Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE X

FIANÇAILLES ET MARIAGE

1857-1861

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La famille Mackintosh. - Enfance de Christina. - Sa conversion. - Paris. - Premières rencontres avec Coillard. - Un missionnaire doit-il être marié ? - Démarches infructueuses. - Angoisses. - Seul ! - Oui !

Lettres de Coillard à sa fiancée. - Une première rose et une immortelle. - Parenté spirituelle. - Visite de Christina à Asnières. - Son départ pour le Cap. - Mariage. - La vie à deux. - Madame Coillard. - Conclusion.



Les Mackintosh sont une ancienne famille écossaise; dans les luttes du dix-septième siècle, elle s'était rangée du côté des Stuart; cet esprit jacobite, fait de loyauté et de combativité, se retrouve chez plusieurs membres de la famille. Le père de Christina, le Révérend Lachlan Mackintosh, né en 1775, pasteur à Greenock, épousa, à l'âge de quarante-six ans, une jeune fille de dix-neuf ans, Christina Stewart, dont il eut neuf enfants. Obligé à de nombreux voyages dans le Royaume-Uni, pour l'église baptiste, il s'installa avec sa famille à Edimbourg; il n'avait d'autres ressources que ses maigres appointements. Malgré cette gêne très réelle, une vraie noblesse de coeur et d'esprit régnait au foyer d'Annandale Street. Les parents eurent soin de mettre leurs enfants en garde contre les ambitions vulgaires et contre les dangers d'un train de vie vers lequel auraient pu les entraîner leurs talents, mais qui n'eût pas été conforme à leurs ressources. Deux genres de conversation, entre autres, étaient bannis de la maison : les questions d'argent, les questions de mariage. « On vous donne une bonne éducation afin de vous rendre indépendantes du mariage », disait la mère à ses filles.

Christina, la quatrième enfant de la famille (nous ne comptons pas un enfant mort en bas Age), naquit le 28 novembre 1829, à Greenock, par une nuit d'ouragan. Son père, voyant se développer en elle une nature autoritaire et passionnée mais aussi très aimante, avait coutume de dire d'elle: « Elle est née dans un orage, et elle vivra toujours dans un orage. » Il ne croyait pas dire si vrai.

Lachlan Mackintosh était constamment absent et voyait peu ses enfants; ce fut un frère aîné de sa femme, médecin, célibataire, qui s'occupa d'eux. Son extrême sévérité les faisait vivre dans une atmosphère de tristesse et de condamnation; la tendresse de la mère ne parvenait pas à combattre cette fâcheuse influence. Heureusement les deux aînés, Kate et Daniel, jouèrent pour les plus jeunes le rôle de parents. Tous deux étaient admirablement doués au point de vue moral et intellectuel et ils possédaient un charme et une distinction qui leur ouvraient toutes les portes. L'éducation donnée par eux était sérieuse: « Comme délassement, écrit Daniel, je donne à mes petits frères (le plus âgé des trois n'avait pas huit ans) les poèmes de Milton et les échecs », et les élèves goûtaient ces récréations peu banales.

Le caractère indépendant de Christina se montra de bonne heure. « Elle est née pour devenir une héroïne », disait un de ses frères; et on l'en plaisantait. Elle était très ambitieuse. Une nuit, sa soeur cadette l'entendit pleurer « Pourquoi est-ce que tu pleures? » lui demanda-t-elle. « Oh c'est l'affreuse pensée que je dois mourir et m'étendre dans un étroit cercueil, sans que personne sache seulement que j'ai existé. »

En matière religieuse, elle eut un développement précoce; déjà avant sa conversion, elle aimait beaucoup la Bible et les exercices de piété. Mais., dans ce domaine aussi, elle conservait son indépendance. Ainsi, elle avait été élevée dans le sabbatisme le plus rigide; or, un dimanche, elle s'enferma à clef dans sa chambre et se mit à coudre, s'attendant à voir tomber sur elle le feu du ciel; aucune flamme n'apparut. Cette expérience faite, elle continua à observer le repos dominical, mais cette observance fut dépouillée pour elle de tout formalisme superstitieux. Elle était, du reste, absolument contraire au formalisme. Ses convictions, ses principes étaient carrés et rien ne pouvait en arrondir les angles.

