Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

A L'ECOLE PRÉPARATOIRE DE THÉOLOGIE

PARIS 1854

-------

Louis Boissonnas. - La vie à l'école. - Le journal intime. - L'Union chrétienne. - Cultes divers. - James Hocart. - Dissensions religieuses. - Premiers essais poétiques. - Une règle de vie. Vie à Paris. - Vacances à Asnières. - Aux portes du tombeau. Retour à Paris. - La conscription. - Départ pour Strasbourg. - Sauvé des mains des gendarmes! - Bon ou pas boa pour le service!



 L'École préparatoire de théologie avait été fondée à Lille, en 1846, parla Société chrétienne du Nord; dès 1847, elle fut transférée à Paris et cédée à la Société centrale protestante d'évangélisation. En 1852, la direction en fut confiée à un Genevois qui avait acquis la nationalité française, Louis Boissonnas, pasteur à Hargicourt. Le 12 octobre 1852, l'école s'ouvrit dans une maison louée rue Truffaut, 25, à Batignolles, alors une commune distincte de Paris, avec neuf élèves auxquels vinrent s'en adjoindre trois autres. A la rentrée de l'année suivante, ils étaient quatorze; le quatorzième était François Coillard.

« M. Boissonnas était un homme. de foi (1). Il appartenait à la vieille orthodoxie traditionnelle et il avait peur de toutes les nouveautés théologiques, dit un de ses anciens élèves. Mais ce n'était pas par ses idées, par sa théologie qu'il avait de l'influence sur nous, c'était plutôt par sa piété qu'on sentait très réelle et très vivante. Il avait plus que de l'influence, il avait de l'autorité, ce qui paraissait surprenant, vu son extrême douceur. Ce contraste était peut-être le trait le plus saillant de son caractère. Sous cette douceur, il y avait une des plus indomptables énergies que j'aie connues; sous ce velours, il y avait une barre de fer; sous ce sourire toujours aimable, une volonté inflexible et une persévérance inlassable. Jamais il ne se fâchait, jamais il ne s'emportait, jamais il ne perdait la calme possession de lui-même, ce qui. le rendait, très fort.

« A Batignolles, il fallait être levé à 5 heures du matin, en hiver comme en été, et être à 5 heures et demie en classe et à l'oeuvre. Chaque élève à son tour faisait la prière. Tous ceux qui n'arrivaient pas à 5 heures et demie juste étaient marqués sur un carnet, et, chaque samedi, réprimandés par M. Boissonnas avec une douceur angélique et une fermeté redoutable. Comme on se levait de fort bonne heure, on devait se coucher de bonne heure aussi. A 10 heures tout le monde devait être au lit.

« L'École préparatoire a représenté le travail consciencieux, la discipline affectueuse, la règle - je n'ai pas dit la réglementation - et tout cela accepté dans un esprit de piété, avec entrain et avec joie, pour Dieu et pour la France. »

Parlant de l'École, en 1855 (2), M. Boissonnas a dit comment il comprenait sa tâche :

« Nous tenons à ce que notre maison ne ressemble en rien à ces funestes fabriques de bacheliers qui ne se préoccupent que de l'examen et négligent le véritable développement intellectuel. Nous voulons des études sérieuses, solides, qui éclairent l'esprit, fortifient l'intelligence, élèvent le coeur et donnent à nos élèves cette culture de l'esprit si nécessaire pour conserver à notre clergé protestant sa supériorité et exercer sur les hommes une légitime influence.


LOUIS BOISSONNAS - 1820-1885

« Mais, s'il est important de cultiver l'esprit des élèves, il l'est bien plus encore d'éclairer leur foi et de fortifier leur piété. Aussi les études ne nous font-elles jamais perdre de vue que nous avons à former de futurs serviteurs de Dieu. Nous cherchons à les pénétrer de cette pensée, qu'ils doivent considérer les années qu'ils passent dans la maison comme un temps de préparation spirituelle pour le saint ministère, qu'ils doivent, soutenus par la grâce de Dieu, former chaque jour leur âme à ce renoncement, à cet esprit de prière et de sacrifice, à ce sérieux de la vie, qui sont les caractères de la vocation et valent mieux pour le pastorat que tous les talents du monde.

