l'avoir déposé au Queyras,
terre de France, et s'y être reposé quelques
jours, lui et ses gens, il repassa les hautes Alpes,
ramenant avec lui un petit nombre de réfugiés
bien, armés. Ils revinrent grossir la petite
armée vaudoise qui, depuis les massacres,
s'était formée sur les montagnes de Bobbi, du
Villar et d'Angrogne.
Pendant ces combats à
Rora, les autres vallées avaient aussi
été menacées. Les seigneurs de celle de
Saint-Martin avaient fait leur possible pour l'engager
à se soumettre et à abjurer la foi de ses
pères, l'avertissant sérieusement qu'une
division de l'armée allait l'envahir et la
châtier si elle ne cédait. Loin de là,
la vallée prit les armes et réussit par son
courage à éloigner les maux qui avaient
écrasé celle de Luserne. Celle de
Pérouse souffrit davantage. Mais ses peines ne sont
pas à comparer aux malheurs que nous avons
énumérés
précédemment.
Cependant les
réchappés de Rora, de Bobbi, d'Angrogne, de la
Tour et de Saint-Jean, auxquels s'étaient joints un
petit nombre de frères des autres vallées,
s'étaient armés et formaient, lorsqu'ils
étaient tous réunis, une force d'environ
quinze cents combattants; ce qui cependant n'eut lien que
rarement. Dans la plupart des rencontres, elle ne monta
qu'à la moitié de ce chiffre et souvent
même à peine au tiers. Cette petite
armée, maîtresse des montagnes que leurs
ennemis avaient abandonnées, après y avoir
incendié tous les villages et hameaux, se dispersait
incessamment pour se pourvoir de subsistance ou pour
échapper ait danger, et se reformait aussitôt
pour fondre à l'improviste sur les corps
détachés de l'armée piémontaise,
stationnée dans les petites villes, bourgs et
villages, à l'entrée de la vallée de
Luserne. Elle livra un grand nombre de combats dans les
derniers jours de mai, et dans les mois de juin et de
juillet. Elle obtint même des succès
mémorables, sous la conduite des vaillants capitaines
Janavel et Jayer. Ce dernier était de Pramol. Dans
l'une de leurs entreprises, ils surprirent le bourg de
Saint-Second, rempli d'ennemis. À l'aide de tonneaux,
qu'ils avaient sortis des premières maisons
emportées d'assaut et qu'ils roulaient devant eux
pour se mettre à couvert, ils approchèrent si
près de la forteresse, dans laquelle la garnison
s'était retirée, qu'ils en
brûlèrent la porte, au moyen de fagots de
sarments auxquels ils mirent le feu. Ils en firent autant
à la porte d'une vaste salle, où les soldats,
pressés les uns contre les autres, avaient
cherché leur dernier refuge. Ces malheureux, en
grande partie irlandais, dont la cruauté avait
été sans égale, dans l'oeuvre des
massacres, ne pouvaient inspirer aucune pitié
à ceux dont ils avaient déshonoré les
soeurs, les femmes et les filles, et qu'ils avaient
privés de pères, de mères ou d'enfants
! Aussi crut-on les traiter doucement en, les faisant
passer, tous, au fil de l'épée, sans autre
tourment préparatoire que la pensée de la
mort. Bien différents de leurs ennemis, ils
épargnèrent la vie des vieillards, des
enfants, des malades, et respectèrent le sexe ici
comme en tous lieux. Ils agirent ainsi pendant toute la
durée de la guerre. Seulement, soit par
représailles, soit pour enlever ce poste à
leurs ennemis, ils mirent le feu au bourg, après en
avoir retiré tout ce qui était transportable,
butin dans lequel ils retrouvèrent quelque peu de
celui qu'on avait fait sur eux. Le régiment irlandais
fut affaibli de plusieurs centaines d'hommes par cette
défaite. Les troupes piémontaises y perdirent
aussi un pareil nombre.
Enhardie par ce succès,
la petite armée vaudoise osa même s'approcher
de Briquéras et en ravager les cassines ou
habitations environnantes (1).
L'alarme ayant été donnée par un signal
convenu, elle se vit assaillie par toutes les forces
piémontaises des environs, cavalerie et infanterie.
