Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AFRIQUE

suite (3)

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« Pensant que tout ce que nous faisons, nous devons le faire au nom du Seigneur, je n'ai pas voulu entrer dans ma maison avant de l'avoir en quelque sorte consacrée à Dieu. Pour cette occasion je tuai un boeuf, et j'admis à ma table le chef et un blanc qui se trouve ici comme marchand. De bonne heure, j'amenai le boeuf à tuer devant le chef, le priant de bien vouloir donner cette nourriture à « nos enfants ». Molapo désigne un homme qui, en un clin d'oeil, d'un seul coup d'assagaie, a tué l'animal. Alors arrivent les femmes avec d'immenses pots de terre; des feux de bouse de vache s'allument autour de la demeure missionnaire. On cuit le boeuf. Vers le milieu du jour, toute la population de la ville se trouve rassemblée devant la maison et entonne un magnifique cantique commençant : « Tressaillez de joie, vous qui sur la terre entière étiez perdus ! » Puis le missionnaire, debout sur les marches de la porte, dit, après avoir la le Psaume CXXVII : « Je vous remercie, vous tous qui m'avez aidé à bâtir, vous à faire des briques, vous à couper l'herbe, etc., et toi aussi, chef Molapo, pour ta bienveillance et ton secours. Mais c'est surtout. toi, mon Dieu et mon Père, que je remercie. » Alors je m'efforçai de leur démontrer la nécessité du secours de Dieu dans tout ce que nous entreprenons et faisons, je leur racontai l'histoire de la tour de Babel et je terminai par des voeux pour le peuple et pour notre oeuvre. Puis suivirent des chants, une prière.

« Molapo se leva; s'adressant à son missionnaire, il lui dit. « Toi, homme de chez nous, Mossouto de coeur et de langue, ne nous remercie pas, si aujourd'hui tu peux entrer dans cette maison. Nous sommes bien mauvais et tu le verras bientôt. Un proverbe sessouto dit: « Qu'est-ce qu'une ville? C'est un sac de pourriture qui sent bien mauvais ! » C'est là, en effet, que se trouvent ivrognes, adultères, voleurs, tous ceux qui font et aiment le péché. Cette ville ne fait point exception et tu peux dire que c'est un sac de pourriture qui infecte. Mais, ô notre Morouti, homme de notre nation, nous te prions d'être parmi nous l'homme de la douceur. » Puis, s'adressant à son peuple, il l'exhorta à considérer le missionnaire comme un Mossouto, c'est-à-dire comme un ami, et à écouter ses instructions ; à abandonner ses mauvaises habitudes et à se convertir; puis il demanda à Dieu sa bénédiction et se rassit. Je jugeai le moment convenable pour faire connaître à ce peuple le nom que je désirais donner à ce lieu. Je me levai donc, je leur racontai dans quelles circonstances Samuel fonda son Ebénezer, je rappelai les circonstances au milieu desquelles je suis arrivé dans le pays, et j'ajoutai : « Que faisons-nous aujourd'hui, si ce n'est, nous aussi, de fonder notre Ebenezer? Répondez! Est-ce votre É-bé-né-zer?... » Le chef et le peuple répondirent : ! « Oui ! Ebénezer ! »

« Alors nous dînâmes dans la maison, pendant que toute cette foule à ma porte chantait des cantiques à gorge déployée. Le dîner fini, je sortis, un immense cercle se forma autour de moi, et de tous côtés j'entendis des voix me criant : « Père, fais pleurer ta musique 1 » Je ne pouvais m'y refuser; aussi, pendant qu'on apportait la viande et qu'on la coupait par morceaux, je saisis mon accordéon et, suivi de quelques voix, j'entonnai, au grand ravissement des païens qui ne pouvaient pas comprendre qu'un morceau de bois pleurât, ce beau cantique en sessouto : « Il est une ville là-haut. C'est une ville de paix ! C'est une ville qui a été fondée par le Maître de tout ce qui est créé. »

« Une prière termina cette intéressante journée.