Très jeune encore, elle assista à une réunion missionnaire où Moffat présenta la petite Sara Robey, une petite Bechuana, qu'il avait sauvée d'un tombeau où ses parents l'avaient enterrée vivante. Cela lui fit une profonde impression. Dès ce jour, elle se passionna pour les missions; elle voulut s'abonner à un journal missionnaire, et, comme ses quelques sous n'y suffisaient pas, elle insista auprès de sa soeur cadette pour qu'elle s'associât avec elle. La petite n'en avait aucune envie, mais céda sans mot dire.

Les filles de la maison avaient beaucoup à coudre et à recoudre pour leurs trois petits frères, surtout après le départ de la soeur aînée, Kate, qui dut, de bonne heure, quitter le toit paternel pour gagner sa vie comme institutrice. Christina détestait le travail à l'aiguille; elle le détesta toute sa vie (sauf la broderie); elle abhorrait surtout les raccommodages. Un jour, elle se livrait à ce travail détesté ; tout d'un coup elle se lève, jette à sa soeur le bas qu'elle reprisait : « Il y a assez longtemps que je fais ce métier, dit-elle, tu peux le faire maintenant. » La soeur ne dit mot. Nul ne soupçonnait la raison pour laquelle Christina désirait pouvoir disposer de ses loisirs : elle voulait visiter les pauvres.

Après les heures d'école, la fillette de quatorze ans s'aventurait dans les plus mauvais quartiers d'Édimbourg; mais Dieu envoyait ses anges pour la protéger au milieu des dangers et du vice. Les siens n'en savaient rien : un jour, cependant, c'était en hiver, le froid était vif, Christina insista auprès de sa soeur pour qu'elle' l'accompagnât; elle la conduisit dans une ruelle, dans une affreuse cour, elle monta un mauvais escalier et pénétra dans une chambre, laissant sa soeur dehors. Après une longue attente, celle-ci vit la porte s'ouvrir et, par l'entrebâillement, elle distingua, dans un taudis sans meubles, une femme et plusieurs enfants à peine vêtus. Christina sortit : « Ote ton jupon de laine, dit-elle à sa soeur, je leur ai déjà donné le mien ! » Les deux étaient neufs. La petite soeur obéit et rentra en grelottant. La mère ne gronda pas; elle approuvait les manifestations de cet esprit de sacrifice. Christina, durant toute sa vie, rechercha le même esprit chez les autres, et, parfois, lorsqu'elle ne le trouvait pas, elle ne dissimula pas son douloureux étonnement.

Christina et ses soeurs firent leurs classes dans deux excellentes institutions; à l'âge de quatorze ans, Christina étudiait déjà la géométrie, la perspective, la géologie, la botanique, le français, l'italien, l'arithmétique supérieure, le dessin d'après la bosse.

Christina se distingua à l'école; mais, comme elle disait plus tard, elle était encore morte pour tout ce qui concernait son âme. Ses premières impressions religieuses vraiment personnelles datent de la mort de son frère Daniel, en 1846. Ce frère était l'idole de toute sa famille ; caractère fier et fort, il était plein de tendresse pour tout être qui souffrait, mais impatient de toute autorité. Après être entré dans les affaires, il s'était converti et il mourut en pleine paix. Cette mort fut féconde pour plusieurs de ses frères et soeurs. Christina, alors âgée de dix-sept ans, fut profondément remuée; mais comment trouver la paix avec Dieu ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Exactement comme François Coillard, elle traversa de terribles angoisses sans oser en parler à qui que ce fût. A l'âge de dix-huit ans, elle termina ses études; avant de lui chercher une occupation, ses parents l'envoyèrent, pour fortifier sa santé, passer quelques mois dans une ferme du comté de Perth, chez son grand-père maternel. Sa grand'mère, morte depuis peu, une vraie femme des Highlands, d'un caractère ferme et droit, d'une grande instruction et d'une intelligence remarquable des choses de Dieu, avait déjà cherché à calmer l'orage qui grondait dans le coeur de sa petite-fille; sur son lit de mort, elle lui avait cité ce passage: « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » (Jean XIV, 27.)