Dans sa retraite, en bon ordre, elle chargea plusieurs fois
avec avantage et se retira n'ayant en qu'un tué et
quelques blessés. Peu après, cette troupe
aguerrie se porta devant le bourg de la Tour qui
était fortifié et y tint la garnison en,
échec. Des montagnes d'Angrogne, où elle
établit ses quartiers, elle envoya une forte division
assaillir le bourg de Crassol (dans la haute vallée
du Pô); à son approche, les habitants, qui leur
avaient fait beaucoup de mal dans les massacres,
s'enfuirent., abandonnant leurs troupeaux qu'elle amena sur
les Alpes du Villar (2).
Nos Vaudois reconnurent dans le butin un grand nombre de
pièces de bétail qui leur avaient
appartenu.
Malgré l'absence du
vaillant Jayer, occupé ailleurs, Janavel tenta un
coup de main sur Luserne, mais il se retira après
deux assauts infructueux; la garnison ayant
été renforcée d'un régiment
dès la veille, ce qu'il ignorait à son
arrivée.
Attaqué lui-même
par trois mille ennemis, sur une des hauteurs d'Angrogne,
n'ayant à ses côtés que trois cents
défenseurs, il leur tint tête constamment et
repoussa tous leurs efforts. Et quand les assaillants se
retirent vers les deux heures de l'après-midi, ayant
perdu de leur aveu plus de cinq cents hommes, voici venir le
capitaine Jayer avec sa troupe. La joie de se retrouver
surexcite le courage des Vaudois. Sans tenir compte de leur
fatigue, ils s'élancent dans la plaine, fondent avec
furie sur les ennemis qui se retirent, les uns à la
Tour, les autres à Luserne, et leur tuent encore une
cinquantaine d'hommes avec trois officiers de marque. Mais,
ô douleur 1 sur la fin de ce rude combat, le brave, le
vaillant, le pieux Janavel tombe. Une balle lui a
traversé la poitrine. On croit qu'il va rendre le
dernier soupir. Il désire parler à Jayer qui
le remplacera dans le commandement. Il lui donne encore
quelques conseils avant d'être emporté loin du
champ de bataille, à Pinache, dans la vallée
de Pérouse, sur terre de France, où il se
rétablit peu à peu.
Ce jour devait être un
jour de deuil pour les Vallées. Oubliant le conseil,
donné par Janavel mourant, de ne plus rien
entreprendre ce soir-là, et comme si ce n'eût
pas été assez «avoir battu l'ennemi dans
sa retraite, Jayer, trop bouillant et trompé par un
traître qui lui fait espérer un immense butin
du côté d'Ousasq, s'en va, à la
tète de cent cinquante hommes choisis, se jeter entre
les mains de ses ennemis. Ayant déjà
pillé et incendié quelques cassines, sur la
hauteur, il se laissa entraîner par le traître,
avec cinquante de ses hommes, vers des habitations,
où il se voit tout-à-coup entouré par
la cavalerie de Savoie qui, avertie, l'attendait
placée en embuscade. Surmonté par le nombre,
Jayer mourut en héros, aussi bien que son fils qui ne
le quittait jamais, et tous ses compagnons à
l'exception d'un seul. Il fit mordre la poussière
à trois officiers, et ne tomba qu'après une
longue défense et couvert de blessures. Léger
l'a dépeint en ces mots : « Grand capitaine,
digne de mémoire, zélé pour le service
de Dieu, sachant résister à la
séduction des promesses comme aux menaces; courageux
comme un lion et humble comme un agneau, rendant toujours
à Dieu seul la louange de toutes ses victoires, il
eût été accompli s'il eût su
modérer son courage. »
Les Vallées, un moment
consternées, se ranimèrent à la voix du
capitaine Laurent, de la vallée de Saint-Martin, d'un
frère de Jayer et de plusieurs autres. Dans un combat
que la petite troupe soutint contre six mille ennemis, elle
leur tua deux cents hommes, parmi lesquels le
lieutenant-colonel du régiment de Bavière;
mais elle perdit en retour l'excellent capitaine Bertin,
d'Angrogne.