« Nous travaillons à développer chez eux, non un esprit dogmatique, une orthodoxie sèche et aride, mais une vie chrétienne propre et individuelle, une expérience intime des grandes vérités de l'Évangile: Christ vivant dans le coeur, éclairant le coeur, fortifiant le coeur dans toutes les circonstances de la vie.

« Quant à notre régime intérieur, nous sommes une grande famille. Ce n'est pas la discipline de la loi qui règne au milieu de nous, mais celle de l'amour. Il n'y a aucune ressemblance entre notre maison et les collèges ou les pensions ordinaires. »

L'école en était à ses débuts. Nous étions une douzaine de jeunes gens venus de différents points de la France, et dont quelques-uns étaient déjà près de la trentaine. M. le pasteur Boissonnas et sa femme s'étaient donnés à cette oeuvre. Dès le commencement, ils imprimèrent à l'école une marche vigoureuse, un amour du travail bien propre à racheter le temps et à former des hommes solides. Et ils ont réussi, car c'est là qu'ont passé quelques-uns des pasteurs les plus en vue de l'église réformée de France : les Bonnefon, Banzet, Decoppet et autres. Je crois pourtant qu'il est regrettable qu'on y ait introduit, avec la discipline des grandes écoles publiques, un peu de leur esprit, et qu'on ait encouragé les élèves à s'absorber dans leurs études, à l'exclusion presque complète de toute pratique: nous le sentions, nous, et nous le déplorions. Cela dit, cette école a acquis des droits sacrés à l'affection et à la sollicitude des églises. A une exception près, une seule, nous étions tous des jeunes gens convertis, sérieux, désireux de servir le Seigneur fidèlement et de mettre à son service tous les talents qu'Il nous avait Lui-même confiés.

En réalité, Coillard avait été très dépaysé en arrivant à l'école de Batignolles. Cette impression persista et se transforma en une obsession presque maladive de son état de péché; il est hanté par ses fautes, il exagère ses défauts, il a la conscience en chair vive.

A Asnières, il avait été l'enfant gâté de sa mère et cela se sent encore bien des années après qu'il a quitté celle-ci; à Glay, au Magny, il avait vécu dans un petit cercle très restreint, dans un milieu très pieux et très austère; son caractère (il avait dix-neuf ans passés) s'était formé dans ce moule un peu étroit et devait mal s'accommoder de la vie dans une grande ville.

« Je me transporte souvent par la pensée, écrit-il le 26 janvier 1854 à ses amis du Magny, dans le jardin de notre cher pasteur, seul sous ce pommier témoin de bien des scènes. C'est là que j'étais heureux et ce n'est pas sans un bonheur mêlé de regrets que j'y pense. Jamais, peut-être, je n'éprouverai les mêmes jouissances.

« A Paris, on ne jouit pas des privilèges dont le Seigneur vous comble dans vos humbles et tranquilles villages. Ici, chaque chrétien forme une république séparée. Le christianisme le plus vivant est toujours retenu par les dentelles et les soles qui le recouvrent et, même entre les amis les plus intimes, il existe je ne sais quelle forme de crainte d'être banal, qui les empêche de s'ouvrir, de « se confesser les uns les autres » selon le langage des saintes Écritures. C'est la mode de Paris, on s'y habitue. »

La transition était trop brusque du « petit cabinet » solitaire du Magny à la maison de la rue Truffaut, des leçons de M. Jeanmaire « au tourbillon des études », de la vie de famille au cercle turbulent des élèves. Ceux-ci, plus habitués à la vie des villes, plus frottés avec le monde, envisageaient la vie du chrétien sous un aspect moins grave et ne comprenaient peut-être pas l'extrême sévérité dont Coillard usait à l'égard de lui-même.

