Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÉTUDES CLASSIQUES

suite

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Le Magny-Danigon était un gros bourg qui, avec ses ruelles, ses boues, ses fumiers, ses maisons basses et mal éclairées, me rappelaient mon Asnières. Les habitants de la Franche-Comté jouissent cependant incomparablement de plus de bien-être que ceux du Berry, et ils sont moins ignorants et moins superstitieux. Je fus frappé de leur industrie, de leurs champs bien cultivés, de leurs vergers, de l'innombrable quantité de cerisiers qui bordent les chemins et parsèment les campagnes. On y fait une grande abondance de kirsch, on y cultive des choux et des raves qu'on fait fermenter pour l'hiver; un grand nombre d'hommes, dans les longues soirées d'hiver, tissent cette forte toile, teinte en vert et en bleu, dont on fait les vêtements de la famille: tout cela était pour moi un sujet d'étonnement.


Le Magny-Danigon

C'est que la lumière de l'Évangile brille depuis des siècles dans la Franche-Comté; l'esprit 'y est émancipé, tandis que dans le Berry, le catholicisme entretient les brumes, les ténèbres et les superstitions du moyen âge. Et cependant, à l'époque dont je parle, la bise glaciale du rationalisme soufflait fortement dans le Montbéliard. Et comme l'Esprit de Dieu aussi avait soufflé, il s'était formé, tant parmi les pasteurs eux-mêmes que parmi leurs troupeaux, deux partis bien tranchés, l'un l'ennemi implacable de l'autre. La lutte, et une lutte acharnée comme toutes les luttes religieuses, était engagée partout, et jusque dans la famille. Les troupeaux rationalistes ne prenaient pas aisément leur parti de la fidélité condamnatrice de leurs pasteurs vivants; ils s'insurgeaient souvent contre leurs enseignements et leur rendaient la vie dure. Les pasteurs eux-mêmes des deux partis ne se voyaient pas. Les églises où une étincelle de l'Esprit de Dieu avait allumé un feu en dehors des cadres rigides de l'organisation ecclésiastique et de l'autorité du pasteur rationaliste, étaient exposées aux dissensions et au schisme. Ces gens pieux, ayant des besoins spirituels dont le pasteur officiel se souciait aussi peu qu'il les comprenait mal, se réunissaient entre eux, pour méditer ensemble la parole de Dieu et s'édifier. C'étaient les mômiers. Les darbystes prenaient avantage de la situation, tandis que les autorités ecclésiastiques tonnaient contre les petites réunions intimes, et souvent la séparation d'avec l'église officielle devenait d'une actualité pressante.

Une sorte de franc-maçonnerie unissait tous les chrétiens de ces foyers épars. La nouvelle de la conversion d'une personne se communiquait de proche en proche à dix et quinze lieues à la ronde; on se visitait de village à village, on allait en corps aux fêtes religieuses, on ne craignait ni les distances, pour peu qu'elles fussent praticables, ni la pluie, ni le froid. Et quel souffle de vie, quelle bienfaisante chaleur, quelle bénédiction dans ces réunions intimes qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, dans des chambres bondées, mal aérées, et où chaque frère prenait la parole!

Cette lutte et ce milieu momier, je les retrouvai au Magny. Le premier dimanche, ou un des premiers que j'y passai, me laissa une impression indélébile. La petite église du village, située sur la place, était un vieil édifice mal éclairé, et si humide que les dalles en étaient toutes vertes. Le culte se célébra d'une manière toute nouvelle pour moi, selon le rite luthérien. Le local était comble; les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, celles-ci toutes vêtues de robes noires et la tête couverte de fichus blancs. Pendant que l'instituteur faisait les préliminaires du service, chant, lecture des commandements, etc., le pasteur resta dans un coin de l'église. Puis, à un moment donné, il s'avança, se tînt à l'autel, et, après la partie liturgique, monta en chaire.