Au commencement de juillet,
les Vaudois eurent la joie de voir arriver de nombreux
frères d'armes du Languedoc et du Dauphiné;
l'un d'eux, nommé Descombies, officier
expérimenté et de renom, obtint peu
après le commandement général. Le
colonel Andrion, de Genève, qui s'est
distingué en France et en Suède comme aux
Vallées, arriva dans le même temps
(3).
Le modérateur Léger, à peine de retour
d'un grand et rapide voyage qu'il venait de faire en France
et en Suisse pour la cause des Vallées, se porta
immédiatement avec le colonel Andrion sur la montagne
d'Angrogne, nommée la Vachère, où la
petite armée vaudoise avait élevé
quelques retranchements. Les ennemis, comme s'ils eussent en
vent de leur arrivée, et pour prévenir
l'élan qu'elle allait donner au moral de ces
pâtres persécutés, montèrent pour
les surprendre, dès le lendemain de grand matin, avec
toutes leurs forces, parmi lesquelles se trouvaient des
troupes fraîches. Les Vaudois, avertis à temps
par leurs espions, avaient pu se concentrer dans le poste
fortifié des Casses (4).
L'armée du duc divisée. en quatre corps, dont
l'un resta en observation comme réserve, donna
l'assaut sur trois points à la fois, presque sans
relâche pendant près de dix heures et enfin
rompant les barricades, franchissant les obstacles,
força les Vaudois à la retraite, les
poursuivant au cri de victoire ! victoire! jusqu'au pied
d'une dernière hauteur retranchée aussi, sur
laquelle ils se réfugièrent comme dans leur
dernier asile terrestre. Celui qui des cieux veillait sur
eux, les soutint si bien que, quoique les ennemis les
eussent souvent abordés à la distance d'une
longueur de pique, ils se défendirent sans
désemparer. La poudre et le plomb commençaient
à manquer à plusieurs, ce qui aurait
été fatal, s'ils n'eussent à l'instant
saisi leurs frondes et s'ils n'eussent roulé des
quartiers de rochers qui, souvent, volant en éclats
dans leur course rapide en bas les pentes, atteignaient
même des détachements éloignés.
Remarquant, enfin, de l'hésitation et du
désordre dans les rangs ennemis, ils se
jetèrent tous à la fois hors des
retranchements, le pistolet d'une main, leurs coutelas
(longs d'une coudée, larges de deux ou trois doigts)
de l'autre, et répandirent un tel effroi parmi les
troupes papistes fatiguées, qu'elles battirent en
retraite. Plus de deux cents soldats y furent tués et
autant grièvement blessés. Le régiment
de Bavière y perdit quelques-uns de ses meilleurs
officiers.
C'est au retour de ces troupes
mécontentes, et à la vue des blessés et
des morts, que le syndic Bianchi (Bianqui) de Luserne, bien
que papiste, jouant sur le surnom de barbets donné
aux Vaudois, et qui est synonyme de chiens, s'écria:
« Autrefois les loups mangeaient les barbets, mais
maintenant le temps est venu que les barbets mangent les
loups, » parole qui lui coûta la
vie.
Le 18 juillet, dans la nuit,
l'armée vaudoise, forte pour la première fois,
grâce aux renforts venus de France, de dix-huit cents
hommes, dont soixante à quatre-vingts cavaliers,
montés depuis peu, investit le bourg de la Tour, et
l'aurait peut-être emporté d'assaut, ainsi que
le fort (5),
si le nouveau général Descombies, qui la
commandait pour la première fois, eût mieux
connu l'ardeur et l'intrépidité des
montagnards sous ses ordres. Il perdit du temps à
reconnaître le fort. L'alarme se donna, les
régiments piémontais en garnison à
Luserne et ailleurs arrivèrent, et l'entreprise fut
manquée. Néanmoins le capitaine Belin et le
lieutenant Peironnel, dit Gonnet, forcèrent la
muraille du couvent des capucins, s'en emparèrent, y
mirent le feu ainsi qu'au reste du bourg, firent prisonniers
quelques révérends pères, et ne se
retirèrent que lorsque les renforts ennemis, se
joignant aux troupes battues de la Tour et à celles
du fort, les pressèrent de toute part.