Les impressions d'enfance que retrouva Christina dans cette ferme, encore remplie du souvenir de sa grand'mère, la préparèrent à entendre d'un ami de la famille, M. Hugli Rose, une parole qui réalisa en son coeur le voeu de l'aïeule, en lui montrant l'amour de Dieu manifesté dans le sacrifice de Jésus. Parlant de ce grand changement survenu dans sa vie, Christina écrivait, plus tard, à sa soeur cadette qui venait de faire la même expérience : « Je me souviens de la joie ineffable que j'ai ressentie au moment où j'ai pu dire : « Je crois, Seigneur! » et de la joie qui remplaça dans mon coeur toute la misère et toutes les ténèbres du doute auxquelles j'avais été si longtemps en proie. Je puis dire en toute vérité que, regardant à Jésus, je n'ai pas même l'ombre d'un doute au *sujet de son amour pour moi et de ma participation au salut qu'il a apporté à ses enfants. » Christina avait trouvé la paix.

Elle entra dans une famille comme institutrice et elle eut à lutter avec des garçons qui étaient de vrais démons. Si cette première expérience fut dure, celles qui suivirent eussent plutôt risqué de gâter une jeune fille qui devait faire son chemin et surtout qui devait devenir la femme d'un pionnier africain.

En 1855, sa soeur aînée, Kate Mackintosh, fut appelée à Paris comme directrice d'une sorte d'agence destinée à fournir un foyer chrétien aux institutrices anglaises qui se trouvaient dans cette ville. Avant son départ, un jour qu'elle parlait, dans un salon ami, de son dessein d'emmener avec elle une de ses soeurs : « Prenez miss Christina, lui dit-on, elle a les manières d'une duchesse. » Miss Kate ne suivit pas le conseil et partit avec la plus jeune de ses soeurs, Joanna. Elle se lia très intimement avec les dames André. C'est dans le salon de Mme André-Walther, rendez-vous de tous les protestants, des plus humbles comme des plus haut placés, qu'elle fit la connaissance de Coillard. On se rappelle leur première rencontre .

Christina ne rejoignit sa soeur qu'en 1857, après la mort de son père; elle donnait des leçons d'anglais et remplissait les fonctions de daily governess dans des familles où elle fut bientôt reçue en amie et traitée comme une fille de la maison. Après l'austérité de l'Écosse, elle s'épanouit dans ce milieu. Si parfois elle paraissait indifférente aux caresses du monde, cette indifférence ne donnait à son charme que quelque chose de plus piquant.

Dans une lettre écrite à sa mère, au moment de ses fiançailles, c'est-à-dire trois ans plus tard, Coillard a noté les premières rencontres. Il fut vu avant de voir :

« Elle me vit pour la première fois dans une réunion de missions que je présidai à Paris le lendemain ou le surlendemain de mon retour d'Asnières (premiers jours de juillet 1857), à la chapelle de la rue Madame. Il parait que mon pauvre petit discours, dont j'étais si mal content, réchauffa son zèle et son amour pour les missions. Je la vis pour la première fois dans le jardin de la Maison des Missions; elle était venue avec sa soeur faire une visite à M. Casalis et je ne sais pourquoi je fus appelé à faire une partie des frais de l'entrevue. »

On raconte qu'entre autres choses, Coillard montra à ces dames des souliers que les élèves missionnaires apprenaient à fabriquer; dans le nombre il s'en trouvait un qu'il avait fait lui-même. « Je vois, dit Mlle Christina, que vous savez faire un très joli soulier, mais sauriez-vous en faire une paire ? » Ces paroles, dites sur un ton plaisant et sans arrière-pensée, retentirent singulièrement dans le coeur du jeune homme.