Coillard était arrivé à l'École préparatoire plusieurs semaines trop tard; déjà les élèves s'étaient retrouvés ou avaient fait connaissance, des amitiés s'étaient ébauchées. Coillard dut donc, à son entrée, se sentir isolé et qui sait même si quelque farce d'internat ne fit pas payer au « nouveau » son arrivée tardive ?

En tout cas, les élèves plaisantaient et Coillard, dans cette période de sa vie, n'aimait pas et ne comprenait guère ces plaisanteries. Il fit, dès l'abord, preuve d'un sérieux qui devait sentir sa province; les taquineries révélèrent ou développèrent en lui une certaine susceptibilité et il se reproche d'avoir trop souvent cédé à la colère. -Coillard devait aussi souffrir de circonstances plus extérieures, de son extrême pauvreté d'abord: « On a beau dire le contraire, s'écrie-t-il, le pauvre sera toujours pauvre, tandis que l'argent élève le riche aux honneurs et même aux vertus. » Il aurait voulu qu'on ignorât sa pauvreté; des élèves maladroits s'en entretinrent et il l'entendit.

Puis il n'avait pas fait des études aussi fortes et bien réglées que la plupart des autres élèves de Batignolles; enfin ses manières, son langage, tout son être devait un peu trahir le paysan; ses compagnons sourirent et quelques épithètes malsonnantes: « ignorant, grossier campagnard » vinrent frapper l'oreille du jeune Berrichon. Sa fierté naturelle en fut profondément blessée. Enfin il fit, en amitié, de décevantes expériences, et il résolut de renoncer à toute intimité profonde avec ses camarades. Luttes intérieures, aspirations inassouvies, tel était l'état d'âme de Coillard.

Même à l'égard de M. Boissonnas, Coillard observa, au moins durant les premiers mois, une réserve qui était presque de la défensive. M. Boissonnas, très attaché à l'église réformée, n'était pas de la même école que les Ami Bost, les Jaquet, les Jeanmaire, les Berger, les Hocart, qui tous, luthériens ou libres, se rattachaient au Réveil, pour lesquels Coillard éprouvait une affection profonde et reconnaissante et avec lesquels il était en parfaite communion d'idées.

Coillard se prend à regretter Bâle ; il voudrait être placé dans une maison missionnaire où l'on ne prépare que des missionnaires et non des bacheliers: « Je voudrais, écrit-il le 4 mars 1854 dans son journal, que mes études n'eussent ni le même but, ni la même marche, ni le même caractère. » Et plus tard, le 15 mai: « Pour moi, je veux, coûte que coûte, aimer M. Boissonnas, non comme directeur mais comme père. Je désire qu'à son tour il m'aime comme les autres. » Enfin le jour de Pentecôte : « Le Seigneur m'a éclairé, écrit-il. J'aime M. Boissonnas et j'ai dit, quoique à regret, adieu à Bâle. »

S'il y avait sou vent malaise moral chez Coillard, il y avait aussi malaise physique, celui-ci aggravant celui-là; sa santé avait souffert de ce trop brusque passage de la vie de la campagne à la vie de Paris : à plusieurs reprises, dans son journal, il dit qu'il est malade de corps et d'esprit, fatigué de corps et d'âme ; plus son séjour à Paris se prolonge, plus les fatigues et les malaises deviennent fréquents la mort lui sourit, souvent il la désire.