Le général
Descombies, plein de confiance en sa petite armée,
allait la ramener contre le fort de la Tour, pour la
conduire ensuite sur Luserne, lorsqu'une trêve fut
conclue, et plus tard un traité, qui mit fin à
toutes les opérations militaires des Vaudois. Mais
avant de parler de cette négociation, nous devons
retourner en arrière pour montrer l'effet produit par
les persécutions et les massacres des Vaudois sur les
populations protestantes de l'Europe et sur leurs
gouvernements.
Un cri de réprobation
avait retenti dans tous les pays réformés,
à l'ouïe du sanglant récit des tourments
de leurs frères des vallées du Piémont.
Un frisson d'horreur avait parcouru les membres de chacun.
Des larmes amères avaient coulé au souvenir
des morts. Et, au narré des maux qu'enduraient les
survivants, un besoin de leur venir en aide s'était
saisi de tous les coeurs, des gouvernants comme des
administrés. C'est un fait à consigner que les
peuples réformés s'émurent comme un
seul homme, et qu'ils donnèrent à leurs
frères dans la foi un bel exemple de charité
chrétienne. Presque toutes les Églises
s'humilièrent devant Dieu dans un jour solennel de
jeûne et de prières à l'intention des
Vallées.
Des collectes abondantes se
firent en même temps, dans tous leurs ressorts, pour
fournir aux réchappés les moyens de subsister,
dans la disette de toutes choses, à laquelle la rage
de leurs ennemis les avait réduits, de rebâtir
leurs maisons incendiées, de racheter des instruments
d'agriculture, et le bétail indispensable qu'on leur
avait enlevé.
Mais qu'eussent
été ces secours, quelque considérables
même qu'on eût pu les réunir, si les
pauvres persécutés avaient été
abandonnés sans protection sons le pesant et
tranchant joug de fer qui ensanglantait leur cou ? Il
fallait plus que des dons en argent; il fallait plus que des
lettres de sympathie et de consolation; il fallait que la
charité chrétienne se montrât par des
démarches directes auprès du gouvernement
piémontais pour en obtenir des assurances et des
garanties de paix à l'égard des pauvres
opprimés.
Cette intervention de la
charité chrétienne fut spontanée; elle
devait l'être, comme tout fruit de la foi. La cour de
Turin a mis de l'insistance à l'attribuer aux
demandes, plaintes et obsessions des Vallées
auprès des gouvernements réformés ;
c'est méconnaître ou ignorer la force de
l'amour fraternel qui unit les disciples de la
vérité; c'est même douter du coeur de
l'homme. Car, là où les sentiments
chrétiens n'auraient pas été assez
puissants pour inspirer de généreux efforts
envers des frères malheureux, l'humanité seule
les eût dictés. Il est vrai que les
Vallées donnèrent connaissance de leur
affreuse position à leurs amis éprouvés
de la Suisse, Pouvaient-elles ne pas le faire ? Cache-t-on
ses larmes à ses intimes? Il est possible que les
Vaudois aient prévu, qu'ils aient
espéré même que leurs frères
élèveraient leur voix en leur faveur. Mais qui
pourrait les en blâmer? Exigerait-on que le malheureux
renonçât à toute espérance
d'exciter l'intérêt? Le récit de ses
maux constituerait-il un crime ? L'oppresseur seul osera le
prétendre. Car, s'il en était ainsi, toute
lettre d'une victime serait un acte d'accusation, toute
lamentation d'un peuple écrasé un cri de
révolte.
L'honneur des premières
démarches en faveur des Vaudois
persécutés appartient aux Cantons
évangéliques de la Suisse. Leur zèle
religieux et leur charité brillèrent de
l'éclat le plus pur. Leur sollicitude se fit
déjà remarquer avant les massacres. En effet,
à peine eurent-ils connaissance du cruel ordre
publié par Gastaldo, qu'ils écrivirent au duc,
le 6 mars, une lettre pleine de convenance, dans laquelle
ils le suppliaient de permettre que ses sujets vaudois
continuassent à demeurer dans leurs anciennes
habitations, et de leur assurer la liberté de
conscience par le maintien de leurs privilèges
héréditaires (6).