« Voyant mon départ approcher, continue Coillard, je confiai les sentiments de mon coeur à M. Casalis et à Mme André et plus tard à M. Berger. Mme André, toujours bonne comme une tendre mère pour moi, me promit de donner une soirée où J'aurais occasion de voir Mlle Mackintosh. Le soir indiqué, je volai au salon de Mme André. J'y trouvai, en effet, Mlle Christina Mackintosh et sa soeur, mais aussi une foule de personnes qui encombraient les appartements. Je me sentis si mal à l'aise que je saisis la première occasion pour prendre congé de cette bruyante société et me retirai seul avec ma tristesse et désappointé. Je désespérais d'avoir une autre occasion de la voir. J'étais si fâché que Mme André-Walther s'y fût prise de cette manière que je me tus complètement, craignant une répétition de ce qui s'était passé. Mais le Seigneur se souvint de moi, car je rencontrai ensuite, comme fortuitement, mon amie dans toutes les soirées, et, chose singulière, j'eus toujours l'occasion de lui parler et de l'entendre: ce fut chez la comtesse Pelet de la Lozère, chez Mme de Staël, chez Mme de Seynes, chez Mme G. Monod, partout enfin. Mais, le 15 août, la bonne madame André la mère (1), qui m'a toujours témoigné tant d'affection, désirait que j'allasse lui faire mes adieux en particulier et lui faire une méditation. Accompagné d'un ami, je m'y rendis pour le dîner; nous étions seuls. Mais, après le dîner et à ma grande surprise, je vois entrer les deux demoiselles Mackintosh qui venaient passer la soirée avec nous. Après le the, nous chantâmes des cantiques et je fis un petit culte. Puis la bonne madame André nous demanda, à moi et à mon ami, d'accompagner ces demoiselles qui désiraient voir les illuminations en l'honneur de l'Empereur. Quelque étrange que me parût cette proposition, vous pouvez penser si elle me fit plaisir. Nous trottâmes donc dans les rues de Paris, remplies de monde et de boue. Je ne me souviens guère de ces illuminations, car d'autres pensées préoccupaient mon coeur. Je parlai peu, elle parlait peu, car je ne savais pas l'anglais alors et elle, arrivant d'Écosse, comprenait peu le français. Nous nous comprimes pourtant, et, sans se douter peut-être de l'intérêt de mes questions, elle me donna bien des preuves de son dévouement et de son affection pour les missions. Nous rentrâmes. »

19 août 1857. - Mme André la mère voulut que j'allasse passer encore quelques instants avec elle pour lire et prier avant mon départ.. J'y dînai avec M. Alfred André et mon ancien maître, M. Louis André; puis, après dîner, je me trouvai seul dans les salons de Mme André, encore avec les demoiselles Mackintosh. Je n'en revenais pas, vraiment. Elles se montrèrent très aimables. Je fis une lecture, une prière, puis suivit le thé.

« Ce fut la dernière fois que je la vis, écrit Coillard à sa mère. Depuis lors son image ne s'effaça point de mon coeur. »

Coillard se trouvait dans une position singulièrement difficile: son départ ne pouvait être retardé; d'autre part, il ne pouvait pas, dans un temps si court, se fiancer et se marier et, à supposer que, du côté de la jeune fille, le coeur fût touché, il ne pouvait ni se marier à bord ni entreprendre un si long voyage avec sa fiancée. Aussi sent-on très bien dans son journal intime qu'il ne veut pas se laisser aller à cet amour: « Il était clair que je réfléchissais, dit-il, mais je ne parvins à aucun résultat positif; je ne le pouvais pas. »

D'autres questions se posaient à lui, questions plus graves encore, questions de principe : un missionnaire doit-il être marié? Depuis plusieurs années le problème le préoccupait, son journal en fait foi :

10 février 1854. - Devrais-je me marier ou non? Je crois que non. Combien je serais plus libre ! Je pourrais, presque sans crainte, aller au milieu des anthropophages et leur livrer mon corps, aller, venir, sans inquiétude sur ce que je laisse à la maison. Je serais plus entier au Seigneur. Mon Dieu, éclaire-moi !