L'administration de la sainte Cène me prit par surprise; les communiants venaient à la file, et chacun, l'un après l'autre, s'agenouillait devant le pasteur officiant; il recevait, avec les paroles sacramentelles, l'hostie et la coupe, et cédait sa place au suivant. J'avoue que le courage me manqua et je restai cloué à ma place, à l'étonnement de mes nouveaux amis. L'après-midi, le grand salon du pasteur se remplissait de mômiers, hommes et femmes. C'était la réunion, celle d'une vraie famille. Quelle joie, quelle sérénité sur tous les visages ! quel laisser-aller plein de décorum ! Quel ne fat pas mon étonnement de voir tous ces paysans, hommes et femmes, une fois assis, prendre leurs cahiers de musique et chanter en partie des choeurs de toute beauté que nous ne connaissions pas même à Glay ! Après la réunion, trois ou quatre de ces jeunes gens vinrent passer le reste de l'après-midi avec moi, au jardin, sous un berceau de verdure. Ils voulaient savoir si j'étais un chrétien de bon aloi. Je leur racontai ma conversion, ils me racontèrent la leur, et nous nous liâmes d'une amitié qui, même plus tard en Afrique, a été pour moi, par la correspondance avec ces bonnes gens, en grande bénédiction. Tous les petits moments dont eux et moi pouvions disposer, nous les passions ensemble. Nous nous communiquions nos expériences; nous lisions, nous priions ensemble.

Je m'adonnai à mes études avec ferveur et dans un esprit de prière. Jamais M. Jeanmaire ne me donnait ses leçons sans avoir d'abord invoqué la bénédiction de Dieu. C'était un homme érudit, mais d'une grande humilité et d'une inépuisable bonté, et sa femme était digne de lui. lis étaient pour tous un père et une mère vénérés. Les momiers les entouraient d'une grande affection et ils leur en donnaient constamment des preuves touchantes. Cuisait-on le pain? Il y avait toujours la petite miche ou le gâteau grossier du pays pour Monsieur le pasteur. Les fruits mûrissaient-ils? On invitait la famille du pasteur à la picorée ou bien on lui en envoyait des corbeilles pleines. Toutes ces petites marques pratiques de l'affection de ces bonnes gens venaient à point, car la gêne se faisait parfois sentir au presbytère, malgré l'atmosphère de sérénité, de paix et de contentement qui y régnait toujours et que rien ne troublait jamais.

Un chagrin pour M. Jeanmaire, c'était mon silence dans nos réunions intimes. Il me pressait souvent d'y prendre part comme mon ami le sabotier et d'autres. Mais je ne pouvais pas vaincre ma désespérante timidité et ma défiance de moi-même et je me demandais parfois avec angoisse comment je pourrais jamais prêcher l'Évangile aux païens.

L'année, ou plutôt les six mois que je passai ainsi à la cure du Magny, furent un temps riche en bénédictions pour mon âme. Sans négliger mes études, je m'étais jeté tout entier dans le mouvement qui se produisait aux environs. Dans tous les villages, il y avait au moins une famille où l'on me recevait toujours avec affection. Ici, c'était une veuve que j'avais peut-être contribué à amener à la connaissance du Sauveur et à se déclarer pour lui. Là, c'était une famille de propriétaire ou mon arrivée était toujours saluée avec une joie qui se communiquait aux membres de la famille du Seigneur. Le père, un vénérable vieillard, vivait dans une communion constante avec Dieu'; il avait été, je crois, le moyen de la conversion de leur jeune pasteur et les moments que je passais avec lui, en hiver, près de son métier de tisserand, étaient de ceux où « le coeur brûle » comme pour les disciples d'Emmaüs.

J'étais souvent étonné de la liberté d'allures de ces chrétiens francs-comtois. Si les inconvertis, qui se piquaient du rationalisme alors à la mode, faisaient aux mômiers une opposition haineuse qui prenait la forme de toutes sortes de vexations, ceux-ci ne mettaient pas non plus la lumière sous le boisseau et ils étaient d'un zèle agressif. Souvent vous les entendiez, en rencontrant une connaissance quelconque ou même un étranger, lui demander en lui serrant la main : « Et vous, êtes-vous converti? Comment ça va-t-il avec votre âme? » Comme les Juifs de Bérée, ils vérifiaient, par les Écritures, l'enseignement de leurs pasteurs et ne craignaient pas de leur demander compte d'enseignements qui leur paraissaient suspects.