Les personnes, et Coillard semble être du nombre, chez lesquelles une grande réserve est alliée à un peu de susceptibilité, sont portées à donner une interprétation fausse et à attribuer une importance exagérée à tel acte ou à telle parole de ceux auxquels elles ont volontairement fermé la porte de leur for intérieur. Ainsi naissent des malentendus dont elles souffrent profondément, car elles sont seules à porter cette souffrance, comme elles en sont seules responsables. Cette souffrance les pousse à désirer ardemment, avec des personnes autres que celles qu'elles sont appelées à rencontrer habituellement, une expansion pour laquelle elles se croient faites, mais qui est, au fond, trop contraire à leur nature pour pouvoir être réalisable, si ce n'est en de très courts instants.

Coillard, pour satisfaire ce besoin d'épanchement, commença, le 1er janvier 1854, un journal intime (3). Sur le dernier feuillet du premier cahier, une croix est tracée à la plume avec ce mot : « AMOUR », à l'intérieur de la couverture une croix avec: « Dieu est amour. » En tête du second cahier, le même motif est répété.




Dessin de Coillard dans son journal intime

3 février 1854. - Ce journal est le seul ami que j'aie à Paris auquel je puisse ouvrir mon coeur. La crainte qu'il ne vienne à tomber entre les mains de quelqu'un de mes indiscrets condisciples m'a souvent un peu gêné; mais dorénavant je m'élèverai au-dessus de ces craintes, peu fondées d'ailleurs, je me découvrirai à mon journal tel que je suis. « Créez-vous un ami dans votre chambre, conseille-t-il peu après à un de ses correspondants, c'est-à-dire faites-vous un journal où vous n'écrirez que quand vous en sentirez le besoin. »

Coillard, dans son journal, se montre très sérieux, très sévère pour lui-même, très réservé, peu démonstratif avec les autres, parfois un peu ombrageux et un peu compliqué, passant par des alternances rapides de grandes tristesses et de grandes joies, de désirs ardents de complète consécration et de profonds découragements, attachant à ses manquements et à ses fautes, comme quelquefois aux torts des autres, une importance qui avait quelque chose de morbide.

Il y avait là un manque d'équilibre dont il souffrit beaucoup. Il lutta constamment pour retrouver cette stabilité, et il ne la retrouva tout à fait qu'une fois marié.

Il ne faut toutefois rien exagérer; dans son autobiographie, Coillard dit : « Je jouis immensément du temps que je passai à Batignolles. » Et le 26 janvier 1854, il écrit à ses amis du Magny:

« A en juger par mes premières lettres, vous avez pu voir que la vie de Paris ne m'allait guère. En effet, les premières semaines de mon séjour en cette ville, j'ai passé quelques mauvaises heures. J'ai dû, tout naturellement, éprouver l'effet que subit une plante qu'on change de climat, mais maintenant tout va assez bien. Je suis heureux sous la bonne direction chrétienne de M. Boissonnas; j'ai en lui plus qu'un maître, qu'un directeur. Sans doute je ne suis plus comme autrefois chez M. Jeanmaire; je suis dans une pension, pension chrétienne si vous le voulez, mais également pension. »

Quant à ses études, bien vite il se remit au pas:

« Six mois de latin, trois de grec, écrit-il le 21 février, m'ont suffi pour suivre les deux condisciples de ma division, jeunes gens de quinze ans, tous deux très forts comparés à moi) dont l'un a suivi je ne sais combien de temps le collège et l'autre a commencé l'étude des langues deux ans avant d'entrer ici. Oui, je dois beaucoup à M. Jeanmaire. »

(Autobiographie.) - Quelques-uns d'entre nous s'occupaient d'écoles du dimanche sous la direction de M. Montandon et plusieurs étaient membres de l'Union chrétienne des jeunes gens (4), une institution de date récente (fondée en 1852) et où brillaient alors deux étudiants en médecine qui sont devenus les docteurs Morin et Gibert. Il régnait alors aux réunions de l'Union une grande intimité; quelque chose comme un puissant lien de famille nous unissait les uns aux autres et tous nous étions animés par un esprit irrésistible de propagande. A nos réunions, chacun rendait compte de ce qu'il avait fait.