Le 16 mai 1854, la question du mariage des missionnaires est discutée au culte du soir, entre M. Boissonnas et les élèves de Batignolles; Coillard, comme M. Boissonnas, conclut au célibat. Le 29 mars 1855, nouvelle discussion entre amis, Coillard hésite :

En tout cas je ne veux pas qu'on fasse mon mariage. Je veux une personne que je connaisse et que j'aime et qui ait, comme moi, la vocation missionnaire.

A mesure que le départ approche, Coillard incline de plus en plus au mariage; mais il veut que Dieu le dirige dans son choix. « J'ai cherché avant tout la volonté de Dieu, » écrit-il à sa mère. Mlle Christina Mackintosh est-elle bien celle que Dieu veut pour lui? Il ne voit pas clair. On l'a dit avec raison : « Le mariage est un écueil sur lequel ont échoué bien des vocations missionnaires. » Coillard s'en rend compte et il frémit :

14 septembre 1857- - Le courant de pensées qui m'entraîne, je dois l'avouer, n'a d'autre objet que le mariage.

1er novembre 1857, - Quel malheur d'avoir une mauvaise femme ! Que Dieu me préserve d'une telle épreuve !

17 décembre 1857. - 0 mon Père, laisse-moi te demander la faveur de mourir à ton service! Oh! préserve-moi du malheur épouvantable d'avoir pour compagne une personne qui n'aime pas les noirs et qui soit un obstacle à ma vocation.

Coillard arriva seul en Afrique et sur son champ de mission; ses collègues redoutaient pour lui la douloureuse expérience qu'il allait faire :

« Mme Daumas, écrit-il à sa mère, qui s'affligeait de me voir aller non marié, au Lessouto, me disait: « Cher Monsieur, si vous m'aviez dit à Paris que vous n'étiez point engagé, j'aurais désiré pour vous la main de Mlle Mackintosh. Elle vous ressemble, elle est gaie, pieuse, etc... et Je suis sûre que vous vous aimeriez. » Je me taisais, car elle faisait vibrer une corde de mon coeur.

« Enfin nous arrivâmes à Burghersdorp, sur la frontière de la Colonie, et là je parlai à Mme Daumas de mon intention de demander la main de Mlle Mackintosh (2). Grande fut sa surprise et sa joie. Mais cette première démarche échoua et, six mois après (premiers jours de janvier 1859), je recevais un refus. Mon coeur en fut brisé. La société m'était à charge et c'est une des secrètes raisons pour lesquelles je me hâtai d'aller fonder ma station. »

Ce refus avait été dicté à Mlle Christina par son entourage parisien, qui l'aimait, l'estimait et qui pensait qu'en Afrique elle serait perdue pour le monde dans lequel elle avait pris rang à Paris.

Elle avait eu, dès le début, le sentiment que Coillard était l'homme de sa destinée; mais, rencontrant de l'opposition de toutes parts, elle céda, pour la seule fois de sa vie peut-être : elle répondit négativement.

En même temps que ce refus, Coillard recevait de M. Berger le message suivant daté du 1er novembre 1858 :

« Donnez gloire à Dieu, bien-aimé. Que sa volonté vous devienne bonne, agréable et parfaite. N'écoutez pas ce qui se dit en vous au moment de la tentation; l'ennemi est menteur. Sous un certain rapport, la tentation est continuelle : « Je dois être marié », dites-vous. Oui, sans doute, mais pas maintenant, et J'ai presque l'assurance que,, pour trouver celle que vous a préparée depuis longtemps le Seigneur, il faut que vous arriviez à oublier entièrement que vous avez besoin d'une compagne. Mme André vous écrit ce qu'a répondu Mlle Mackintosh : elle ne se sent pas le droit de dire oui, vous ayant si peu connu. Sa réponse est certainement la réponse du Seigneur qu'elle a prié avec ferveur. Ce n'est pas celle-là qu'il vous fallait. Croyez, attendez en repos, et votre vraie épouse, d'elle-même, viendra se présenter à vous. Oh ! si vous pouviez voir comme je vois 1!Mais non, un nuage vous dérobe la lumière, et Dieu le permet. Attendez donc, subissant vos ténèbres, et gardez-vous de prendre aucune résolution précipitée. Surtout, renvoyez à Satan, son auteur, la pensée de quitter le champ où Dieu vous a envoyé. J'aimerais mieux apprendre votre mort que votre retour dans de telles circonstances. »