Au Magny, nous recevions de temps en temps la visite d'un homme d'un certain âge, berger de profession, qui vivait au loin, isolé dans le Jura. Toujours seul avec Dieu, et en présence de cette grande et sauvage nature, sa piété s'était colorée d'un reflet d'illumination qui en faisait, à nos yeux, quelque chose comme un prophète inspiré. Nous l'écoutions avec vénération. Un jour, il se rendit chez un pasteur des environs, qu'il ne connaissait pas, mais que tous les momiers estimaient, regrettant qu'un homme si aimable et si évangélique dans ses prédications, ne se déclarât pas plus franchement pour le parti orthodoxe. Le berger du Jura alla un jour le voir: « Monsieur le pasteur, dit-il, j'ai eu une vision qui vous concerne et un message de Dieu pour vous. » - « Parlez, » dit le pasteur étonné. - « J'ai eu une vision, la voici : un pasteur en robe et en rabat, une botte de foin sur les épaules, courait et se précipitait en enfer. Et ce pasteur c'était vous ! » - « C'est vrai, dit le pasteur atteint dans sa conscience, c'est bien vrai, je m'occupe plus de botanique que de mon salut et du salut de mes ouailles. » Et dès lors, il devint un pasteur des plus vivants et des plus actifs. Jetant de côté, comme il disait, sa botte de foin qui le précipitait en enfer, c'étaient des âmes qu'il cherchait, des gerbes de bon grain qu'il brûlait du désir de déposer aux pieds de Jésus.

Un des beaux souvenirs de cette époque, c'est celui de ma première visite en Suisse, au Locle, et la réunion de la Tourne. Pour nous, en deçà du Jura, le Locle et les Ponts étaient un ardent foyer de vie, et mes amis de Glay et moi, avions un grand désir de le visiter. La fameuse réunion annuelle de la Tourne nous en fournit l'occasion.

Les premiers jours de juillet, profitant de quelques jours d'absence de M. Jeanmaire, Coillard s'était rendu à Glay, « pensant y travailler comme au Magny ».

« Mais, écrit-il à M. Grandpierre, pendant la semaine que j'y ai passée, je n'ai fait que fort peu de chose. J'espérais me rendre au plus tôt au Magny pour y reprendre mon travail; mais je me suis trouvé dans une position telle que je n'ai pu faire autrement que d'accompagner mes amis de Glay à la réunion de la Tourne (canton de Neuchâtel, Suisse). »

« Je trouve que le séjour de Glay est fort agréable, écrit-il encore à M. Jeanmaire, mais bien peu favorable aux études. Ce n'est plus ma petite chambrette où tout est si calme... Cependant j'ai été bien aise d'avoir quelques jours de répit; seulement ces jours se multiplient trop, car au lieu d'une semaine presque entièrement perdue pour mes études missionnaires, en voilà deux... Puissé-je recommencer mes études avec tant de courage que le grec et le latin soient bientôt broyés. Puissé-je revenir au Magny plus vivant! »