Il y avait de la vie dans ces réunions, c'était pour nous un rafraîchissement et une bénédiction que d'y assister. Depuis lors, l'Union chrétienne des jeunes gens s'est immensément développée et ramifiée. Peut-être a-t-elle subi des transformations qui lui font gagner plus en étendue qu'en profondeur - je ne sais - mais elle a toujours eu mon respect et mon affection.

Tous les jeudis, j'assistais chez Mme André à une réunion d'enfants présidée par J.-P. Cook (5). Et puis, je visitais souvent cette famille qui avait voulu me protéger et qui s'intéressa toujours à moi. Un jour je me fis annoncer à la vieille Mme André mère, Mme André-Rivet (6); sa porte m'était toujours ouverte. Il s'y trouvait Mlle Bost et deux demoiselles Mackintosh, ses amies, des habituées de cet intérieur. A l'ouïe de mon nom, comme je l'appris plus tard, Mlle Bost s'écria : « Coillard!... Regardez-le bien, dit-elle à ses amies, et, quand il sera parti, je vous parlerai de lui!... » Ne me doutant de rien, j'entrai. Une vive émotion, que je sus cependant contenir, me saisit en revoyant cette personne angélique et idéale que mes souvenirs avaient entourée d'une si belle auréole. Ce fut, je crois, la dernière fois que je la vis, (7) elle m'écrivit souvent. Cette entrevue pourtant fit plus d'impression sur ces demoiselles écossaises (8) pour lesquelles, à mon insu, j'étais un objet tout spécial d'étude et d'intérêt. Je les rencontrai ensuite plusieurs fois à la table et dans le salon de cette excellente Mme André, où elles paraissaient à l'aise, comme chez elles, et où j'étais entouré d'une grande affection. Mais là, pour le moment, se bornèrent nos rapports.

J'avais une soif ardente d'être instruit dans les choses de Dieu. M. Adolphe Monod était alors au zénith de sa gloire, et je ne manquais pas une seule occasion de l'entendre. Deux heures avant le commencement du service, on faisait queue aux portes de l'Oratoire, et, une fois les portes ouvertes, quelle irruption! On avait beau mettre des écriteaux dans certaines galeries : places réservées, comme les bancs ne se louent pas comme en Angleterre, la foule s'inquiétait peu des écriteaux et envahissait tout. C'est ainsi qu'un jour, je me trouvai, avec d'autres, dans une galerie réservée pour M. Guizot et sa famille. Le concierge réussit à faire évacuer la place; mais je me fis petit, je pus rester dans mon coin et, en attendant le commencement du culte, étudier la physionomie de ce grand homme. Tout à coup, un léger sifflement parcourut l'assemblée et il se fit un profond silence. Adolphe Monod avait paru et il montait en chaire. Qui l'a vu alors, jamais ne l'oubliera, ça valait un sermon. On eût dit que l'homme succombait sous le poids de sa mission, tandis que je ne sais quelle auréole illuminait son visage. Et, quand il parlait, on retenait son haleine; on ne commençait à respirer que quand il avait prononcé son solennel : Amen ! En l'entendant, ou pensait involontairement au témoignage rendu au Sauveur par les espions de ses ennemis

« Jamais homme ne parla comme cet homme. »

M. Athanase Coquerel, lui aussi, homme de grand talent et, assure-t-on, de grand coeur, attirait la foule, mais c'était une tout autre éloquence. Elle captivait mais ne vous terrassait Pas. Il y manquait l'étincelle du feu sacré qui brillait chez Adolphe Monod.

