Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

EN AFRIQUE

1857-1861

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Le cauchemar des adieux. - Derniers temps à Paris. - A Londres. - À bord du Trafalgar. - Terre! - Première chevauchée en Afrique. - La Vallée du Charron. - Séjour au Cap. - En route pour le Lessouto. - M. et Mine Moffat. - La mission du Lessouto. - La guerre de 1858. - Moshesh. - Conférence missionnaire. - Molapo. - Fondation de Léribé. - Arrivée et installation. - Travaux matériels. Étude du sessouto. - Travaux en sessouto. - Séjour à Hermon. En route pour Port-Élizabeth. - Course folle jusqu'au Cap.



 Le grand déchirement était consommé; mais un mois et demi, occupé par les préparatifs matériels et les adieux, devait s'écouler avant le départ.

Le « cauchemar des adieux! » comme disait Coillard quarante ans après! Ne pouvoir faire une visite, ne pouvoir se réunir avec quelques personnes, sans qu'il soit fait d'émouvante allusion au départ ! Il n'y a pas répétition pour les auditeurs qui changent, mais pour celui qui part ! Entendre constamment l'expression de sentiments sincères, il est vrai, mais toujours les mêmes; provoquer involontairement et par sa seule présence les mêmes manifestations, n'est-ce pas un danger? Il est vrai qu'il y a la contrepartie : liens d'amitié que quelques heures parfois suffisent à former entre les chrétiens et leurs mandataires, encouragements de toute espèce et donnés de telle façon qu'il ne peut être question de banalité.

En 1857, un départ de missionnaire était, en France, chose peu commune; le dernier remontait à sept ans; les voyages étaient longs et difficiles, la poste lente et irrégulière, les nouvelles rares, la perspective de retour lointaine, et le revoir d'autant plus incertain. Tout cela rendait le départ du missionnaire plus poignant que de nos jours; les communications étant plus difficiles, les adieux se bornaient à la famille, au Comité et à quelque autre église que désignaient les circonstances. Le cauchemar des adieux était de plus courte durée, le danger d'accoutumance était moindre.

Coillard était revenu à Paris brisé. Son attitude accablée frappa M. Casalis.

Un jour celui-ci, raconte Coillard (1), prit un air gai, me fit questions sur questions pour savoir ce que j'avais sur le coeur; il me dit que ma tristesse lui faisait de la peine. Il comprenait bien la tristesse, mais la tristesse résignée et sereine, et non une tristesse accablante. J'étais non seulement triste, mais j'étais abattu, voilà ce qui l'affligeait. Il pensait que ma résignation eût édifié mes frères : « Montrez-nous de la joie au milieu de vos larmes, me disait-il, et vous nous réjouirez et vous nous édifierez; c'est là ce que nous désirons de vous. »

Puis il me demanda, plus directement, ce que j'avais sur le coeur. Je ne pouvais lui répondre. Alors il toucha diverses cordes qu'il croyait sensibles : la séparation d'avec mes parents et surtout la question du mariage. Je ne lui dis rien là-dessus; je lui dis seulement que je n'avais pas trouvé à la Maison des Missions, à mon retour, toute la sympathie que je désirais. J'eus regret d'avoir lâché ce mot, car ce n'était pas vrai entièrement. M. Casalis en fut affligé, m'assura. que j'avais toutes les sympathies, « mais, ne demandez pas qu'on vous fasse toujours des condoléances, » me dit-il.

Notre entretien se termina assez brusquement. Nous fîmes une prière qui me fit du bien et qui passa pour ainsi dire l'éponge sur ma tristesse.

La réunion mensuelle des Missions (6 juillet) fut consacrée aux adieux de MM. Daumas et Coillard (2), puis Coillard lit, sur la demande de M. Guiral, l'ancien pasteur d'Asnières, un voyage, « une tournée » comme on dit aujourd'hui, dans les églises de la consistoriale de Saint-Quentin.

Ainsi les jours se passent en préparatifs, en visites; les préoccupations matrimoniales jouent un grand rôle; enfin arrive la dernière semaine. M. Casalis devait partir pour la Suisse le lundi 17 août.