Et quand la nouvelle des massacres leur parvint, rapide et
écrasante comme la foudre, déjà le 29
avril, ils ordonnèrent incontinent un jeûne et
des collectes dans toutes leurs contrées, et
dès le lendemain, ils avertirent dans des lettres
pathétiques les puissances protestantes de ce qui
venait de se passer dans les Vallées Vaudoises du
Piémont, les invitant à s'intéresser
à l'avenir de celles-ci. Eux-mêmes, sans
attendre l'effet de leurs avis, députèrent
à la cour de Turin le colonel de Weiss
(7),
de Berne, avec charge de remettre entre les mains de Madame
royale et de Charles-Emmanuel une lettre d'intercession en
faveur de leurs frères
affligés.
Le voyage du
député suisse n'eut pas grand effet.
Reçu, il est vrai, par leurs altesses, il fut
renvoyé, pour traiter, au fourbe et fanatique
Pianezza avec lequel il ne put nouer aucun arrangement.
Celui-ci essaya de l'employer au désarmement des
persécutés; mais de Weiss, ne pouvant leur
garantir un traité honorable, les choses
demeurèrent dans le même état où
il les avait trouvées. Du moins il s'était
assuré de la situation des affaires par ses propres
yeux. Il retourna peu après rendre compte de sa
mission à ses seigneurs.
Les Cantons
évangéliques, loin de se décourager de
n'avoir rien obtenu, résolurent d'envoyer une
ambassade qui offrirait sa médiation entre les deux
parties actuellement sous les armes, et s'efforcerait
«obtenir du duc pour les Vaudois la libre habitation
dans tout le territoire des Vallées, la
rentrée dans leurs biens et le libre exercice de leur
religion. Les Cantons instruisirent, par de nouvelles
lettres, les états protestants de la situation des
Vaudois, ainsi que des démarches que leurs
députés allaient tenter, et les
invitèrent à appuyer leur intervention par des
lettres, ou mieux encore par des
ambassadeurs.
Toutes les puissances
protestantes répondirent à cet appel. Toutes,
outre les collectes qu'elles ordonnèrent dans toutes
leurs villes et leurs campagnes, écrivirent au duc de
Savoie pour le supplier d'en agir autrement avec ses sujets
de la religion. Le roi de Suède, l'électeur
Palatin, l'électeur de Brandebourg, le landgrave de
Hesse-Cassel, firent en particulier preuve d'un grand
zèle dans le maniement de cette affaire; mais les
efforts les plus grands partirent des Cantons
déjà nommés, de la Grande-Bretagne,
gouvernée par le protecteur Cromwell, et des
provinces unies de la Hollande. L'Angleterre toute
émue encore de ses mouvements religieux, prit fait et
cause pour les Vaudois, jeûna et fit d'abondantes
collectes. Olivier Cromwell déploya un grand
zèle, écrivit aux états protestants et
intervint par ambassade, d'abord auprès de Louis XIV,
allié de la maison de Savoie, et dont les
régiments avaient pris part aux massacres, puis
auprès de Charles-Emmanuel. Lord Morland, jeune
diplomate aussi savant que pieux, essaya d'intéresser
le monarque français au soulagement des victimes de
ses propres soldats et en reçut du moins quelques
promesses. Arrivé à Turin, sur la fin de juin,
il obtint audience, et ayant exprimé un jugement
sévère sur les horreurs commises, il
réclama de la justice et de la
générosité du prince, au nom de son
état, des mesures pi us douces et la
réintégration des Vaudois dans la jouissance
de leurs biens, de leurs anciens privilèges et de
leurs libertés.
Pendant que lord Morland
reprenait le chemin de Genève, vers la fin de
juillet, le lord protecteur de la Grande-Bretagne envoyait
à Turin un nouveau plénipotentiaire, sir
Donning, qui, après avoir entendu lord Morland,
devait en sa compagnie et avec le chevalier Pell,
résidant d'Angleterre en Suisse, se porter en
Piémont, afin d'y poursuivre l'arrangement des
affaires vaudoises et de les amener à bonne
fin.
À la même
époque, les états généraux des
Provinces-Unies députaient dans le même but M.