« J'aurais voulu que vous fussiez avec nous, chère mère. Mais que dis-je? Vous y étiez, car il est peu de Bassoutos qui ne se soient extasiés à la vue de votre portrait. Il me faudrait des volumes pour vous faire part de tous les cris et les exclamations qu'il a arrachés : « Montre-nous notre mère ! » disait-on. - « Oh ! dit l'un, C'est un homme ! » - « Voyez son mouchoir ! » - « Quoi ! elle a des mains ! Voyez comme elle laisse tomber sa main ! Eh! vous ne voyez pas son anneau à son doigt ! Quelle belle femme ! C'est la mère de la bonté ! Comme nous l'aimons ! C'est notre mère à tous ! Je voudrais tant lui baiser les mains ! mais elle ne veut pas ! » dit un autre. - « Quant à moi, s'écrie un quatrième, j'ai peur, je tremble, je me sauve ! » - « Et pourquoi? » - « Et vous ne voyez pas que c'est un homme qui a des yeux. ! Voyez comme il me regarde ! » C'est ainsi, ma chère mère, que, si j'y consentais, l'on s'extasierait devant votre cher portrait et celui de ma soeur. Laissez-moi maintenant vous transmettre les salutations de personnes pieuses qui vous aiment dans le Seigneur. Nathanaël dit: « Je te salue ! grand'maman ! (il connaît ce mot français). Je te salue dans l'amour de Dieu, et je dis : Que Dieu te conserve bien ainsi que nous, afin que nous persévérions dans la foi au Seigneur ! C'est moi le fils de Monsieur. » - Lydia dit : « Une jeune femme qui vient de Thaba-Bossiou et qui a préparé de ses mains la maison de ton fils dit: Je salue, toi, la Mamynherr (mère de Monsieur), ma soeur que j'aime en Jésus-Christ. C'est moi la brebis égarée qui avait sauté par-dessus le mur de la bergerie, mais le Bon Berger m'a ramenée avec amour à son bercail. »

A Léribé, durant toute une année et plus, l'activité de Coillard dut se porter surtout sur les travaux manuels : travaux d'installation, de construction, sans compter les mille soucis du ménage et de la cuisine, car il était seul.

En juillet 1859, Coillard s'était établi dans sa jolie et simple maisonnette qu'on aime à voir, dit un de ses collègues, sur la belle et splendide colline de Léribé; peu après, était arrivé un charpentier qui lui avait donné un coup de main pour les aménagements intérieurs. Puis il construit une chapelle temporaire, un four, il fait des briques, il taille des pierres, il coupe des arbres pour ses constructions, avec l'aide de Bassoutos qui s'étonnent de le voir prendre tant de peine.

25 mars 1860. - Tout est fort simple chez les Bassoutos. Une peau de boeuf les couvre de jour, les enveloppe de nuit; quelques roseaux et un peu d'herbe leur suffisent pour se faire un abri contre les intempéries de l'air. Je me souviens de combien de remarques ma petite chaumière a été l'objet. Les murs n'étaient qu'à quelques pieds de hauteur que l'on s'étonnait de ces hautes murailles que j'élevais.

Aussi, quand les murs furent terminés, l'étonnement fut-il au comble. Chacun méprisait cette « maison si haute où j'aurais toujours froid ». Quelqu'un fit la remarque que « les blancs bâtissent comme s'ifs ne devaient jamais mourir ». Combien juste et sensée, je dirais même chrétienne, était cette remarque ! Le genre de construction des Bassoutos serait en effet bien propre à leur rappeler que nous ne sommes que des voyageurs, car, quand ils changent de place, ils emportent avec eux leur maison et, quand une femme meurt, on laisse la maison tomber en ruines. Mochéba, mon voisin, est un homme qui me satisfait beaucoup sous tous les rapports. Quand je bâtis ma maison, je la bâtis tout près, tout près de la sienne : c'était le seul emplacement que j'eusse. Un matin je vis Mochéba en train d'enlever sa hutte. Étonné, je lui en demandai la raison : « Mynheer, me répondit-il, hier je t'entendais parler de bâtir ta cuisine, j'ai pensé que ma hutte pourrait te gêner. » - « Mais où vas-tu maintenant? Nous quittes-tu ? » - « Oh! non; et comment pourrais-je m'éloigner du thouto (de l'enseignement de l'Évangile) ? Et mes enfants ne doivent-ils pas aller à l'école? »