« Mme Daumas, continue Coillard dans son récit à sa mère, m'écrivait lettre sur lettre pour me conseiller et me consoler: « Écrivez encore, écrivez, et si vous recevez un deuxième refus, vous verrez alors clairement que ce n'est pas là, la compagne que Dieu a choisie pour vous. » Elle persistait à avoir bon espoir, cette chère madame, et me disait en souriant que M. Daumas, en prenant congé de Mlle Mackintosh, lui avait dit: « Il vous faut venir en Afrique, Mademoiselle; dans notre mission française, nous aimons beaucoup les dames anglaises. » Et elle, se tournant vers une amie, lui dit: « Entendez-vous ce que dit M. Daumas? »

« Malgré tout cela, mon coeur était si triste que je dus faire de cette question un sujet de ferventes prières avant de répondre à Mme André-Walther, qui m'avait transmis le refus de Mlle Mackintosh. Je pris deux mois, puis deux mois, puis deux encore, mais point de réponse à mes prières. Oh! Dieu seul connaît ces angoisses secrètes. Cent fois je voulais oublier celle pour qui battait mon coeur, mais toujours son souvenir remplissait mon coeur et son nom mes prières. A la fin pourtant, ne pouvant plus supporter ces combats qui se livraient en moi, sentant que j'aimais, mais ne connaissant pas la volonté de Dieu, j'écrivis deux lettres, l'une à M. Berger, l'autre à Mme André, pour leur dire franchement dans quel état je me trouvais et leur demander si, par hasard, quelque nouvelle circonstance n'aurait pas fait revenir Mlle Mackintosh sur sa terrible décision. Puis, j'eus peur d'agir contre la volonté de Dieu et je brûlai la lettre à Mme André qui était une seconde demande; mais j'envoyai celle que j'avais écrite à M. Berger, ajoutant que j'avais brûlé celle à Mme André. Qui dira l'angoisse de mon coeur ? Je me créais de l'occupation et, quand je n'en avais point, j'allais pleurer dans les rochers. J'étais dans un état de tristesse épouvantable. Je repoussais tous les conseils de mes amis, les priant de ne me plus parler de mariage. Je voulais accepter la position que Dieu m'avait faite. »

Un passage du journal intime donnera une idée des souffrances que la solitude causait à Coillard, nature aimante, qui avait besoin d'expansion et, disons le mot, d'appui. Si l'expression de ces sentiments revêt un tour un peu vieilli, elle n'en est pas moins sincère.

Dimanche matin, 25 mars 1860. - Oh! que de misères je découvre en mon pauvre coeur! Combien peu je suis propre à ce ministère redoutable qui m'est confié!... C'est le soir, les réunions sont finies, chacun est rentré au logis, le bruit cesse et le sommeil semble régner et fermer toutes les paupières. Moi je veille, triste, abattu, ennuyé, embarrassé de ma société, vivant dans un passe plein de souvenirs doux et amers qui bouleversent mon coeur, et m'arrêtant devant mon obscur avenir, le coeur gonfle d'angoisse, le front chargé de soucis. Je suis seul, seul, seul ! Jusqu'à quand répéterai-je ce mot que ne me redisent que par dérision les échos voisins qui n'ont point de coeur?

Je suis seul ! Mais quoi? Toutes les plantes ne sauraient croître sous l'ombrage frais *et riant d'une épaisse forêt qu'égaye le doux ramage des oiseaux, ou sur les bords enchanteurs d'un ruisseau limpide et parfumé. Il en est auxquelles sont réservés la solitude, le sol rocailleux, aride et brûlé d'un vaste désert. Je suis du nombre de ces plantes maudites qui ne végètent dans un morne tombeau que parce qu'elles ne sauraient trouver leur place dans le monde.

Mais quoi? Je suis impie quand je m'abandonne à moi-même. Le Dieu que je sers et qui m'aime ne remplit-il pas aussi le désert? Oh oui 1 Mon Dieu, je te possède, je suis à toi. Qui donc me pourrait séparer de ton amour? A toi je suis, à toi je veux être jusqu'à mon dernier soupir.

Coillard ne pouvait pas faire l'oeuvre seul.


CHRISTINA MACKINTOSH EN 1860

« Quels que soient le zèle et l'activité d'un jeune missionnaire, écrivait-il déjà à Mlle Mackintosh le 17 juillet 1858, encore son ministère isolé sera-t-il sans poids aux yeux du grand nombre, encore restera-t-il en dehors de son action une oeuvre, une grande oeuvre, une oeuvre importante, une oeuvre, en un mot, qu'il lui est impossible d'accomplir lui-même, et qui est réservée à la vocation missionnaire, à l'activité, au zèle et à la foi d'une femme. »

« Je me résignais et je croyais avoir offert sur l'autel du sacrifice mes plus chères affections, écrit Coillard à. sa mère, lorsqu'une lettre de M. Berger vint me demander la raison pour laquelle je n'avais point réitéré ma demande. Il demandait une prompte réponse, car, disait-il, il s'était de nouveau occupé de l'affaire. Je lui expliquai le tout, dans une lettre du 12 février 1860; je lui dis combien j'étais triste de ce qu'il m'eût donné une lueur d'espoir, que je le suppliais de ne rien forcer et de me laisser accepter avec résignation la position que Dieu m'avait faite. Je ne joignis pas même un mot pour Mlle Mackintosh et, miracle d'amour de mon Dieu! c'est elle qui me répondit que, dans peu de mois, elle serait la compagne de ma vie. »

Que s'était-il passé à Paris? M. Berger avait soumis à Mlle Christina Mackintosh la lettre de Coillard du 12 février 1860, et elle y avait vu un appel réitéré de Dieu; d'autre part, les sentiments d'amour personnel qui y étaient exprimés la rassurèrent sur son avenir et lui donnèrent le courage de tout abandonner.

Coillard expliqua plus tard à Mlle Mackintosh pourquoi il ne lui avait pas récrit directement :

« Je ne voulais rien forcer dans notre union, vous laisser seule et libre, en présence de notre bon Dieu. Je redoutais le malheur d'exagérer mon amour pour vous ou tout au moins de lui donner de fausses couleurs et d'influer sur votre décision. Oh ! malheureux serais-je, si dans une question d'une importance telle, je forçais les voies du Seigneur et vous induisais dans un sentier détourné ! Je voulais que votre oui ou que votre non fût un oui ou un non libre et sans contrainte. Je voulais non vous éclairer, moi, mais que mon Dieu lui-même, selon sa promesse, vous guidât de son oeil.

« Le Seigneur m'avait commandé, à moi aussi, de sacrifier mon Isaac, et, après l'avoir mis sur l'autel du sacrifice, je ne m'attendais plus à le recouvrer d'une manière aussi miraculeuse.

« Que je suis heureux que vous voyiez clairement la volonté de Dieu dans notre union! Ce sera pour vous, plus tard, une source de force et de consolation. Car, au jour du chagrin ou de l'épreuve, lorsque Satan vous soufflera au coeur et vous dira: « Qu'es-tu venue faire ici? » vous pourrez lui répondre avec courage et dire : « Dieu, mon Dieu, m'a dit: Va, et j'ai obéi ! »

Ce oui arriva à Léribé le 5 juillet 1860 et immédiatement Coillard prend la plume à l'adresse de Mlle Christina Mackintosh.

1. Mme André-Rivet, morte en 1859. (Ed. F.) 

2. La lettre de Coillard à Mlle Christina Mackintosh, pour lui demander sa main, est du 17 juillet 1858. (Ed. F.)

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