Van-Ommeren, avec ordre &agir de concert avec
l'ambassade anglaise et avec les Cantons
évangéliques. Ceux-ci avaient
déjà envoyé leurs ambassadeurs
dès le commencement du mois. Ils ne
rencontrèrent point lord Morland qui revenait
à Genève par un autre chemin. Sir Douning et
M. Van-Ommeren n'arrivèrent que plus tard en Suisse.
L'ambassade des Cantons évangéliques se trouva
donc seule pour accomplir une mission si difficile. Ce fat
un grand mal. L'absence des commissaires de la
Grande-Bretagne et des Provinces-Unies donna une influence
décisive au parti catholique,
représenté par l'ambassadeur du roi de France,
et permit la conclusion précipitée d'un
arrangement peu avantageux aux pauvres
Vaudois.
Sur sa route, l'ambassade
suisse reçut l'avis que la médiation du roi de
France venait, d'être agréée par le duc
pour les affaires vaudoises. Néanmoins, elle continua
sa route et fût reçue avec honneur. Elle se
composait de MM. Salomon Hirzel, Statthalter de Zurich,
Charles de Bonstetten, baron de Vaumarcus, etc., conseiller
de Berne, Bénédict Socin, conseiller de
Bâle, et Jean Stockar, ancien bailli de Locarno, de
Schaffhouse. Sous prétexte que l'acceptation de la
médiation du roi de France ne permettait de prendre
aucun autre arrangement, la, Pour de Turin n'entra point en
matière avec elle; elle consentit toutefois à
ce que l'ambassade suivit la négociation et
s'intéressât aux Vaudois. Les
députés se rendirent, en conséquence,
à Pignerol, ville alors française, à
quelques lieues des Vallées, et où
l'ambassadeur de France, de Servient, avait assigné
les parties.
L'arrangement u laborieux. La
première quinzaine du mois d'août se passa en
récriminations et explications, en pourparlers
très-vifs, en demandes de libertés de la part
des Vallées, en propositions insidieuses de quelques
délégués de la cour, et en
démarches officieuses des commissaires
évangéliques (8).
Enfin, le 18, l'accord fut conclu et la paix signée.
Les conditions eussent été sans doute plus
avantageuses aux Vaudois, si les ambassadeurs de la
Grande-Bretagne et des Provinces Unies eussent
été présents, comme ceux des Cantons
évangéliques. Lord Morland, il est vrai,
écrivit de Genève à la
députation suisse de traîner en longueur et de
faire son possible pour renvoyer la conclusion du
traité jusqu'à leur arrivée, qui devait
être prochaine. Mais il est douteux que ces diplomates
eussent été admis à intervenir
directement, puisque la médiation du roi de France
avait été acceptée par le duc, et que
les princes protestants eux-mêmes avaient
sollicité le concours de ce monarque ambitieux, qui
maintenant prétendait agir seul. Le déplorable
état des Vallées exigeait d'ailleurs un prompt
dénouement. Saccagées, en proie à tous
les maux de la guerre, elles soupiraient après le
repos. Les familles, sans pain et sans asile depuis deux
mois, ne pouvaient attendre plus longtemps. Leurs
mandataires, le pasteur Léger à leur
tête, tous hommes de confiance, crurent bien faire en
acceptant des conditions qui, sans être
entièrement satisfaisantes, leur assuraient
l'habitation dans la majeure partie des anciennes limites,
la vente de leurs biens dans les quelques localités
qu'il fallait abandonner, et le libre exercice de la
religion dans toute l'étendue des nouvelles limites,
comme aussi l'exemption de tout impôt pendant un
certain nombre d'années. La mise en liberté de
tous les prisonniers, y compris les enfants enlevés,
et une amnistie complète, furent stipulées en
même temps.
Les endroits où il fut
interdit aux Vaudois d'habiter, et où ils durent
vendre tous leurs biens, furent ces communes, en majeure
partie papistes, de la plaine de, Luserne, signalées
dans l'ordre de Gastaldo, savoir : Luserne, Lusernette,
Bubbiana, Fenil, Campillon, Garsillana. Le séjour
dans la Tour et a Saint-Jean leur fut, accordé, en
réformation de l'édit de Gastaldo, mais avec
cette réserve que le temple de Saint-Jean serait hors
de la commune et que les prêches ne se feraient point
dans l'étendue de celle-ci, non plus que dans
l'enceinte du bourg de la Tour. Saint-Second fut
fermé aux Vaudois, mais la possession de Prarustin,
de Saint-Barthélemi et de Rocheplatte leur fut
reconnue comme du passé, ainsi que l'exercice de leur
religion dans ces villages. L'habitation dans la ville de
Briquéras pourrait être concédée,
mais par privilège. À part ces changements,
les limites restaient les mêmes qu'autrefois. Les
autres communes des vallées de Luserne et d'Angrogne,
de Pérouse et de Saint-Martin, conservaient leurs
privilèges.
Le duc s'était
réservé de faire célébrer la
messe et d'entretenir des prêtres ou des moines dans
les lieux où il le trouverait bon; mais en retour, il
avait garanti à tous la liberté de conscience
et l'exercice de leur culte dans l'enceinte des nouvelles
limites. Un article spécial confirmait les anciennes
franchises, les prérogatives et les privilèges
concédés et entérinés
précédemment. L'acte était revêtu
de la signature du duc et de celle de quelques-uns de ses
ministres. La nombreuse députation des Vallées
le signa également. Il fut entériné par
le sénat et la chambre.
Malgré les instances
des députés des Vallées, il ne fut
nullement fait mention, dans l'acte, de l'intercession de
l'ambassade suisse, l'ambassadeur français n'ayant
jamais voulu consentir à ce qu'un autre nom que celui
de son maître affaiblit son titre de médiateur
en le partageant.
Les Vaudois eurent encore deux
autres chagrins, celui de se voir dépeints dans la
préface du traité sus-mentionné, comme
des révoltés à qui le prince faisait
gracieusement remise du châtiment que
méritaient leurs fautes, et en second lieu, celui de
lire, dans l'édition imprimée de cette
patente, un article portant le consentement des
Vallées à l'érection d'un nouveau fort
à la Tour, article interpolé méchamment
pour la ruine des pauvres Vaudois. Tous leurs
députés ont protesté contre cette
insigne tromperie. Les ambassadeurs suisses, témoins
du traité, ont déclaré n'avoir aucun
souvenir &un semblable article. Bien plus, durant toute
la négociation, ils avaient insisté pour la
démolition du fort existant et on la leur avait
promise. Ils avaient même un instant manifesté
l'intention de ne partir de Turin qu'après avoir
appris que la chose était en train
d'exécution.
Nous eussions
préféré passer sous silence un tel
méfait; mais l'intelligence des
événements subséquents en a
réclamé la mention.
Les plénipotentiaires
de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies, retenus en
Suisse pour leurs affaires, pendant la négociation de
Pignerol, éprouvèrent un sensible
déplaisir en apprenant qu'elle était
terminée; car ils auraient voulu des conditions
meilleures pour les Vaudois. Ils firent leurs efforts pour
entraîner les Cantons évangéliques
à de nouvelles démarches auprès du duc,
tendant à faire revoir et à modifier le
traité ou patente de Pignerol. Mais la guerre qui
éclata entre les cantons catholiques et les cantons
évangéliques ne permit pas à ceux-ci de
se jeter dans de nouvelles complications. Les commissaires
de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies se
tournèrent alors vers Paris, et sollicitèrent
de Louis XIV la révision du traité dont il
avait été le médiateur. Le roi ne s'y
refusa pas absolument. Un M. de Bais fut envoyé aux
Vallées et à la cour de Turin recueillir de
nouveaux renseignements. Mais il ne serait pas impossible
que cette mission ne fût pas sérieuse. Ce qui
est certain, du moins, c'est qu'elle n'eut aucun
résultat.
Louis XIV et Charles-Emmanuel
n'étaient que trop bien d'accord.
Il nous reste à
indiquer le montant approximatif des valeurs
collectées dans les états protestants, en
faveur des Vallées désolées et l'emploi
qu'on en fit.
Le 25 juillet, la somme des
secours venus de France montait à 200,000 francs.
Depuis le commencement de mars 1655 jusqu'au 1er novembre
1656, les Vaudois avaient reçu de France,
d'Angleterre, de Hollande et de Suisse, 504,885 francs et
une fraction de secours et de la ville de Zurich. seule,
3,778 florins. (Revue Suisse, t. III, p. 273, pour cette
dernière somme.)