6 avril 1860. - Avant-hier nous avons eu le bonheur de faire, pour la première fois, du pain dans mon four; il a parfaitement réussi, ce n'était qu'un essai. Le même jour, j'essayai aussi de me couper une paire de pantalons. Je ne savais comment m'y prendre. A la fin, je commençai par découdre un pantalon de coutil que j'ai apporté de France et je me mis à l'oeuvre. J'ai fini mes pantalons hier soir ou, pour mieux dire, la nuit dernière. Ils me vont à merveille et, comme toujours, font l'admiration de ceux qui n'ont rien de mieux à admirer. Me voilà décidément maître tailleur.

Tous ces travaux de construction, pour lesquels les études de théologie ne sont pas une préparation, se trouvèrent inutiles puisque, deux ans plus tard, il fallut songer à changer l'emplacement de la station.

A côté des travaux matériels il fallait trouver du temps pour faire l'oeuvre. Dès son arrivée à Léribé, Coillard trouva une âme, Nathanaël Makotoko, à la conversion de laquelle il s'attacha et pour laquelle il recommença à lutter comme il l'avait fait pour J. B., à Asnières, comme il le fera plus tard pour Léwanika.

Voici ce que disait de l'oeuvre de Coillard M. Lautré, médecin-missionnaire à Hermon, qui vint passer une quinzaine de jours à Léribé au milieu de l'année 1859 : « J'ai regretté de ne voir encore qu'une centaine d'adultes aux services du dimanche. A la prière du matin et du soir, que le missionnaire fait journellement, se rendent avec régularité quelques dizaines d'enfants et quelques adultes. L'attention que ce petit auditoire prête à la parole de Dieu m'a réjoui et est bien propre à encourager notre frère. »

Plus tard Coillard commence l'école et des réunions de chant. L'église de Léribé ne comptait d'abord, il est vrai, que quatre, puis sept personnes (1), mais les devoirs d'évangélisation se multipliaient et l'on sait qu'avec les Bassoutos rien ne va vite.

Cette solitude et ce travail intense, quelle école pour apprendre la langue !

Déjà, à Carmel, Coillard en avait poursuivi l'étude avec M. Lemue pendant presque trois mois.

Carmel, mardi 31 août 1858. - Je suis tourmenté par le désir de prêcher en sessouto. 0 mon Dieu, délie ma langue ! 0 mon Dieu, tu peux faire un miracle pour moi, fais-le pour l'amour de ton nom !

Mardi 7 septembre 1858. - Je suis tourmenté par le désir de faire mon premier sermon en sessouto. J'en ai composé un aujourd'hui en français pour le traduire, sur ces paroles : « Dieu a tant aimé le monde. »

Jeudi 9 septembre. - J'ai fini de traduire mon premier sermon, il n'est pas corrigé; que sera-t-il? Dieu veuille qu'on puisse au moins le comprendre, afin que je puisse bientôt prêcher !

Mercredi 22 septembre. - Mon sermon est corrigé, de même que deux prières. Il ne me reste plus qu'à les apprendre, au moins à demi, pour prêcher dimanche prochain. Prêcher ! prêcher sans interprète ! Puis-je en croire mon bonheur et ma joie?

Mardi 28 septembre. - J'ai prêché, dimanche dernier, mon fameux sermon rempli de fautes, bien que corrigé.

3 octobre 1858. "- Je vais préparer mon deuxième sermon sur Matthieu XI, 28. Que le Seigneur me soit en aide !

Vendredi 8 octobre. - Je viens de finir mon deuxième sermon. Il est corrigé et copié; il n'y a plus qu'à le prêcher.

Hermon, mercredi -27 octobre. - Avant de quitter Carmel je prêchai mon sermon, long sermon à la Saurin, pour la longueur, m'a-t-on dit. J'en ai souffert moi-même. Il ne faut ni fatiguer ni ennuyer les auditeurs.

Puis, à Thaba-Bossiou avec M. Jousse, pendant plus de deux mois, Coillard avait continué à travailler le sessouto. Ce fut le 5 décembre 1858, à l'enterrement d'un chef que, pour la première fois, il se hasarda à parler d'abondance en public; le lendemain, pour la première fois, il essayait de prier en sessouto

« Ce n'était pas fameux », dit-il.

7 décembre 1858. - J'ai essayé de corriger un sermon avec M. Jousse. Mais, le cher ami, il exige un peu trop, en cherchant de la littérature chez un compositeur qui ignore encore les règles de la grammaire. On ne peut pas voler avant que d'avoir des ailes.

Samedi 18 décembre. - Je m'étais préparé ce matin jusqu'à 9 heures et demie, sans écrire. Je m'étais fait un cadre français, mais la feuille de papier s'égara et je dus m'en tirer tout seul. Je prêchai sur ces paroles : « Vous êtes le sel de la terre. » Matthieu V, 13.

Dimanche 19 décembre. - J'ai donc prêché encore aujourd'hui, mais quel sujet d'humiliation !... J'ai lu ce fameux sermon que M. Jousse m'a corrigé et que j'ai prêché à Morija, dimanche dernier. Lire un sermon, quelle misère! Avant de me rendre à l'église, j'étais dans de telles angoisses d'âme que je n'ai pas pu m'empêcher de répandre des larmes. Je sais bien qu'un sermon pareil ne peut point être béni. Aussi...

A Léribé, Coillard doit passer à la pratique, à la pratique journalière, continue. En octobre 1859, il peut écrire à sa mère, parlant d'une prédication faite à Mékuatling le mois précédent, au cours d'une visite chez M. et Mme Daumas :

« J'improvisai, ce qui frappa d'autant plus les amis Daumas que, lorsque nous nous étions séparés, je savais à peine cinq ou six mots de sessouto. Cependant, je le dis à la gloire de Dieu, j'ai été puissamment assisté dans l'étude de cette langue. Je l'ai étudiée,. pendant trois mois à peu près, à Carmel, et, pendant un mois, à Thaba-Bossiou; depuis que je suis ici, je n'ai jamais eu le temps d'étudier sérieusement, mais le Seigneur m'a assisté. Je puis me faire comprendre même des vieillards. »

A cette école de la nécessité, Coillard, que nous avons vu déjà apprendre très vite l'anglais, et qui a certainement de la facilité pour les langues, arrive à savoir le sessouto si bien qu'un de ses collègues a pu dire de lui : « Il était un de ceux dans la mission qui parlaient le mieux le sessouto. Coillard avait du goût pour tout ce qui est beau. Ce qu'il faisait, il s'efforçait de le faire bien. Il était artiste, et cela se remarquait dans sa manière de parler. Il s'efforçait de parler un très bon sessouto et il y réussit.

« Lorsqu'il arriva à Léribé, il s'établit dans le village même de Molapo, et, étant célibataire, donc tout à fait seul, il était en rapports constants avec les gens; il en profita pour causer beaucoup avec eux et pour siéger au lekhotla, soit au forum, où la justice se rendait et où se discutaient les affaires publiques. Il ne pouvait être à meilleure école. »

Désormais Coillard sait le sessouto, il se perfectionnera constamment.

26 mars 1860. - J'ai prêché sur Luc XIII, 1. J'ai raconté la fable de la Sauterelle, la Fourmi et l'Abeille, imitée de la Cigale et la Fourmi. Ça a paru faire quelque effet, car, après le culte, se formèrent des groupes où l'on répétait ce que j'avais dit.

14 octobre 1860. - Je me suis occupé attentivement de traduction, et de la correction du manuscrit de M. Dyke sur Josué. J'ai composé ou imité trois fables, la quatrième inachevée : la Sauterelle., la Fourmi et l'Abeille, le Serpent et la Lime, le Seigneur et son Fou, l'Olivier et le Roseau. Je versifie avec assez de facilité, reste à savoir la valeur des sous de ma muse. Je soumettrai à M. Jousse une pièce que je voudrais envoyer à Moshesh : le Seigneur et son Fou. Ce sujet m'a plu et m'a tellement inspiré que je l'ai faite d'un trait de plume, avant déjeuner. Mais gare ! la poésie cherche à empiéter sur mes devoirs.

Coillard arriva à exceller dans ce genre de traduction ou d'adaptation : « Ses fables sont parfaites, écrit encore un de ses collègues, elles sont imprimées dans nos livres de lecture; les Bassoutos en font leurs délices et les enfants non seulement les lisent, mais ils les mettent en action comme une pièce de théâtre et rien n'en prouve mieux la valeur. »

Coillard avait un faible pour la poésie, nous avons vu ses débuts en français; il a, durant sa carrière, composé ou traduit des centaines de cantiques en sessouto.

« Pour moi, écrit-il (19 août 1860), la poésie et la musique sont les deux plus surs échelons qui élèvent mon âme à Dieu. Malheureusement je ne suis ni poète, ni musicien. Ma chétive voix de poule, non seulement n'attendrit pas les pierres, comme celle d'Orphée, mais fait peu d'impression sur les autres hommes. C'est égal, je chante souvent seul pour donner essor soit à ma tristesse, soit à ma joie. »

« L'ermite de Léribé » fit aussi quelques absences, quelques visites à ses collègues. Et c'est ainsi que se passèrent les années 1859 et 1860, temps de préparation, d'apprentissage au point de vue des travaux matériels, de la langue, de la connaissance des Bassoutos, de l'évangélisation, temps d'apprentissage missionnaire dans toute l'étendue du terme, temps difficile dans un poste qui semblait au début si ingrat qu'il fut question parmi les missionnaires du Lessouto de l'abandonner.

Ce temps fut fécond pour la carrière de Coillard. Loin d'être rebuté par les difficultés, il s'écrie:

12 octobre 1859. - Décidément je m'attache trop à ces Bassoutos, je ne puis vivre sans les aimer; aussi je me ménage des déceptions parce que mon amour est peut-être autre que ce qu'il devrait être. Mon Dieu, Jésus, donne-moi de t'aimer par-dessus tout!

Un événement permet de constater combien Coillard aimait son oeuvre de Léribé. Il fut appelé par la Conférence (25 juillet 1 860) à Hermon, M. et Mme Dyke devant pour des raisons de santé se rendre dans la colonie du Cap.

Mardi 14 août 1860. - Je suis dans une grande tristesse ces jours-ci. Je me prépare à quitter mon cher Léribé. La seule pensée de ce départ me brise le coeur. J'ai préparé mon wagon, je vais le charger et lundi, Dieu voulant, en route ! Pauvre Léribé où j'ai tant souffert! tant souffert ! Mes larmes seront-elles vaines ? Je suis désolé de voir que la plupart des frères sont opposés à ce que je reprenne ce poste. Me croit-on de bois avec un coeur de pierre? Ignore-t-on que c'est précisément parce que j'ai souffert à Léribé que j'y suis d'autant plus attaché?

Coillard quitta Léribé le 21 août et, après avoir passé par Cana, Bérée, Thaba-Bossiou et Morija, il arriva à Hermon le samedi 8 septembre.

« Rien de moins grandiose, rien de plus triste que la vue qu'on a sur Hermon en y arrivant par les hauteurs, écrit-il au Comité. Au loin, des collines insignifiantes, parsemées comme des tombeaux dans la plaine; à vos pieds, le bassin d'un petit lac desséché qui mesure à peine une lieue dans sa plus grande largeur; sur l'un de ses bords, un petit hameau jeté au pied de collines pierreuses; sur l'autre, une demi-douzaine de chaumières délabrées, quelques huttes, deux ou trois parcs abandonnés; plus bas, dans ce bassin, un petit groupe de constructions européennes, un bout de jardin, une cour plutôt, avec une poignée d'arbres tourmentés par le vent; plus bas encore, trop bas, hélas! une eau assez abondante que dispute au missionnaire une famille de métis; Puis, dans le fond, quelques jardins indigènes, le champ missionnaire, un peu de roseaux, une profonde ravine. Voilà Hermon, le triste Hermon ! »

Dès le lendemain il prêcha, puis il prit l'école en main; le, -27 septembre M. et Mme Dyke partaient et Coillard restait seul, chargé de cette nouvelle station. Ce n'était pas pour longtemps. Le 3 janvier 1861, il se remettait en route, vers le sud, pour rencontrer Mme Christina Mackintosh, celle qui, désormais et durant trente années, devait partager ses travaux, ses fatigues, celle qui devait donner à son être intérieur la fermeté, la stabilité, la joie. Devait-il la trouver au Cap ou à Port-Élizabeth ? Il était dans l'incertitude.

Le dimanche 27 janvier 1861, à six heures de Port-Élizabeth, il écrivait dans son journal :

Cette semaine, nous avons encore eu un fort heureux voyage. Seulement le mercredi (23 janvier), nous eûmes un petit incident que je rapporterai à ma honte. Je voulais que nous pussions partir avant le lever du soleil, mais je ne pus parvenir à mettre mes gens sur pied, ce qui me mit de mauvaise humeur. Ce jour-là tout semblait m'être contraire; c'était ceci, c'était cela, mille petites choses sur lesquelles j'aurais dû passer; je grondais à droite et à gauche, à tort et à travers. A la fin, Nkélé me rit une remarque à ce sujet, qui, toute juste et polie qu'elle était, me piqua au vif. Le soir, longtemps après le coucher du soleil, nous arrivons sur le bord du Fish River que nous avions déjà traversé quatre ou cinq fois. Le gué était profond, et les bords escarpés extrêmement sablonneux. Je n'osais m'aventurer de nuit, avec des boeufs déjà fatigués, à travers cette dangereuse rivière. Je dépêchai donc Apollos et deux ou trois autres à une ferme dont une lointaine lumière nous montrait la direction. Je demandai au Boer, en lui offrant le prix qu'il voudrait, de dételer où je me trouvais. Il me répondit insolemment que non, que je devais traverser la rivière bon gré, malgré, et faire, encore deux ou trois heures pour aller dételer en un certain endroit, moyennant une rémunération. « Et prenez garde, ajouta-t-il, que vos boeufs ne dépassent pas tel endroit; autrement vous le payerez cher.» Je l'avoue, ce message me piqua au vif, il me mit en fureur. Je pris une carte de visite, la remis à Apollos en disant : « Retourne vers ce Boer et dis-lui qu'il ne sait pas qui je suis, voici ma carte. Je ne détellerai point sur sa ferme, dussé-je voyager toute la nuit ! »

Ce message, à ce qu'il parait, irrita le Boer au suprême degré; mais il n'envoya pas un mot de réparation comme je m'y étais attendu. Je fus donc pris dans mes propres filets et obligé de voyager avec des boeufs affamés et accablés de fatigue. Le temps était magnifique, le clair de lune splendide; pas le moindre vent, pas un bruit ne venait troubler le calme de la nuit. Le cahotement seul de ma voiture, traversant une vallée boisée et fort étroite, troublait les profondes solitudes. Tout cela contrastait singulièrement avec les orages de mon coeur irrité et, en toute autre occasion, eût élevé mon âme et fait naître la prière; mais non, rien ne déridait mon front. J'étais assis sur le devant du chariot; à l'arrière, se trouvaient Johanne et Pauluse et le reste de la caravane suivait à pied, chassant les boeufs et les chevaux. Personne ne disait mot. Tout à coup, en passant sous un arbre, j'entendis un terrible fracas et je me trouve renversé en arrière. Épouvanté, je me relève au milieu de commentaires tumultueux, je saute à bas, je cours, je demande, je regarde: la clef de la roue de derrière était sortie, la roue était tombée et le wagon abattu. Je croyais certainement que l'essieu était cassé et j'entendis alors une voix dans ma conscience qui blâmait ma conduite envers mes gens et envers le Boer.

Je me trouvais encore sur la ferme de ce dernier, que faire? Et s'il arrive des wagons derrière nous, que faire encore ? « Que votre douceur soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche ! » Voilà qui me perçait le coeur. Bien des réflexions me traversèrent l'esprit. Mais la lune allait se coucher, il n'y avait donc pas de temps à perdre. Nous mîmes tous courageusement la main à l'oeuvre et, comme l'essieu n'était pas casse, le wagon peu chargé, il nous fut facile de remettre la roue avec une clef que je fabriquai de mon mieux et aussi vite que possible. A part quelques pièces brisées par. la chute de la voiture, nous en Mines quittes pour la peur et pûmes continuer notre route.