En dehors des cultes de l'église établie, nous étions sur le qui-vive pour profiter de tous les moyens de grâce possibles. Un jour, un de mes amis me dit : « J'ai découvert, rue du Bac, une toute petite réunion où j'ai reçu du bien. » - « Allons-y », lui dis-je. Au fond d'une, petite salle, garnie d'une dizaine de bancs de bois, se trouvaient réunis quelques hommes qui s'édifiaient entre eux. A nous deux, nous formions l'auditoire. Les petits discours qui partaient du fond de la chambre, et qui se succédèrent pendant plus d'une heure, nous mitraillaient sans pitié. Nous étions « le monde », en dehors du cercle de la famille. Mon ami n'y tint pas; il se leva et fit à son tour un petit discours où, après avoir décliné nos titres d'enfants de Dieu, il plaida l'union. Je trouvai qu'il parla bien, et ces messieurs du fond le trouvèrent aussi évidemment, car l'un d'eux, répondant, nous offrit de nous approcher et de rompre le pain. Mon ami, très national dans ses idées, balbutia quelques excuses évasives, et, le rouge au visage, il quitta promptement la salle. Je ne partageais pas du tout son embarras et d'abord je ne doutais pas même qu'il n'acceptât. Par déférence, sans calcul d'ailleurs, je le suivis, remarquant qu'après son petit discours si plein d'amour fraternel, il se contredit brusquement et termina ainsi cette visite en queue de. poisson. Ce fut ma première et ma dernière visite à la rue du Bac.

Un autre jour, passant dans la rue Royale, je remarquai des gens qui entraient évidemment dans un lieu de culte que j'ignorais encore; je les suivis. C'était la chapelle méthodiste. Ce qui me frappa dès l'abord, ce fut le recueillement de l'assemblée. On me fit place comme si on me connaissait. Un homme, plein d'onction, fit une méditation qui fut abondamment bénie pour moi. Aussi me promis-je d'y revenir souvent. C'est ce que je fis. Oh ! quel foyer de vie dans ce Paris! Quel contraste avec les prédications à grand orchestre ! Je brûlais du désir de connaître cet homme de Dieu qui m'avait gagné le coeur et fait tant de bien. Mais j'étais étranger dans ce milieu et personne ne se souciait de moi. Même un jour que, après que tout le gros de l'auditoire était sorti, je m'étais attardé pour voir ce que faisaient ceux qui restaient derrière, on me dit poliment que c'était une réunion toute privée et on me pria de me retirer. Je me retirai. Dimanche après dimanche, j'étais là pourtant à ma place habituelle.

Ce pasteur que Coillard brûlait de connaître était James Hocart, né à Guernesey le 16 octobre 1812, pasteur de l'église méthodiste de France. Il fut l'un de ces jeunes missionnaires qui, sous la direction de Ch. Cook, travaillèrent avec un zèle infatigable au réveil du protestantisme français. De 1853 à 1859, lorsque l'église méthodiste n'était plus une simple mission, mais une église constituée, il occupa le poste de Paris.

L'amitié que Coillard conçut pour lui dès qu'il le vit prit un caractère d'intensité peu ordinaire.

24 avril 1854. - Je ne saurais dire quelle affection je ressens pour un pasteur méthodiste dont je ne connais pas le nom. Je n'y puis penser sans sentir mon coeur bouillonner d'amour.

26 avril. - Quant à ce cher M. Hocart, je ne sais ce qui m'attache à lui. Je ne l'ai vu en tout que deux fois, je ne lui ai jamais parlé, et cependant je l'aime, oh ! je l'aime ! je ne puis dire combien. De penser à ce cher M. Hocart, c'est presque plus doux pour moi que de songer au bonheur qui m'attend aux vacances auprès de ma mère. Je crains même d'aimer ce monsieur plus que le Seigneur; c'est incompréhensible.

Et, à plusieurs reprises, ce scrupule d'idolâtrie revient dans le journal.

28 avril. - Tout me plaît chez lui. Il me tarde d'être à dimanche pour aller à la chapelle wesleyenne l'entendre et tâcher de lui parler.

15 mai 1854. - Je voudrais lui écrire, je n'ose, et je voudrais le voir, je ne l'ose pas.