Il paraîtrait,
toutefois, que le chiffre total a été plus
élevé encore. Ce qui nous porte à le
présumer, c'est le fait rapporté par
Léger; que, sur les collectes faites en Angleterre,
le protecteur préleva et plaça sur
l'état 16,000 livres sterling
(9),
c'est-à-dire 400,000 francs de France, dont les
intérêts devaient être employés
à pensionner les pasteurs, les régents, les
étudiants des Vallées, etc.
(10). Si l'on a pu prélever, pour un but
qui n'était pas identique avec celui des collectes,
une somme de 400,000 francs sur celles-ci, il faut
nécessairement que leur chiffre ait
été, pour le moins, aussi considérable
et même bien supérieur
(11). Et si l'on ajoute à ces 400,000 ou
500,000 francs, qui ont dû être
expédiés d'Angleterre, les 200,000 que les
protestants de France avaient déjà
expédiés au mois de juillet 1655, a les sommes
qui arrivèrent de Suisse, de Hollande et d'Allemagne,
on aura une somme qui a dû bien certainement
être d'un million et plus.
On a cru, devoir, dans le
temps, par des motifs de prudence facilement
appréciables, ne pas faire bruit de la somme
considérable de dons envoyés par la
charité des protestants. Cependant des comptes
dressés avec soin ont été rendus par
les consistoires de Genève et de Grenoble, auxquels
toutes les sommes avaient été envoyées
et qui présidèrent à leur emploi par
des commissaires... Ces derniers, d'accord avec
l'assemblée générale des
Vallées, avaient déterminé la marche
à suivre dans les distributions, établi
l'échelle de répartition, d'après les
pertes essuyées et les circonstances des communes,
comme aussi des individus, laissant seulement, aux experts
désignés par les communes l'estimation
particulière des dommages et l'appréciation,
des besoins. Enfin, une commission de quatre membres, tous
étrangers aux Vallées, avait employé
trois mois entiers à revoir tous les. comptes de
distribution, se transportant sur les lieux, et là,
en présence de la commune assemblée,
écoutant les réclamations et jugeant de leur
valeur en dernier ressort. La gestion de cette commission
avait ensuite été approuvée, et tous
les comptes adoptés par les consistoires de Grenoble
et de Genève, puis par le synode du Dauphiné,
et enfin par le synode national de Loudun.
Néanmoins, des bruits
étrangers et calomnieux ont été
semés contre l'honneur de ceux des Vallées qui
eurent part à la direction de cette affaire. Le
principal fauteur de ces mensonges était un
nommé de Longueil, ancien jésuite, soi-disant
converti à l'Évangile, auquel on avait
confié l'école du Villar. Le second
était le même Bertram Villeneuve,
créature vendue à Pianezza, et qui
déjà, en 1653, avait failli amener la ruine
des Vallées en proposant l'expulsion des moines du
Villar et l'incendie de leur demeure. Ces hommes ourdirent
leur trame en silence, conjointement avec deux autres
collaborateurs. lis faisaient accroire aux envieux et aux
mécontents, toujours en si grand nombre lorsque des
partages ont eu lieu, qu'il était resté
à l'étranger des sommes considérables
que les principaux des Vallées se réservaient,
et qui, si elles étaient partagées entre tous,
donneraient à chacun un dividende de cinq cents
livres au moins, et peut-être même de quinze
cents. Les gens crédules que ces fourbes remplirent
de mécontentement députèrent en France
auprès des synodes quelques-uns des leurs pour se
plaindre. Mais là, l'examen qui fut fait à
nouveau de toutes les pièces confondit les
accusateurs et lava de tout soupçon les
accusés. Néanmoins, le soin que les ennemis
des Vaudois mirent à colporter cette calomnie
l'enracina dans un grand nombre d'esprits défiants.,
Le public européen, même le. public protestant,
ne manqua pas d'en croire une partie qui, quelque faible
qu'elle fût, nuisit sensiblement aux Vaudois, lorsque
de nouvelles désolations fondirent sur eux en 1663 et
1664.
Le malin n'avait eu garde de
laisser se fortifier l'intérêt si vif que les
Églises réformées avaient toutes
ensemble porté dernièrement aux
persécutés du Piémont. (V. GILLES, ch.
LX à LXII. - LÉGER, II ème part., p. 57
à 260, pour tout le chapitre.)
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