J'eus, le dimanche après-midi (16 août), une entrevue extrêmement solennelle avec lui. Il ne me dit rien et moi je ne dis rien. Nous restâmes ainsi longtemps, nous regardant, puis baissant les yeux, jusqu'à ce qu'enfin, tombant à genoux, nous élevâmes, l'un après l'autre, nos voix émues à Celui qui lit même les soupirs qui sont dans les coeurs de ses enfants. Oh ! ce cher M. Casalis! quelle prière ! quelle affection dans son coeur !

Le soir nous allâmes dîner chez M. Louis Meyer. Dîner délicieux! Je restais pour la réunion avec M. Casalis au temple. Je pris aussi la parole pour dire brièvement à ces braves chiffonniers de Saint-Marcel par quelles voies mystérieuses mon Père m'avait amené à le servir ainsi. Le lendemain, M. Casalis partait de la Maison des Missions à 5 heures. Son départ fut naturellement bien précipité. Mais nous eûmes le bonheur de rencontrer un fiacre et c'est là, en traversant les rues populeuses et tumultueuses de Paris que nous élevâmes, une fois encore, notre coeur au Seigneur - moment solennel que je n'oublierai jamais.

J'étais à peine rentré que je me hâtai de partir pour aller à Versailles où je restai jusqu'au lendemain soir. Mme André Walther m'avait invité et avait ainsi répondu à un besoin de mon coeur. Je passai là de délicieux moments avec M. Vallette. Nous allâmes ensemble voir M. et Mme Grandpierre à Jouy. Le lendemain, j'eus une longue entrevue avec Mme André, qui dura plusieurs heures. Nous lûmes la Parole de Dieu, nous priâmes dans une gloriette, puis nous causâmes, et le sujet de la conversation fut le mariage. Le soir même, j'étais à dîner chez M. le pasteur Berger; je lui parlai de cette affaire, il me conseilla très fortement d'attendre que le Seigneur lui-même m'ouvrit la voie, et jusque-là de n'y pas penser. Tout en resta donc là.

Dès lors, je ne m'occupai plus que de mes préparatifs de départ. Je fis mes visites d'adieu qui furent très froides. Celle à M. Berger me fit du bien. Il fit une courte prière avec moi, toute la famille me fit ses adieux en pleurant et je les quittai.

J'étais très heureux. Je passai toute la nuit en préparatifs; aussi pus-je voir avec calme approcher le moment du départ (22 août). Je ne pus pourtant qu'un court instant élever mon coeur à Dieu avec cette chère Mlle Henriette Casalis, pendant que toute la maison était sens dessus dessous. Par suite d'un malentendu, les employés de la gare de Passy nous firent manquer le train; grande agitation ! Nous dûmes prendre des fiacres qui nous amenèrent quelques minutes avant le départ. De nombreux amis nous attendaient pour nous faire leurs adieux.

Dans la presse, ma boîte à musique fut oubliée sur le trottoir, je le dis à un employé. Mais j'en avais fait le sacrifice et je n'y pensai plus pendant tout le temps du voyage; aussi quelle ne fut pas ma surprise, en arrivant au Havre, de voir que ma boîte m'avait devancé ! Je fus bien accueilli, au Havre, par les Monod et je reçus l'hospitalité chez M. et Mme de Coninck. Pendant quelques jours, je jouis là d'un repos vraiment princier. On était d'une prévenance sans égale pour moi.

Le soir de notre départ, nous eûmes, chez M. H. Monod, une soirée touchante. M. Daumas lut le Psaume CVII, je fis la prière, puis commencèrent les adieux. Quelques amis nous accompagnèrent au bateau à vapeur. Il était 10 heures et demie. J'eus encore un délicieux entretien avec Babut. Quel moment lorsque je mis le pied sur le bateau et que je me vis rattaché au sol de ma patrie par une simple planche mobile ! La planche tourna bientôt, le signal du départ est donné au milieu de bruyants adieux, et la clarté de la lune nous permet de contempler, quelque temps encore, les rives de la France qui s'enveloppent pourtant bientôt d'obscurité ! J'étais calme et heureux. Je me promenais sur le pont avec M.. Daumas, nous nous consolions mutuellement. La plupart des passagers rentrèrent, moi je restai sur le pont et, toute la nuit, je pus contempler, jouir et prier, sans que le mal de mer m'interrompît. Le matin, le soleil levant et la vue des côtes magnifiques de l'Angleterre rappelèrent les passagers sur le pont: c'était si beau ! Nous arrivâmes à 9 heures à Southampton et à 4 heures à Londres. Nous logeâmes chez un homme très pieux, M. J., Providence house, Falcon Street, 7. La vieille femme qui nous servait avait perdu son mari et ses enfants; elle était très bonne pour nous. En me voyant écrire à ma mère: « Poor mother ! » répétait-elle et l'émotion la contraignait de se retirer.