(Autobiographie.) - Enfin, déterminé a faire la connaissance de ce pasteur, je me promenai en long et en large sur le trottoir pendant la réunion privée et j'attendis qu'on sortît. Puis je suivis à distance le pasteur et sa famille. Une averse les obligea, faute de parapluies, à se réfugier sous une porte cochère. Prenant mon courage à deux mains, J'allai offrir le mien au pasteur, lui disant en même temps qui j'étais. Il me sourit avec bonté, il me dit que depuis longtemps il m'avait remarqué a la chapelle et cherchait l'occasion de faire ma connaissance : « Nous vivons dans la même rue, ajouta-t-il, et il ne vous sera pas difficile de venir chez moi. » Je me prévalus de son invitation et souvent j'allai passer une soirée chez lui, au sein de sa famille, ou me retremper par quelques moments de conversation privée et de prière avec lui. Il m'invita même quelquefois à assister à des réunions de classes et d'expériences présidées par lui. Ce fut là pour moi comme la source d'Agar qui, pendant la saison desséchante des études, entretint en moi la vie et la vigueur.

La sympathie était réciproque; M. Hocart écrit à Coillard le 31 janvier 1855 : « Mon coeur avait depuis longtemps répondu au vôtre, et, sans vous l'avoir dit, je vous avais pris en amitié. »

(Autobiographie.) - Il se trouvait alors à Paris des foyers autour desquels se groupait la jeunesse; ainsi les salons des Pressensé, de la famille André, des Grandpierre, le samedi soir de Frédéric Monod, où se rencontrait tout ce que le protestantisme de Paris avait de plus éminent, avec des teintes sans doute bien différentes et bien tranchées, mais qui s'harmonisaient dans l'union comme les couleurs de l'arc-en-ciel. Ce qui désolait l'Église alors, c'étaient les dissensions religieuses. Les camps étaient tranchés et les discussions vives et passionnées. Taitbout était au faîte de sa prospérité; des étoiles se levaient à son horizon qui s'annonçaient comme des astres de première grandeur; Edmond de Pressensé et Eugène Bersier. Dans l'église de la confession d'Augsbourg, c'étaient l'éloquent pasteur de la pieuse duchesse d'Orléans, M. Verny, qui expira en chaire en finissant un discours, MM. Louis Meyer, Louis Vallette.

Dans l'église reformée, c'étaient d'une part, M. Athanase Coquerel, la tête du parti libéral, et son fils; d'autre part, Adolphe Monod et Grandpierre, le défenseur enthousiaste du parti orthodoxe.

C'est au milieu de cette haie d'épines que naquit cette tendre Plante qui s'est si merveilleusement développée depuis, qui a poussé de profondes racines et étendu ses branches parmi les nations chrétiennes : ]'Alliance évangélique. Tout le monde n'y croyait pas alors; aujourd'hui elle a porté ses fruits bienfaisants et nous sentons tous que nous ne saurions nous passer d'elle. Rien ne m'a plus frappé à mon retour en Europe que le changement complet qui s'était opéré dans la situation. Quand je partis pour l'Afrique en 1857, c'était la guerre civile, une guerre fratricide entre camps religieux, et la lutte, qui s'était envenimée, se portait partout, jusque dans notre Comité des Missions. Vingt-cinq ans plus tard, la lutte n'existait plus, les esprits s'étaient calmés et chacun s'était fait sa place au soleil. La petite lutte de clochers, nous l'avons retrouvée dans certaines parties de la province, mais dans les grandes villes, à Paris surtout, rien de plus édifiant que l'harmonie et l'estime mutuelles qui règnent entre les différents partis. Mais j'anticipe.