Mais ou aller maintenant ? Il était minuit, mes boeufs avaient été huit ou dix heures sous le joug; la lune avait disparu, et nous étions encore peut-être sur le terrain du Boer qui, s'il m'y trouvait, me le ferait certainement payer cher, surtout après mon dernier message. Nous marchâmes encore quelque temps. Nous étions morts de faim et de soif, les boeufs succombaient sous leur joug, force nous fut de dételer à tout risque. Nous fîmes la prière, je distribuai mon pain à mes gens, j'en envoyai deux pour paître les boeufs dans la montagne, et, pendant que les autres, transis de froid, n'osaient pas faire de feu, je me retirai pour m'étendre sur mon lit plutôt que pour dormir. Tout le reste de la nuit j'entendis les aboiements des chiens, le beuglement des boeufs et le bêlement des brebis d'une ferme. Mais, avant le jour, nous avions déjà attelé et, à 8 heures du matin, nous dételâmes sur un terrain gouvernemental, rempli d'herbe et de ces plantes grasses épineuses que nous appelons chez nous des dames. Elles étaient d'une hauteur prodigieuse, garnies de fruits mûrs que je savourai avec délices.

De là, nous sommes arrivés au pied du Surrberg. C'était de toute beauté. Nous avons mis près de deux jours à franchir cette énorme montagne. La route, taillée d'un bout à l'autre dans le roc, et souvent bâtie en pierres de taille, est un véritable chef-d'oeuvre digne des Romains. Elle gravit des pentes escarpées et descend dans d'affreux précipices.

« Après avoir gravi cette énorme montagne, écrit Coillard à sa mère (25 mai 1861), j'aperçus dans le lointain les nuages se baigner dans la mer. Oh ! je ne me sentais plus de joie, je courais de sommité en sommité, léger comme un chamois, cherchant le point le plus élevé d'où je pourrais le mieux respirer l'air frais de la mer et recevoir le bruit mourant de ses vagues lointaines. Mon enthousiasme, mes battements de coeur semblaient avoir gagné mes Bassoutos, ils couraient sur mes pas, en s'écriant hors d'haleine : « La mer ! la mer ! » Et puis s'arrêtant tout déconfits, ils se disaient tristement : « Oh! mais ce ne sont que des nuages, ce n'est que du brouillard, » et ils retournaient tristement au wagon. »

Dimanche 27 janvier 1861. - Nous avons entrevu hier la mer et la ville de Port-Élizabeth à travers une poussière épaisse soulevée par un vent très violent. Aujourd'hui, nous nous reposons à l'ombre des buissons pendant que des wagons passent, vont et viennent sans discontinuer. Je suis naturellement occupé de mon trésor que je vais rencontrer. Et si elle était à la Baie (Algoa-Bay) ? Mais c'est impossible; elle est peut-être au Cap.

Coillard apprend, en effet, que Mlle Mackintosh est au Cap. Pour racheter le temps perdu ou n'en pas perdre davantage, il décide de s'y rendre par terre et prend place dans une voiture de poste, roulant nuit et jour et par tous les temps. Une nuit, le vent emporte le chapeau du voyageur, le lendemain il ne trouve à acheter dans une boutique de campagne qu'une casquette. Aussi, à son arrivée au Cap, est-il rouge brun, brûlé par l'ardeur d'un soleil d'été. Heureusement que les coeurs se comprenaient.

« Ce voyage de Port-Élizabeth dans le post-cart ! lui écrit M. Casalis. Je tremble de la tête aux pieds rien qu'en y pensant. Il y avait là de quoi vous tuer. Moi qui ai fait cela en douze ou treize jours et qui vois encore d'ici les lieux raboteux par lesquels il faut passer, je ne comprends pas que tous vos membres n'aient pas été disloqués. Du reste j'aime bien cela; on reconnaît dans ce voyage celui d'un homme qui a du sang français dans les veines et qui sait par intuition, aussi bien que nos voisins d'Outre-Manche, que « faint heart never won fair lady - jamais coeur transi ne gagna une belle. »

1. J. M. E., 1859, P. 409, et 1861, P. 18. 
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