M. Martin, pasteur de l'église française, m'a aidé dans l'achat de mes livres.

J'ai eu une terrible peur avec un billet de banque de 5 livres que m'avait donné M. Daumas en échange de mes napoléons (3). Lorsqu'on m'apporta mes livres, je tirai mon porte-monnaie pour prendre le billet; mais quel ne fut pas mon effroi, en voyant qu'il avait disparu ! Je le cherchai partout en vain. Cependant j'avais cette confiance que Dieu pouvait me le rendre, et c'est une heure et demie avant mon départ que Frédéric Ellenberger me le rapporta. Cet ami passait ses vacances à Londres, il avait fait des emplettes avec moi; il retourna dans les magasins où nous avions été; au deuxième ou troisième, dans une librairie-papeterie, le billet lui fut rendu avec joie par un employé qui l'avait trouvé à terre, après notre sortie. Ce jeune homme était membre de l'Union chrétienne. Quel sujet d'actions de grâces, et quel motif de confiance! Ellenberger et M. Martin nous accompagnèrent à Gravesend à bord du voilier le Trafalgar et nous eûmes là, dans la cabine de M. Daumas, un instant de prière que je n'oublierai jamais.

Le mercredi 2 septembre, à 2 heures et demie de l'après-midi, le Trafalgar mit à la voile.

« Le temps était très beau (4) le navire descendait la Tamise avec grâce, et sa marche ni trop rapide, ni trop lente, nous permettait de contempler avec admiration les rivages magnifiques de cette partie de l'Angleterre. C'était le premier jour, tout le monde se portait à merveille. Mais bientôt s'éleva, avec assez de force, un vent contraire qui entrava notre marche et bouleversa nos santés. »

Pendant trois ou quatre jours, Coillard souffrit de « cette horrible maladie qu'on a appelée le mal de mer ».

Le vaisseau allait dans tous les sens, dit-il, et chacun de ces horribles craquements, qui n'ont point cessé, semblait être comme une pompe qu'on me plongeait dans l'estomac ou comme une scie qu'on m'appliquait aux os.

Puis il y eut un répit.

Je me traînai sur le pont et là, malade à la mort, je contemplai, une fois encore, les cotes de ma France bien-aimée qui venait reparaître à mes yeux, avant de disparaître pour toujours. Ah ! France bien-aimée, chère patrie! faut-il tant souffrir pour te quitter? Telles furent les seules réflexions que je fis et je dis encore un dernier adieu à ces rivages chéris; puis l'horizon les déroba à ma vue. Cependant la mer se calma. Tous les pestiférés parurent sur le pont, faisant piteuse mine; moi j'étais du nombre. Je m'étendis sur un tapis, résolu à y rester le plus longtemps possible.

Nous voyions encore les cotes d'Angleterre; nous avions toujours un vent contraire. Ah! je ne soupirais plus après la France que j'avais quittée, mais après l'Afrique ou je vais. Oh! quand pourrai-je te saluer, heureux moment où enfin je poserai le pied sur la plage africaine? Vie du désert, privations de la vie, épreuves de tous genres, non, je ne vous redoute pas; vous m'attendez, je vous désire. Mais loin de moi, pour toujours loin de moi les voyages maritimes et le mal de mer!

Les passagers, sans compter les enfants, sont au nombre d'une cinquantaine à peu près. C'est une société bien choisie selon le monde : les crinolines, les volants et toute espèce de falbalas à la mode et de moi inconnus, font fureur. Je m'y attendais. Pour les messieurs, il est permis de se tenir un peu moins à l'étiquette. Jusqu'à présent, on n'a pas encore exigé l'habit noir à table; c'est beaucoup.