Nous étions deux élèves missionnaires à cette école de théologie, tous deux à peu près du même âge, dans les mêmes circonstances sociales et ayant les mêmes goûts. Nous nous liâmes donc d'une amitié particulière et intime. Mon ami venait du Poitou. Il était poète, et moi aussi, à ma manière. Mais je m'étais avisé une fois d'envoyer à un pasteur quelques-unes de mes productions; il me rogna alors si bien les ailes avec les ciseaux de l'ironie que jamais, depuis lors, sauf une ou deux exceptions, je n'ai osé tenter d'enfourcher Pégase et de faire l'ascension du Parnasse.

Peut-être Coillard fait-il ici allusion à la lettre suivante de M. Jeanmaire (14 février 1854) :

« Je suis persuadé, cher ami, que vous reconnaîtrez aussi à Paris que toutes choses contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu. Au nombre de ces douceurs qu'Il veut bien, dans sa grande miséricorde, procurer à ses faibles enfants, sont des amis chrétiens, qui, sans remplacer le Céleste, nous rappellent son amour et sa fidélité. Vous avez trouvé ce bonheur et je vous en félicite. Tout ce que vous me dites de votre ami B. m'intéresse vivement, même jusqu'au découragement qu'il fait éprouver à votre muse. Encore en ceci je vois une dispensation de la sagesse divine. La poésie peut devenir un joujou dangereux, elle a besoin d'être comprimée plutôt que d'être encouragée. Aussi je ne comprenais pas ce cher M. Jaquet, lorsqu'il vous poussait dans un chemin glissant, où souvent le démon de la vanité obtient seul quelques succès. J'étais, cette fois-là, fâché pour tout de bon.

« Je suis loin de mépriser un talent que le Créateur nous a donné pour joindre notre alléluia à celui de ses saints anges. Tout homme est poète, au moins une fois dans sa vie; mais la poésie du génie est rare comme celui-ci. C'est celle que les Grecs représentent sous l'emblème du cheval ailé du Parnasse, lequel n'a pour guide que le feu qui l'emporte, et dont la route est loin des ornières tracées dans la poudre. C'est ainsi que nos grands poètes ont été emportés dans une carrière d'où aucun effort n'a pu les arracher. Ils étaient, en quelque sorte, poètes malgré eux, et c'est cela qui les distingue de la foule de ceux qui ont tâché de les suivre en avançant sur deux béquilles dont l'une s'appelle « imitation » et l'autre « vanité ». Ceci du reste, cher ami, ne s'adresse pas à vous. Si je devais vous donner des conseils, je vous dirais simplement : Quand votre coeur est plein, laissez-le déborder pourvu qu'il soit réellement plein de l'Esprit du Seigneur. »

1. Souvenir du Jubilé de l'École préparatoire de théologie, 3-4 juin 1902: de M. le pasteur Auguste Decoppet. 

2. Ecole préparatoire de théologie de Paris, rapport de 1886, p. 21-22.

3. Désormais nous citerons souvent le journal intime de Coillard; les passages que nous en extrairons se distingueront de ceux de l'autobiographie parce qu'ils seront précédés d'une date. Mais, pour plus de clarté, nous ferons précéder du mot (Autobiographie) tous les passages empruntés à ce document. (Ed. F.)

4. Sur la liste des membres de l'Union chrétienne de Paris, Coillard est inscrit ainsi : « N° 48. 3 janvier 1854. Coillard François, élève missionnaire. France. » (Ed. F.)

5. Cook (Jean-Paul), pasteur méthodiste français, né en 1828, est surtout connu par la part qu'il a prise à l'oeuvre des écoles du dimanche. En 1852, il fonda l'Union chrétienne de jeunes gens de Paris. En 1853, il commença la publication des Archives du méthodisme. (Ed. F.)

6. Belle-mère de Mme André-Walther. (Ed. F.)

7. Marie Bost mourut à Salies-de-Béarn le 3 août 1858. (Dr. F.)

8. C'étaient les deux demoiselles Kate et Joanna Mackintosh. Mlle Christina Mackintosh ne devait venir à Paris qu'en 1857. (Rd. F.) 

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant