Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

FIANÇAILLES ET MARIAGE

suite

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« Je renonce à dépeindre les impressions qui ont bouleversé mon coeur à la vue seule de votre lettre. Ce matin, en me levant, tout plein de votre pensée, je cherchais sur les grandes eaux la trace de vos lignes : Quelques jours encore, me disais-je, et elles arriveront au Cap, quelques semaines encore et elles me parviendront ici, et je cherchais, dans la prière, la force et la consolation dont mon pauvre coeur avait besoin. Que j'étais loin de penser que, peu d'heures après, pendant que je serais à mon école, ces nouvelles tant désirées me seraient remises, un mois plus tôt que je ne m'y attendais! Oh! certainement le Seigneur est bon !

« Je fus pendant plus d'une heure dans une agitation qui ne me permit pas de lire vos lignes. Je marchais à grands pas, priant, bénissant Dieu. Mais les émotions d'un coeur qui aime, et qui peut aimer sans déception, se peuvent mieux comprendre que décrire. »

Dès lors, les lettres de Coillard à Mlle Christina Mackintosh sont nombreuses. Les détails pratiques sur ce qu'il faudra apporter pour compléter le ménage du célibataire, sur les mesures à prendre pour le voyage et pour le mariage qui sera célébré au Cap, y côtoient les assurances de l'amour le plus passionné; Coillard y donne maints détails sur sa vie à Léribé, sur sa famille, sur son enfance, etc. ; il y prodigue aussi à sa fiancée, au sujet de la séparation d'avec les siens, les encouragements et les expressions de la plus touchante sympathie.

Telle lettre commencée en français continue en anglais (Léribé, 19 août 1860):

« A propos, laissez-moi vous féliciter pour la facilité avec laquelle vous maniez le français. Vous saurez que je suis passionné pour votre langue maternelle, et cela a toujours été pour moi un doux rêve que celui de parler anglais dans mon ménage. Malheureusement je vous ferai rire par ma drôle de prononciation. Vous m'enseignerez, n'est-ce pas? Et surtout n'oubliez pas d'apporter quelques bons ouvrages de littérature, d'histoire, etc., que je vous lirai au coin du feu, pendant nos douces veillées. La demande que vous me faites de sacrifier le nom que j'ai reçu de mon père et de ma mère, est, en vérité, trop plaisante et trop aimable pour qu'un coeur qui vous aime puisse vous la refuser. Que je sois donc Frank au lieu de ce François que j'ai toujours été depuis vingt-six ans, pourvu que je sois votre ami.

« Si je terminais ma lettre, je signerais: Votre affectionné Frank Coillard. Mais ce mot de Frank sonne si drôlement a mon oreille! C'est curieux que, dans la famille, oh m'ait toujours désigné par mon nom de famille et jamais par celui de François. Ma mère disait: « Mon petit », mes frères et soeurs: « le petit frère », mes neveux et mes nièces: « le petit oncle », tous les protestants d'Asnières : « le petit cousin Coillard ». Ce n'est qu'à La Ferté-Imbault que l'on m'a appelé François. Encore disait-on: « le petit François ». Vraiment il faut que je sois bien petit pour que ce sobriquet m'ait suivi en Afrique ! Avez-vous bien pris votre parti d'avoir un petit Mari? Il peut au moins vous assurer qu'il a un grand coeur qui bat pour vous. »

A ces lettres jaunies par le temps (de Léribé 16 et 29 juillet, 1 0 août, 19-29 août, de Morija 2 septembre, d'Hermon 3 octobre) se trouvait joint un papier soigneusement plié. Devais-je l'ouvrir? Déjà, dans d'autres occasions, cette question s'était posée à mon esprit ou plutôt à ma conscience; elle devait se poser encore; ce pli avait quelque chose de mystérieux et le soin qu'instinctivement je mis à le refermer, trahissait comme le désir d'effacer toute trace d'un acte qui aurait pu ressembler à une profanation.

Dans ce pli se trouvaient quelques débris de fleurs séchées, avec ces mots :

« A toi, ma tendre et bien-aimée Christine, je présente les premières roses du printemps qui aient charmé mes yeux.

« Hermon, 16 octobre 1860. »

F. COILLARD.

 

Et à la même date, dans son journal, Coillard écrivait :

Un rosier sur ma fenêtre s'est couvert, ces jours-ci, de boutons qui ont commencé à s'épanouir hier. Oh ! combien, ma douce Christine, j'aurais désiré te l'offrir, cette fleur, symbole de notre amour, qui charma mes yeux ! Tu n'étais point près de moi, mais cette fleur, je l'ai conservée dans la plus belle feuille de papier que, je possède!

Tu la verras flétrie, desséchée, mais tu sauras qu'ainsi passent nos plus pures jouissances ici-bas, qu'ainsi passerait notre amour lui-même, si nous n'avions pas l'espérance qui ne confond point !... L'autre jour, dans la dernière lettre que je t'envoyais, je voulais glisser une charmante immortelle rose que j'ai cueillie sur la montagne de Léribé, que j'ai admirée deux ans sur ma cheminée et qui est aussi vermeille que le premier jour. C'est là notre union éternelle. Je trace ce mot avec assurance, avec joie : éternelle !

Cette union, rêvée par la nature profondément aimante de Coillard, s'est réalisée pour lui. Dans ses amitiés de jeunesse, il n'avait jamais voulu ou jamais pu se donner entièrement. Cette fois, il se donna pour ne jamais se reprendre. La tendresse et la poésie de cet amour ont duré jusqu'au dernier jour.

Lorsque la mère de Christina, qui ne connaissait pas Coillard, apprit la décision de sa fille, elle lui écrivit :

« Je ne dois point vous donner à l'oeuvre du Seigneur en murmurant, mais volontairement. Car Il aime celui qui donne joyeusement. Elle allège considérablement les peines de la séparation, cette pensée que vous allez vers quelqu'un dont le coeur semble si dévoué au Seigneur. Aussi longtemps que je vivrai, ma prière pour vous deux sera que vous puissiez être l'un pour l'autre un aide plein de foi et de joie dans le Seigneur, c'est qu'il vous soit donné beaucoup d'âmes pour votre salaire et que plusieurs vous soient une couronne de gloire auprès de Christ.

« C'est un vaste champ; allez, mon enfant chérie, et y travaillez ! Que le Seigneur récompense ton travail et qu'une pleine récompense te soit donnée de la part du Seigneur Dieu d'Israël, sous les ailes duquel tu as mis ta confiance. »

De son côté, la soeur aînée de Christina écrivait à Coillard

« C'est avec une vraie joie que je vous appelle mon frère, et, quoique mon coeur souffre bien à la pensée d'une telle séparation, je suis tellement convaincue que c'est la volonté de Dieu et que c'est lui qui nous l'a demandé, que je n'ose pas regretter notre perte. Elle, est grande, cher frère, cette perte, car vous avez encore à apprendre quel trésor d'amour et de zèle, de dévouement et d'énergie, renferme ce coeur ardent. Si jamais la vocation missionnaire était claire et prononcée, c'était chez elle. C'est donc avec toute son âme qu'elle se donne à l'oeuvre... et à vous aussi. Ne craignez pour elle ni les privations ni les sacrifices. Elle a le courage et la force de tout quitter pour Dieu. Votre affection rendra tout facile, car aimer et être aimée, c'est tout pour elle. »

En revanche, dans le monde protestant de Paris, cette décision ne fut pas comprise. Les uns parlaient de mésalliance, les autres ne pouvaient approuver le départ pour l'Afrique d'une jeune fille qui semblait faite pour les salons, d'autres enfin avaient trouvé pour leur indignation une expression ingénieuse: Mi" Christina Mackintosh était baptiste.

« Vous pourriez tranquilliser certains amis, lui écrivait Coillard (19 août), en les assurant que nos opinions religieuses ne sont peut-être pas si différentes qu'ils le craignent. Certains amis pourraient croire, à tort, qu'en vous épousant, j'épouse aussi du même coup vos principes et vos opinions. Je vous avouerai seulement que, sur cette question, je ne suis point encore assis. Une chose m'étonne en lisant l'Évangile, c'est la facilité (nous dirions de toute autre chose, la légèreté) avec laquelle les apôtres et les premiers disciples administraient le baptême. Mais c'est un point sur lequel je ne suis pas assez éclairé pour rompre avec un passé qui a ses préjugés, sans doute, mais aussi ses souvenirs, et avec des frères dont je partage le champ de travail. Mais de cela, chère amie, nous aurons le temps de parler. »

Et, à ce propos, il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'un lien profond existait entre Mlle Mackintosh et Coillard : tous deux étaient enfants du Réveil. D'une part, le père de Christina avait été un des premiers élèves des frères Haldane; il leur devait son entrée dans le saint ministère; plus tard il avait été chargé par Robert Haldane de la direction d'une école d'évangélistes dans le comté d'Inverness; enfin les Mackintosh faisaient partie de l'église des Haldane, du Tabernacle d'Édimbourg. D'autre part, Robert Haldane avait eu une grande influence sur le Réveil, à Genève et en France, et indirectement sur les pères spirituels de Coillard : Ami Bost, Jaquet, Jeanmaire, Hocart.

Enfin Coillard et les Mackintosh, tout eu se rattachant au Réveil, n'avaient rien d'étroit. Coillard fut détourné du darbysme, il se sentit très attiré par le méthodisme, mais, comme il le disait lui-même : « J'éprouve une grande sympathie pour tous les frères dissidents, je les aime, je les crois dans le vrai; mais je ne crois jamais sortir de l'église nationale. » Le baptisme, il le comprendra sans le mettre en pratique, et plus tard il fera de même pour la guérison par la prière.

Réveil, vie, largeur, tel fut le terrain où se rencontrèrent deux individualités, l'une venant d'Édimbourg, l'Athènes du Nord, l'autre sortant du milieu paysan du Berry.

Mlle Christina quitta Paris et alla avec sa soeur Kate faire ses préparatifs de départ et ses adieux en Écosse; puis elle revint faire la connaissance de la famille de son mari à Asnières. Elle logea chez M. le pasteur Diény:

« Vous allez donc voir ma mère, ma bien-aimée mère, lui écrivait son fiancé. Ce sera le plus beau jour de sa vie ! J'aurai bien des choses à vous dire d'elle plus tard et vous verrez que ce n'est point sans raisons qu'elle occupe une si large place dans mon coeur. Oh ! je me réjouis pour elle! Elle me disait en partant: « Si seulement je te voyais partir marié ! » Aujourd'hui, elle va voir mon épouse, et sa joie, j'aime à me la représenter ! Pauvre mère, elle sera peu libre avec vous, ne vous connaissant pas, et je crains que vous ne soyez désappointée. Mais, puisque je l'aime, comment pourriez-vous ne pas l'aimer ? Que votre visite soit bénie pour elle et pour mes frères et soeurs !

« Je vais ces jours-ci donner libre cours à mon imagination et vous suivre à Asnières. Si seulement je pouvais, un instant, vous servir de cicérone, je pourrais vous conduire à ce bois, ou dans ce chemin solitaire où j'aimais à me retirer seul avec mon Dieu et à méditer sur son amour. loi ce serait ma chambre, là un arbre, ailleurs quelque autre objet qui pourrait vous dire mon nom et dont je garde un doux souvenir. Cher Asnières, où j'ai grandi au milieu des épreuves, sous les soins de ma mère ! Cher Asnières, où j'avais choisi mon tombeau, auprès de celui d'une soeur tendrement aimée ! Cher Asnières, où j'ai débuté dans le saint ministère avec tant de bénédictions! J'aime mon Asnières et, dans, nos longues soirées d'hiver ou dans le désert au clair de la lune, il faudra bien souffrir que je vous en parle. Allez donc et que le Seigneur vous accompagne ! »

Mlle Mackintosh devait partir pour l'Afrique avec M. et Mme Frédéric Ellenberger. M. Ellenberger avait été consacré le 4 novembre 1860; le 5 novembre, M. et Mme Ellenberger et MI", Mackintosh faisaient leurs adieux à Paris, et, le 8, ils partaient pour Londres (1). Le 23 novembre, ils s'embarquaient à bord du John Williams, petit voilier qui allait, avec quelques agents de la Société des Missions de Londres, faire son service, d'île en île, dans le Pacifique.

Quelques jours après le départ de sa soeur, Mlle Kate Mackintosh écrivait à la mère de Coillard (29 novembre) : « Christina a beaucoup souffert en se séparant de sa mère, de ses frères et soeurs, mais elle était en pleine paix, sentant que le Seigneur était avec elle et que c'était sa volonté qu'elle faisait. Il faut que vous sachiez aussi, chère amie, que sa mère qui n'ose pas espérer la revoir dans ce monde, se trouve bien heureuse de donner son enfant à Dieu. Elle aime mieux la savoir missionnaire que princesse, et c'est cette joie que je prie le Seigneur de vous donner au sujet de votre bien-aimé fils. »

La dernière lettre que Christina Mackintosh avait reçue de Coillard avant son départ, se terminait ainsi :

« Que le courage ne vous manque pas, que votre coeur ne défaille point au moment de quitter les rives de la patrie. Christina, souvenez-vous du précepte de l'apôtre: « Soyez toujours joyeux. »

Elle était partie, mais sans joie; elle aimait le missionnaire, elle ne connaissait que peu l'homme. Elle se savait appelée par Dieu, elle obéissait. Mais c'était pour elle un sacrifice tel qu'elle n'eût pas pu en rêver un plus grand. Élevée depuis l'âge de dix-huit ans - elle en avait trente - dans des maisons riches, elle y avait été choyée; elle était très intellectuelle, spirituelle; elle aimait la société; les travaux du ménage lui étaient antipathiques. L'Afrique était pour elle le tombeau de toutes ses ambitions et de tous ses goûts.

Durant le séjour qu'elle fit à Asnières, elle s'attacha beaucoup à sa future belle-mère; mais combien différent était ce milieu de celui d'où elle sortait! Ne dut-elle pas en concevoir quelques appréhensions? L'union de deux êtres ayant reçu une éducation si différente, pourrait-elle être absolument complète ? De semblables questions, les craintes, les regrets se présentaient à son esprit et à son coeur, et, durant tout le temps de ses préparatifs de départ comme pendant le voyage, ses larmes coulèrent.

Le voyage fut bon, à l'exception de quelques jours d'orage dans le golfe de Biscaye, et au bout de soixante-deux jours, le 24 janvier 1861, les voyageurs débarquaient au Cap. Coillard, qui était encore à Port-Elizabeth le 28 janvier, arrivait à son tour, après la course folle que l'on sait, pour entendre, de la bouche de sa fiancée, ce propos qu'il aimait à répéter : « Je suis venue faire avec vous l'oeuvre de Dieu, quelle qu'elle soit, et, souvenez-vous-en, où que ce soit que Dieu vous appelle, vous ne me trouverez jamais en travers du chemin du devoir. »

Dès leur première rencontre, Miss Christina comprit qu'elle ne s'était pas trompée et qu'elle avait bien placé son affection.

Le mariage fut célébré le 26 février et, après une semaine passée à Kalk-Bay, les jeunes époux revinrent au Cap faire leurs préparatifs de départ.

Le 20 mars, ils s'embarquaient pour Algoa-Bay, et de là, par terre, ils gagnaient leur station de Léribé où ils arrivaient le 9 juillet, après un « voyage très long et extrêmement fatigant ».

La vie à deux, le travail à deux, Coillard les décrit à sa mère dans une lettre du 20 octobre 1861 :

« Je vous assure que chacune de nos journées est bien remplie. Je me lève tous les jours avec le soleil pour faire la prière avec les Bassoutos dans la chapelle. En rentrant à la maison je trouve ma tendre compagne qui a fait préparer le déjeuner. Notre table est mise dans la chambre du milieu. Le mardi et le vendredi, une classe, encore peu nombreuse, de personnes qui s'enquièrent du salut de leur âme me rappelle à la chapelle. Ensuite c'est l'école qui a lieu tous les jours excepté le samedi. Christina donne, deux fois par semaine, une leçon de couture, pendant laquelle j'enseigne l'écriture à de petits garçons et j'écris mes lettres.

« Le jeudi après-midi, j'ai une classe d'enfants baptisés, et) le mercredi après-midi, nous allons à cheval, Christina et moi, évangéliser dans les environs. Après le coucher du soleil, la cloche nous appelle de nouveau à la prière. Il y a toujours plus de monde que le matin. Je traduis un chapitre de l'Ancien Testament qu'il accompagne quelquefois de courtes remarques. C'est là la fin de notre journée missionnaire, pendant laquelle, outre et entre les occupations que je viens de mentionner, il a fallu faire beaucoup d'autres choses qui étaient et qui n'étaient pas dans notre programme. Ainsi ma chère femme a dû fournir de la besogne à ses deux jeunes filles, surveiller le lavage, le repassage, etc. Je ne parle pas de notre cuisine qui est si simple, si simple, que je ne sais vraiment pas au juste de quoi nous vivons: du café avec un oeuf et une tranche de jambon fait notre déjeuner; en sortant de l'école, du thé et un morceau de fromage, puis le soir on se trouve encore avec une tasse de café à la main, voilà tout. Nous n'avons point de lait, parce que nous n'avons point de vache; ni légumes ni fruits parce que nous n'avons point de jardin; ni viande parce que nous n'avons point de troupeau et qu'il n'y a point non plus de boucherie ici. Chaque samedi, Christina fait dépeupler ma vieille basse-cour qui, en effet, va bientôt être tout à fait dépeuplée.

« Pendant que votre chère fille est ainsi occupée, je ne le suis pas moins de mon coté. Je dois de temps en temps prendre le rabot; j'ai cédé à Nkélé la truelle pour bâtir à Christina une cuisine derrière la maison et je suis heureux de dire qu'il ne s'en tire pas mal. Il faut aussi distribuer les médecines, écouter ceux qui viennent me parler. Souvent nous nous aidons mutuellement, avec ma douce compagne; nous sommes toujours ensemble, nos séparations ne durent jamais plus d'un quart d'heure, et pourtant, le soir, quand nous nous asseyons dans mon cabinet, c'est en vérité comme si nous ne nous étions pas vus de tout le jour parce que nous avons eu à peine le temps de nous parler. C'est alors que commence notre vie de famille. Nous sommes dans cette petite chambre qui a toujours été mon sanctuaire. A cette heure-là, les Bassoutos se sont retirés et il est bien rare qu'on vienne nous déranger, si ce n'est « nos enfants » qui viennent nous dire bonsoir. Nous sommes donc tout à fait seuls. Nous causons. Elle, elle parle d'Édimbourg, de Paris, me raconte pour la vingtième fois son voyage à Asnières; puis nous parlons de vous, ma chère mère. Si Christina n'est pas trop fatiguée, elle prend son ouvrage et je lui fais la lecture a haute voix. »

Peu après son arrivée au Lessouto, Mme Coillard fut prise d'une nostalgie si violente qu'elle en était comme malade. Ses pleurs ne tarissaient pas. Elle passait ses moments de loisir, entre les trop rares courriers, à relire ses journaux d'enfance. Son mari était inquiet. Comment tarir ces larmes ? Un jour Mme Coillard comprit qu'elle n'était pas ce qu'elle devait être, que ses regrets entravaient sa carrière et celle de son mari; sans hésiter, elle brûla tous ses souvenirs et, allant au-devant de son mari: « J'ai brûlé tous ces papiers, lui dit-elle. Tu ne me verras plus pleurer là-dessus. Forget thine own people and thy fathers house (Oublie ton peuple et la maison de ton père). Ps. XLV, II. »

Ainsi elle consomma son sacrifice et, dès lors, le bonheur conjugal fut complet. C'est à dater de ce jour que s'ouvrit devant Coillard, dans toute son étendue, la carrière missionnaire.

En effet, les circonstances dans lesquelles il était arrivé au Lessouto ne lui avaient permis que d'ébaucher l'oeuvre missionnaire; ses trois premières années d'Afrique furent pour lui un temps d'apprentissage des plus précieux; mais la guerre, les absences fréquentes, les travaux matériels, l'incertitude sur l'emplacement et même sur l'opportunité de la station, tout cela donne aux premiers travaux de Coillard quelque chose d'irrégulier, d'inconstant. De plus, son caractère n'était pas encore bien équilibré; nous avons eu souvent l'occasion de constater son manque de joie, son manque de paix, et le trouble que causaient à sa nature aimante, ses besoins inassouvis d'expansion.

Le mariage fut pour Coillard, après sa conversion, l'événement le plus important de sa vie et le point de départ de sa vraie activité. Sa femme, plus âgée que lui, le complétait sous tous les rapports; non seulement elle lui apporta les qualités qui lui manquaient, mais elle lui ouvrit de nouveaux horizons et lui fit envisager la société et le monde chrétien sous un jour plus large, plus sain, plus heureux.

Elle lui donna, ce qui lui manquait surtout, la confiance en lui-même; et elle put la lui donner parce qu'elle avait une foi absolue dans la vocation de son mari. Dès le début, elle l'admira, elle le plaça en quelque sorte sur un piédestal et, au lieu de le conduire, ce à quoi l'eût poussée son penchant naturel, elle se montra toujours prête à le suivre, l'inspirant et le soutenant de toutes manières.

François Coillard avait une âme de poète; il était sensible à l'excès et plutôt pessimiste; il aimait l'étude et les exercices de piété. Elle, tout aussi intellectuelle que lui et peut-être plus, aimait surtout l'activité; elle lui communiqua son énergie débordante. Elle lui apprit aussi à résister à l'opinion. Humble et facile à persuader, François Coillard, tout en suivant son chemin avec ténacité, eût été enclin à se laisser guider ou persuader pour ce qui concernait les détails de la vie ; il était porté à concilier toutes les opinions et cherchait à apprendre de chacun. Mme Coillard avait la disposition toute contraire; elle n'admettait pas les suggestions; elle voulait faire ce que son mari jugeait bon, mais elle entendait le faire à sa manière et sans demander l'avis de qui que ce fût. Elle avait, par exemple, l'horreur des travaux matériels; elle ne savait pas pétrir le pain, ni faire la lessive; aussi se le fit-elle apprendre. Mais une fois qu'elle l'eut appris, malheur à qui se serait permis de lui donner un conseil !

Un des membres de sa famille a pu dire d'elle, sans manquer au respect et à l'amour, qu'elle était pour son mari ce que sont pour les stations missionnaires les haies de cactus dont elles s'entourent. Derrière la haie, le beau caractère de Coillard put se développer harmonieusement.

Faire comprendre, faire aimer, faire réussir son mari, telle fut toute son ambition.

Arrivés au terme de cette première phase de la carrière de Coillard, jetons avec lui un regard en arrière et concluons. Dans une de ces lettres, tracées par lui en caractères d'imprimerie, afin que sa mère pût les lire « toute seule » et qu'ainsi l'intimité fût complète, il dit (20 octobre 1861) :

« Ma bonne mère, vous aurez sans doute été bien triste de recevoir depuis quelque temps moins de mes lettres qu'autrefois. Ce n'est pas parce que je suis marié et qu'une autre a pris votre place dans mon coeur; non, car, pour chérir ma compagne, je ne vous en aime pas moins. Si vous saviez combien nous vous aimons tous les deux ! Nous parlons souvent, bien souvent, de vous, et je ne le fais jamais sans sentir une vive émotion s'emparer de mon coeur, car, bien que Christina m'ait beaucoup entendu parler de vous, il lui est impossible de se faire une idée des épreuves au milieu desquelles vous m'avez élevé, ni des sacrifices que vous vous êtes imposés pour moi, ni de l'affection si tendre dont vous m'avez toujours entouré auprès de vous comme au loin. En vous écrivant, j'ai toujours ce passé-là présent à l'esprit, je revis au milieu de ces scènes où le dévouement d'une mère était constamment aux prises avec la misère.

« Est-ce que vous vous souvenez de notre vie à Beauregard, puis de notre vie à Asnières pendant le ministère de M. Bost et celui de M. Guiral? Que de fois j'y pense, moi ! Pourquoi donc est-ce que Dieu m'a aimé plus que d'autres? Oh ! ma mère, ma bien-aimée mère, c'est bien vrai que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu les premiers, mais que c'est Lui qui, lorsque nous étions ses ennemis, nous a aimés et s'est donné lui-même pour nous.

« Vous rappelez-vous encore, ma bien-aimée mère, quand votre « petit garçon » vous faisait la lecture? Il me semble voir encore la pétrelle et le feu de chenevottes nous éclairant, vous tillant le chanvre, moi vous lisant ce gros livre de Mme Pillivuyt, le premier que j'aie possédé en ma vie, ou bien dans le Petit Messager des Missions, dans l'Ami de la Jeunesse, ou bien apprenant à haute voix et répétant mes leçons de grammaire ou de géographie. Quelquefois aussi je vous répétais et vous chantais vos cantiques favoris comme celui-ci:

Tout mon désir
Est de partir
Pour m'en aller vers mon Sauveur.

« Et cet autre:

Encor quelques jours sur la terre...

« Et beaucoup d'autres comme celui-ci, que vous me faisiez répéter à genoux comme prière:

Source de lumière et de vie... »

 

Arrivé au port, après les « années d'esclavage », après Glay, après le Magny, après Paris, après Strasbourg, après Asnières, Coillard jette un regard sur la mer houleuse qu'il vient de traverser et il s'écrie :

« A quelle école m'a fait grandir mon Père céleste ! Par quels chemins souvent obscurs, toujours mystérieux ne m'a-t-il pas fait marcher ! Oh ! certainement, si longue que peut être ma vie, elle ne le sera jamais trop pour la consacrer au service de Celui qui m'a tant aimé, et, si longue que sera l'éternité, elle ne le sera jamais trop pour le bénir ! »

Ce sont ces voies, souvent obscures et toujours mystérieuses, que nous avons cherché à retracer dans les pages qui précèdent, non à la gloire d'un homme, mais à la gloire de Dieu.



1. J. M. E., 1860, P. 436-437- 
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