Nous sommes au douzième jour de notre navigation et on nous dit que nous sommes vis-à-vis de La Rochelle. Avant-hier on nous disait que nous étions à la hauteur de Bordeaux et, hier matin, le capitaine me disait que nous étions à la hauteur de Nantes, et on nous promettait hier soir de nous ramener à Londres pour ce soir, si nous le désirions ! Nous sommes ballottés dans tous les sens dans ce golfe de Biscaye, sans pouvoir en sortir. Oh ! qu'heureux sont ceux qui peuvent dormir sur la terre ferme ! Lorsque j'avais ce privilège, que ne pensais-je plus souvent à ceux qui sont en mer? Mieux vaut, à mon avis, n'être qu'un savetier de village, que capitaine à bord d'un trois-mâts!

Mercredi 16 septembre 1857- - On nous dit que nous sommes encore à la hauteur de Bayonne. 0 France, ô ma patrie bien-aimée ! tu ne peux laisser partir les enfants de ton sein ! Si ce temps continue, jamais nous n'arriverons au Cap. Je commence à me faire à la vie de vaisseau.

De nouveau, le gros temps reprend; la cabine de Coillard est détestable: il a un autre passager avec lui; des paquets de mer, pénétrant par le hublot, sont arrivés sur son lit, sur lequel dégoutte également l'eau noire du pont, que ce soit l'eau des lames, l'eau de la pluie ou l'eau répandue le matin par les matelots pour laver le plancher; le lit est habité par des millions d'insectes de toute grosseur « qui n'ont pas plus que moi, dit Coillard, le privilège d'y coucher à sec ».

Il me semble comprendre que, dans ce retard même, il y a cependant pour moi un sujet de bénir le Seigneur. Je désire ardemment étudier l'anglais et le parler un peu en arrivant au Cap. C'est peut-être pour cela que le Seigneur permet que nous soyons si longtemps en mer. Mme A., du Cap, a la bonté de me donner tous les jours une leçon d'anglais.

Mais ces alternatives de vent contraire et de calme ralentissaient le voyage et faisaient craindre que les vivres ne vinssent à manquer. Malgré les études d'anglais, les journées sont longues et les distractions rares. Le dimanche 27 septembre, rencontre d'un navire :

Dès qu'on le put, on fit des signaux et quelle ne fut pas ma joie en voyant se déployer dans les airs le drapeau tricolore ! « Un vaisseau français ! un vaisseau français ! » m'écriai-je en courant à M. et Mme Daumas. Tout le monde était sur le pont et admirait ce vaisseau. « Pretty, pretty ship ! » disait et redisait sans cesse le capitaine, à ma grande satisfaction. Je crois bien qu'il était beau, il était tout neuf et avait toutes ses voiles! Avec quelle légèreté il flottait sur les vagues et avec quelle vitesse il fendait les flots ! Tout le monde était dans l'admiration ; mais avant que nous l'eussions perdu de vue, il nous souhaita un bon voyage et emporta mes regrets à la France !... La vue de ce vaisseau français me ranima et me fit du bien.

Une autre fois, ce sont des centaines de poissons volants qui viennent distraire les voyageurs. Un jour, un enfant meurt et le lendemain a lieu la cérémonie si impressive des funérailles à bord.

Le lundi 12 octobre, le capitaine annonce qu'on n'est pas loin des rochers de Saint-Paul (près de l'Équateur, en face des côtes du Brésil); on parle de pêche, en prépare les hameçons :

Déjà les gourmets voyaient les plats de poissons frais remplacer sur la table nos éternels boiled mutton, roast mutton, fowl et compagnie, et déjà ils en savouraient l'odeur. Les heures se passent, tout le monde attend les rochers de Saint-Paul, mais on ne les voit pas. Dans l'après-midi, qu'est-ce que j'apprends ? C'est que nous sommes à 50 milles plus loin de ces rochers que nous le pensions ! Quand on se trompe de 50 milles dans ses calculs, n'y a-t-il pas de quoi faire échouer le Trafalgar?

Vendredi 16 octobre 1857. - Rien ne m'élève l'âme comme le spectacle sublime des beaux couchers de soleil que nous avons dans cet hémisphère sud.

Coillard va trouver, sur le navire, un aliment à son besoin d'évangéliser, son désoeuvrement lui pesait : « Tout s'efface, s'écrie-t-il, en présence d'une âme à sauver. » Dès l'embarquement, il avait remarqué un passager qui, quoique occupant une belle position, était profondément mélancolique; avec mille précautions et beaucoup de prières, il gagna sa confiance :

Je lui fis part de mes expériences, je lui dis que la prière et la Bible m'avaient tiré de la mélancolie où je m'enfonçais de plus en plus, je lui parlai avec la prière. dans le coeur. Oh ! comme cela me rappelait J. B., d'Asnières !

Enfin Coillard arriva à lui lire la Bible et dès lors, il se mit à lutter par la prière pour cette âme. Sa dernière réflexion sur ce passager est :

Pauvre homme! toujours plus triste! Que de nuit dans sa pauvre âme ! Il n'y a que Dieu qui puisse percer ce nuage si épais.

Vendredi 6 novembre 1857, 6 heures matin. - Terre, terre, terre!

9 heures soir. - Me voilà à terre après soixante-six jours de navigation; à terre, au Cap ! dans une maison! dans une chambre! J'en puis à peine revenir! Mon âme, bénis l'Éternel!

Coillard et Daumas trouvèrent au Cap plusieurs de leurs collègues, Schrumpf et sa nombreuse famille en route pour l'Europe, les Pellissier, les Arbousset.

Le séjour au Cap fut plus long que Coillard et Daumas ne le pensaient; il fut occupé par des préparatifs et Coillard fut de suite appelé à cet apprentissage de la patience qui fait dire aux missionnaires : « C'est l'Afrique ! »

Il fallut d'abord aller à Wellington chez M. Bisseux (29 Novembre - 5 décembre), acheter des boeufs et des chariots. M. Bisseux, l'un des trois missionnaires pionniers envoyés par la Société de Paris au Sud de l'Afrique, avait fondé en 1829, parmi les descendants des réfugiés français, à la Vallée du Charron, une station missionnaire; depuis lors, la station avait été transférée à Wellington et la vallée du Charron en était restée une dépendance.

« Le surlendemain de notre arrivée à Wellington, écrit Coillard au Comité de Paris (5), nous partîmes de bonne heure à cheval pour visiter la Vallée du Charron. C'était donc la première fois que je chevauchais en Afrique, et c'était dans un pays pittoresque. Ce sont des montagnes de granit d'un aspect grandiose et sévère, des fermes parsemées dans une vallée étroite, mais fertile, des ruisseaux qui deviennent, en certaines saisons, des torrents impétueux. Au milieu de l'aridité des sables, des vignes, des orangers couverts de leurs beaux fruits; des arbres de toute espèce au milieu des bruyères sauvages; en un mot, de riantes et délicieuses oasis au milieu du désert. Tout en chevauchant lentement à coté de mes deux vénérables guides, sur une route que borde tantôt une colline, tantôt un ravin, je ne pouvais m'empêcher de réfléchir à ces paroles: « Les portes de l'enfer ne prévaudront point contre l'Église de Jésus-Christ. » Ces lieux furent habités autrefois par des réfugiés français qui, pour leur foi, s'expatrièrent, et les ennemis de la croix, au lieu de détruire l'Église du Seigneur, ne firent qu'en disperser au loin la semence et maintenant ils peuvent, a leur confusion, contempler, ici comme ailleurs, l'accomplissement de la parole de Jésus. Le Français, le protestant français surtout, ne peut visiter de sang-froid ces lieux où nos pères vinrent chercher la liberté d'aimer Dieu, de croire en lui et de le servir.

« C'est à chaque pas que l'intérêt redouble. Ici, ce sont des arbres plantés par la main des réfugiés français; là, ce sont des familles qui s'honorent encore de descendre d'eux et de porter leur nom; ailleurs, c'est l'emplacement de la première église, anéantie maintenant. Mais un arbre, un vieil olivier, végète encore là, comme pour en perpétuer le souvenir et donner de sérieuses leçons aux générations futures. »

Revenu au Cap, Coillard y prolongea encore son séjour:

« Nous ne pensions rester que quelques jours à la ville du Cap, écrit Coillard à M. le pasteur Diény (20 janvier 1858) , et voilà bientôt trois mois que nous y sommes! Diverses circonstances ont concouru à retarder notre départ. Mais enfin le moment est venu, nous sommes de nouveau dans les emballages, dans les malles et les paquets pour entreprendre un voyage non moins long et non moins fatigant que celui que nous avons derrière nous. Sera-t-il plus agréable? Je ne le sais pas positivement, mais il m'est bien permis de le supposer, car nous serons une bonne petite caravane missionnaire: la famille, Daumas, la famille Pellissier et la... j'allais dire la famille Coillard, mais pas si tôt que cela; c'est assez d'ajouter, pour le moment, le missionnaire Coillard. Nos wagons se préparent à grand train. Si vous pouvez vous figurer un énorme chariot à quatre route, d'une, quinzaine de pieds de long, de cinq ou six de large, peint en rouge par dessous, en vert dans les cotés, en bleu à l'intérieur, recouvert d'une double tente imperméable, rempli de caisses sur lesquelles se trouve une espèce de lit, muni sur les côtés d'une bêche, d'une pioche, d'une cognée, de caisses encore, traîné par un attelage de douze boeufs vigoureux que devance un noir pour les guider, et que conduit un autre noir, assis, comme un prince sur son trône, sur le devant du wagon et manoeuvrant à deux mains l'énorme fouet dont le manche n'a pas moins de quinze pieds de long et dont le bruit n'est pas moins fort que celui de la détonation d'une arme à feu: voilà le wagon du « petit cousin Coillard ».

« Vous comprenez que nos locomotives africaines n'ont ni la forme, ni la force, ni la rapidité des vôtres, mais elles ont leurs avantages et leurs charmes, néanmoins. Je suis sûr que vous seriez vivement intéressé de nous faire dans quinze jours, ou au moment où vous lirez ces lignes, une visite dans le désert. Vous aimeriez à voir la caravane quand on dételle, et contempler, au milieu de ce groupe, qu'animent de nombreux enfants, le jeune missionnaire, célibataire encore, allant couper quelques broussailles pour faire son café et sa petite cuisine, puis, à la manière indigène, s'asseyant gaiement sur le sable pour partager, avec ses deux hommes, le modeste repas que ses mains ont préparé.

« Mais j'anticipe. Je ne suis point encore dans le désert, et quoiqu'au milieu de toutes sortes d'occupations et préoccupations de départ, je suis encore, néanmoins, dans une ville où la civilisation européenne, bien qu'ayant un cachet tout particulier, je ne sais quelle teinte des moeurs primitives, est pourtant la civilisation. J'ai beaucoup joui de mon séjour dans cette ville lointaine et étrangère. Le Seigneur m'y a fait rencontrer de précieux amis que je ne quitterai pas sans quelque regret. J'étais d'abord chez ce brave M. Morton qui a été si bon pour moi, et qui n'a pas voulu me laisser partir sans me faire accepter une quarantaine de volumes anglais, grecs et français. Je ne le quittai que pour répondre à l'aimable invitation de M. Pellissier chez lequel je suis depuis un mois et demi passé. J'ai beaucoup joui de cette famille, en vérité. NI. Pellissier est un ancien élève de Glay. Il aime à me parler de cette chère maison, il me demande si son panier y est encore; c'était son humble malle, lorsqu'il quitta le Dauphiné; il faut avouer qu'elle n'était pas brillante. Moi, à mon tour, je lui raconte joyeusement comment, en me rendant pour la première fois dans cet institut, je m'arrêtais de temps en temps, sur le bord du canal, pour raccommoder mon pantalon. Puis, nous repassons ensemble tous les petits épisodes de notre vie et les incidents, qui, après avoir illustré notre séjour dans ce cher Glay, en embellissent aussi le souvenir. Et quand je serai dans l'intérieur, je trouverai dans le doyen de notre Conférence, M. Rolland, encore un enfant de Glay qui m'en parlera nécessairement.

« Vous saurez sans doute, à l'heure où ces lignes vous parviendront, que mon cher hôte est dans le creuset de l'épreuve ! M. et Mme Pellissier retournent à Béthulie en deuil, tandis qu'ils espéraient y aller avec joie ! Les voies du Seigneur ne sont pas toujours nos voies, ni ses pensées nos pensées ! M. et Mme Pellissier sont pourtant bien soutenus. Oh! que j'aurais voulu que ceux de ma connaissance qui pleurent sur une tombe pussent voir comment pleurent, non pas les missionnaires, mais les chrétiens, les enfants de Dieu ! J'avoue que cette épreuve, à laquelle j'ai participé bien sincèrement, n'a pas manqué d'être bénie pour mon âme. J'ai pu faire l'expérience qu'il vaut mieux se trouver dans une maison de deuil que dans une maison de festin.

« Je ne crois pas que le climat de la ville du Cap elle-même soit bien sain. On meurt ici dans une proportion vraiment étonnante, et la mortalité serait plus grande encore sans un certain vent qui, du haut de la montagne, souffle avec une violence dont vous ne pouvez vous faire d'idée et qu'on appelle, avec quelque raison, « le docteur de la ville du Cap ». Il soufflait cette semaine avec une violence telle que je croyais qu'il emporterait la maison. Comme il faisait, du reste, une journée magnifique et que j'avais beaucoup travaillé, je désirais m'aller reposer sur le bord de la mer, et, en contemplant les vagues écumantes qui viennent se briser contre les rochers du rivage, élever mon âme à Dieu par la méditation et la prière. Je me mis en route, mais je n'allai pas loin, je vous assure. L'air était obscurci par des nuages de poussière où se trouvaient même de petites pierres qui ne savaient guère donner de doux baisers. Il fallait nécessairement fermer les yeux, aller en tâtonnant, au risque de se casser la tète contre un mur, de s'embarrasser dans des poutres ou de se jeter dans une mare d'eau. Il est impossible de s'habiller ici en été, car si, à de certaines heures de la journée, il fait une chaleur à tout cuire, le soir, il fait un froid humide qui vous pénètre de part en part, et qui fait que vous êtes heureux de vous envelopper dans vos plus chauds habits d'hiver. Il en est de même pour la pluie, de sorte qu'il est bien rare qu'on sorte sans un parapluie qui sert, tout à la fois ou successivement, de parasol et de parapluie.

« Les Malais forment ici une population vraiment curieuse sous tous les rapports; mais c'est une honte que de tels païens pratiquent encore leurs rites dans cette ville chrétienne. lis ont des mosquées et des prêtres. Vous distinguez toujours ceux-ci, non seulement par le chapeau pointu en forme d'entonnoir, commun à tous les disciples de Mahomet, mais encore par la barbe, par la robe d'indienne ou de coton blanc qu'ils portent et qui est de la coupe d'une longue chemise d'homme. Ils habitent des maisons basses, étroites, mal éclairées, malpropres et, ai-je besoin d'ajouter, malsaines? Ces maisons n'ont qu'une seule chambre, absolument comme celles d'Asnières; mais on dit que ces pauvres gens y sont entassés par vingtaine, trentaine et quarantaine. Les gens de couleur sentent toujours mauvais, et vous ne pouvez pas les rencontrer sans le sentir. Je vous laisse à penser ce que ce doit être dans ces tavernes-là ! Les enfants noirs croissent ici comme des champignons; de ma vie, je n'ai vu autant d'enfants. Et je vous assure que vous aimeriez à voir ces petits négrillons, les joues potelées, les yeux pétillants d'intelligence, la tête nue, n'ayant d'autre vêtement qu'une courte chemise de coton, courant, se battant ou s'amusant dans les rues de la ville du Cap.

« L'autre jour, je me rendais sur le bord de la mer, et, pour être plus seul, je quittai la route habituelle et je me trouvai dans une plaine immense. Je marchai au hasard lorsque, tout à coup, le vent m'apporta une odeur de corruption que je n'attendais pas dans ce lieu. Je lève la tète, je regarde. Il y avait là, à droite et à gauche, une multitude de chiens) les uns couchés nonchalamment, les autres rongeant quelques carcasses qui gisaient sur le sable, d'autres flairant, rôdant et me regardant avec un certain étonnement. Ici se trouvait un petit dôme de terre surmonté d'une ardoise et orné de quelques branches de verdure; là, des monceaux de pierres de toutes grosseurs, le tout entouré d'immondices, de charognes qui servaient de pâture aux oiseaux de proie; je me trouvais au milieu d'un cimetière mahométan! Il était presque nuit, je ne sais quelles impressions vives me saisirent, il me serait bien difficile de les analyser.

1. Coillard n'a pas poursuivi son autobiographie au delà des premiers temps passés à la Maison des. Missions. Dorénavant, les passages de Coillard qui ne sont pas indiqués comme extraits de lettres, sont empruntés à son journal. (Ed. F.) 

2. J. M. E., 1857, p. 278

3. Coillard a raconté cet incident d'une façon un peu différente dans son volume Sur le Haut Zambèze, Paris, 1898, in-4, p. 80-81. (Ed. F.)

4. J. M. E., 1858, P. 42.

5. J. M. E., 1858, P. 50 et suiv.

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