Avec l'assentiment de M. et Mme Jaquet, nous nous mîmes en route. Nous étions quatre ou cinq jeunes gens sous la conduite de notre cher sous-maître, notre aîné, M. Nicolet. Nous partîmes maigrement pourvus, mais sans le moindre souci. A notre passage à Montécheroux, l'apostolique M. Paur nous reçut, nous hébergea, et nous assistâmes à une de ces réunions intimes que la présence du Seigneur rend mémorables. Montécheroux, littéralement situé sur une des hauteurs du Lomont, était un centre de vie religieuse entretenue par les visites régulières des frères moraves. Bon nombre de chrétiens en étaient membres sans se détacher pour cela de l'église établie. M. Paur, le pasteur, un homme éminent par sa piété profonde, était coeur et âme dans le mouvement, et, en cherchant à s'effacer par un sentiment d'une rare humilité, il fit de cette église de paysans industriels, une ville située sur une haute montagne qui ne peut point être cachée, un phare qui lançait au loin ses rayons. Je regardais cet homme avec une profonde vénération. A table, il lui arriva de demander de quelle manière nous pensions voyager. « Oh! dit notre chef, nous allons à pied, et chacun portera son propre fardeau ! » A cette citation des saintes Ecritures, le visage grave mais bon du pasteur s'assombrit, et, avec un accent de sévérité et de douleur: « Mon ami, dit-il, à quel propos citez-vous la Parole de Dieu? Ne citez jamais les saintes Écritures à la légère ! » La leçon fit sur moi une impression profonde, et je ne l'ai jamais oubliée. Souvent, à mon tour, j'ai été choqué de l'abus frivole que les chrétiens, même des pasteurs, font de la Parole de Dieu, quelquefois pour aiguiser un jeu d'esprit. Et quand j'en ai été témoin et qu'autour de moi, on étouffait de rire, j'avais le coeur navré, et, en plus d'une occasion, j'ai raconté l'incident ci-dessus et transmis, à qui de droit, la leçon du vénérable apôtre de Montécheroux.

L'excursion fut des plus agréables et j'en jouis au delà de toute expression. Moi, un enfant des plaines du Berry, de quel pas allègre je gravissais ces montagnes du Jura ! J'avais des yeux pour tout. Comme j'admirais ces forêts de sapins si grandioses, si silencieuses, et ces sentiers en zigzag qui serpentent le long des cotes rapides ! Nous arrivâmes au sommet d'une de ces montagnes; d'un bond, semblait-il, nous aurions pu être sur la cime de celle qui faisait vis-à-vis. Mais une vallée profonde et obscure nous en séparait, au fond de laquelle serpentait le lit du Doubs; dans un recoin se trouvait une soierie qui ne pouvait voir qu'une bande étroite du ciel et recevoir qu'une courte visite des rayons du soleil. J'éprouvais une étrange sensation en descendant dans cet abîme et en traversant, en silence, dans une barque, les sombres ondes de la rivière. Celle-ci une fois passée, chaque zigzag qui nous rapprochait du soleil et de la lumière, du monde, de la vie et du ciel, soulageait le coeur et rassérénait le visage.

Nous arrivâmes enfin aux Ponts-de-Martel, un gros bourg où tous les habitants s'occupent, chez eux, d'horlogerie. Notre arrivée fit sensation, je ne sais pourquoi. Quelques jeunes gens de Montécheroux s'étaient joints à nous. On se disputa le privilège de nous recevoir. Mon ami Nicolet et moi, nous eûmes pour hôtes M. et Mme Robert-Sandoz dont les bontés me mirent vite à l'aise et me gagnèrent le coeur. Une réunion fut convoquée, dès le même soir, dans une vaste salle, où, si mes souvenirs sont exacts, pouvaient bien se trouver deux cents personnes. Après plusieurs prières et de ces chants qui enlèvent l'assemblée, M. Robert-Sandoz annonça que de jeunes frères de Glay et de Montécheroux étaient en passage, en route pour la Tourne, et que la parole leur était donnée.

L'ami Nicolet, notre aîné, qui avait déjà quelque expérience de l'évangélisation, s'en prévalut en notre nom, et tint cet auditoire sympathique suspendu à ; ses lèvres. Mais je fus abasourdi, quand il eut fini, de m'entendre interpeller par mon nom, et mis en demeure de parler à mon tour. Ne pouvant l'éviter, je le fis, et le Seigneur me soutint. Il ouvrit ainsi une de ces petites sources, qui, sans grande prétention, s'en vont porter au loin la fraîcheur et la vie. Le fait que je me destinais aux missions, me gagna l'affection et l'intérêt des chrétiens des Ponts. Quand je partis plus tard pour l'Afrique, ils m'envoyèrent une montre à laquelle chacun avait voulu contribuer et dont je me servis pendant vingt-cinq ans. Et, quand nous revînmes en Europe en 1880 et que nous visitâmes la Suisse, il fallut bien aller aux Ponts. Nombre d'amis nous avaient devancés dans la patrie éternelle; mais d'autres étaient là, surtout les chers Robert-Sandoz qui ne m'avaient jamais oublié, ni notre passage, ni notre réunion en 1853.

Au jour fixé, nous nous mîmes en route pour la Tourne, non plus seuls, mais avec les chrétiens des Ponts. Nous faisions boule de neige maintenant. Déjà au Locle, ce centre morave, d'autres troupes nous avaient rejoints; d'autres nous devançaient, échelonnées sur le penchant des collines, d'autres nous suivaient; d'autres enfin arrivaient de droite et de gauche et convergeaient sur le même point. De tous ces groupes s'élevaient des chants joyeux, et, quand l'un d'eux entonnait quelque choeur connu et aimé, ce chant volait de groupe en groupe et nous revenait comme une série d'échos. Le lieu du rendez-vous était une ferme située sur le sommet d'une haute montagne, en forme de pain de sucre, d'où l'on domine tous les environs. Dès le commencement du réveil, les chrétiens de la Suisse française s'y donnaient rendez-vous une fois l'an. Ils y accouraient de Genève, du canton de Vaud et de partout. C'était un ralliement, une Alliance évangélique avant que cette institution fût fondée. Les réunions se tenaient dans une grange à double étage et sous les arbres du verger. J'y ai vu et entendu M. Pétavel, d'autres éminents serviteurs de Dieu et des missionnaires de la Société de Bâle. Mais ce qui m'impressionna surtout, ce fut moins ce qui s'y dit que ce fait si palpable, si éloquent, de l'union des enfants de Dieu. Pour moi, pour nous tous, c'était un avant-goût du ciel. Le seul voile était que les darbystes avaient dédaigneusement refusé de se joindre à nous et que, sous la présidence de M. Darby lui-même, ils tenaient, en même temps, une réunion sur une montagne voisine. Cela ne contribua pas peu à m'éloigner d'eux et à me délivrer, une fois pour toutes, de la fascination qu'ils avaient exercée sur moi.

Revenu au Magny au milieu de juillet, Coillard reprit ses études. Voici, d'après les rapports adressés par M. Jeanmaire au Comité de Paris, quel en était le cours:

30 avril 1853. - « Durant les quinze derniers jours d'avril, Coillard s'est appliqué exclusivement à l'étude du latin, excepté le dimanche et le samedi après-midi. Nous avons, de cette manière, parcouru, au pas de course, la première partie du rudiment de Lhomond et une partie de la syntaxe. Je suis très content de l'application et de l'intelligence de mon élève : outre les 150 ou 160 pages de grammaire qu'il m'a récitées, il a, sans trop de fautes, traduit une cinquantaine des exercices de cette même grammaire et fait l'analyse écrite et raisonnée du premier chapitre de l'évangile selon saint Jean, version de la Vulgate, chapitre qu'il a aussi en grande partie appris par coeur. Si la latinité de la Vulgate n'est pas des plus classiques, elle a au moins l'avantage d'être à la portée des commençants : c'est ce qui me l'a fait choisir. Nous continuerons à la conserver comme livre de lecture, attendu qu'elle contient la Parole de Dieu. Mais, pour l'étude du latin, nous entreprendrons, dès la semaine prochaine, l'explication du De Viris. Je ne pense pas commencer le grec avant que mon élève ait suffisamment digéré ses déclinaisons et ses conjugaisons latines.

« Comme ces études élémentaires tendent parfois à dessécher le coeur, j'ai cru devoir réserver au moins une partie du samedi pour des études d'une autre nature, quoique je n'aie point encore de plan bien arrêté. En attendant, j'ai remis à Coillard, pour cet objet, l'Essai sur le Pentateuque et Le Tabernacle de Guers. »

28 juin. - « Depuis ma dernière lettre, nos études n'ont éprouvé aucune interruption notable, le zèle de notre jeune ami s'est bien soutenu et je suis très content de ses progrès. Nous avons, dans ces deux mois, analysé une partie du De Viris (savoir l'histoire des rois et le commencement de celle des consuls de Rome) et expliqué, dans Cornélius Nepos, les biographies de Miltiade, de Thémistocle et d'Aristide, ainsi que le commencement de celle d'Annibal.

« En attendant que nous puissions lire ensemble le texte original de la Parole de Dieu, nous lisons tous les matins une portion des psaumes dans la Vulgate, bien que la latinité de cette traduction de la Bible soit la moindre de ses défectuosités. Dans cette lecture, nous sommes arrivés au psaume XL. Bientôt, s'il plaît au Seigneur, nous remplacerons cette lecture par celle du Nouveau Testament grec. Votre élève a commencé cette langue, le 15 de ce mois, et il en étudie en ce moment les verbes. En même temps, il traduit les exercices de la grammaire de Vaucher, et il apprend les mots du vocabulaire attenant.

« Quelque aride que sait ce genre d'étude, il s'y prête de bon coeur en regardant au divin Maître qui l'encourage et qui l'aide.

« Conformément à vos indications, nous avons cru devoir nous renfermer dans l'étude des langues anciennes. Sauf quelques conseils et quelques directions, j'abandonne les autres objets aux études individuelles de Coillard. Ce dernier est impatient de savoir dans quelle école votre Comité le fera entrer l'hiver prochain. Certainement, une école spéciale, une « école des missions » serait préférable à toute autre. Toutefois, lui et moi, nous nous en rapportons entièrement à votre sagesse. »

M. Jeanmaire charge son élève du rapport du mois de juillet.

« Je me trouve maintenant, écrit Coillard le 29 juillet, dans une nouvelle carrière, hérissée pour moi, plus que pour tout autre, de nombreuses difficultés; car ces études ne sont certes ni trop douces ni trop, faciles pour un pauvre campagnard qui les entreprend à l'âge de dix-neuf ans. Mais c'est au nom du Seigneur, à qui toutes choses sont possibles, que je les entreprends.

« Mes études sont loin d'avancer aussi «vite que je le désirerais; cependant, grâces en soient rendues au Seigneur, elles sont bien moins pénibles, bien moins arides qu'elles ne l'étaient au commencement; j'en suis rempli de joie et j'en bénis le Seigneur.

« Pour le latin, chaque jour, en commençant ma leçon, je lis un psaume de David et c'est là mon plus doux exercice de traduction. J'ai traduit dans Cornélius Nepos la vie d'Annibal et celle de Caton. Je continue toujours à traduire dans le De Viris, mais seulement à temps perdu; pour lecture récréative j'ai commencé l'Histoire de l'Eglise chrétienne, par Milner. »

Coillard termine en demandant au Comité l'autorisation d'aller, en quittant le Magny, avant son entrée dans l'établissement qui sera choisi pour lui, voir sa mère qu'il a quittée depuis deux ans : « Depuis lors, dit-il, il s'est passé bien des choses, concernant tant ma famille que moi-même. »

Le 30 août, c'est de nouveau M. Jeanmaire qui fait le rapport:

« L'élève Coillard commence à comprendre, avec l'aide du dictionnaire, le texte original du Nouveau Testament; nous avons analysé ensemble une partie de l'évangile de saint Luc et lu les épîtres de saint Jean. Pour le latin, nous suivons la même méthode; nous étudions Cicéron et nous lisons Tite-Live.

« Les jouissances qu'il a trouvées dans la lecture du Nouveau Testament ont fait naître en lui le désir de lire aussi l'Ancien. Il a, en conséquence, commencé l'hébreu; mais, jusqu'à présent, il n'a consacré que peu de temps à cette étude.

« Il désirerait savoir, ajoute M. Jeanmaire, quelle est l'école que vous avez choisie pour lui et quelle sera l'époque où il devra s'y présenter. L'institut de Bâle paraît avoir pour lui quelque chose de très attrayant, depuis qu'il a fait la connaissance de quelques Suisses français qui étudient dans cet établissement. J'en ai parlé ces jours derniers avec M. le pasteur Jaquet qui approuve le désir de Coillard. » M. Jeanmaire termine en plaidant pour la Maison des Missions de Bâle.

Cependant le Comité de Paris (7 septembre 1853) confirme sa décision de placer Coillard dans l'école préparatoire de théologie de Batignolles; s'il ne peut y être reçu, on prendra des informations sur un pensionnat à Nérac; mais il n'est plus question de la Société des Missions de Bâle pour laquelle, à plusieurs reprises encore, Coillard manifesta de la sympathie.

« Persuadé, écrit Coillard le 13 septembre 1853 à M. Grandpierre, que le Comité des Missions n'agit que dans un esprit de prière et de foi, et dans le désir de se conformer à la volonté sainte de Dieu, j'ai reçu sa dernière décision à mon égard comme venant directement du Seigneur, Désirant en tout me laisser guider par Celui qui, mieux que moi, sait ce qui m'est nécessaire, je n'ai pas le choix. Je renonce donc avec joie au désir que j'avais éprouvé de pouvoir me préparer dans une maison exclusivement missionnaire, avec quelques frères que, comme moi, le Seigneur appelle à porter le flambeau de l'Évangile aux pauvres Païens.

« Je me rendrai à Paris dans le sentiment que le Seigneur M'y conduit et trop heureux d'être placé par ce bon Père sous votre direction paternelle et chrétienne: Le Seigneur a ainsi dirigé toutes choses. Je suis tout entier au service du Seigneur, car je lui appartiens, et je suis à la disposition du Comité de Paris sans aucun partage.,»

Coillard terminait en renouvelant sa demande d'aller passer quelques semaines à Asnières.

Mais l'admission définitive de Coillard à Batignolles subit quelques retards : la Société des Missions dut adresser une demande à la Société centrale de laquelle dépendait l'école; une commission, pour examiner s'il y avait moyen de recevoir un quatorzième élève, ne se réunit que le 12 octobre, et le 13, M. Grandpierre écrit à M. Jeanmaire « d'engager Coillard à se mettre en route tout de suite. J'aurais voulu, ajoute M. Grandpierre, qu'il pût visiter sa mère à Asnières avant de se rendre à Paris, mais il n'y a pas moyen; les cours sont commencés depuis quinze jours et, s'il tardait encore, il lui serait difficile de se mettre au courant. »

Le temps était arrivé où je devais enfin quitter ce cher pays de Montbéliard et toutes ses associations, pour moi si sacrées. La Société centrale d'évangélisation, dont M. Grandpierre, le directeur de la défunte Maison des Missions (1), était l'un des ardents promoteurs, venait d'ouvrir à Batignolles (Paris) une école préparatoire de théologie. On crut mes progrès en latin et en grec et même en hébreu - car j'avais commencé l'étude de l'hébreu - assez satisfaisants pour m'y admettre. Je pris donc congé de mes amis au Magny, à Chagey, à Glay et ailleurs, et, riche de l'affection paternelle et de la bénédiction des vénérés Jaquet, Berger et Jeanmaire, je partis pour Paris, le coeur gros, anxieux, et pourtant assuré que j'étais bien dans le chemin tracé par Dieu.

Coillard quitta le Magny le jour même où était arrivée la lettre de M. Grandpierre, soit le lundi 17 octobre. Il n'arriva à Paris que le vendredi matin 21 octobre et bien vite il éprouve le besoin d'écrire à M. et Mme Jeanmaire (30 octobre 1853):

« Permettez-moi de vous dire ce que je pense franchement, sans aucune flatterie. Je dis donc que la plus grande des grâces c'est que, dans sa grande bonté, le Seigneur ait bien voulu me placer pour quelque temps au milieu des frères du Magny et sous le toit hospitalier et chrétien de leur cher pasteur. La maison de Glay est ma maison paternelle; c'est là que je suis né et c'est là que le bon Dieu m'a nourri du lait spirituel, les premiers mois de mon enfance.

Au Magny, il m'a fait trouver une nourriture plus fortifiante, et, en me faisant ainsi errer presque seul dans ce désert d'ici-bas, il m'a fait passer par des expériences que je n'avais point faites à Glay. A Glay, continuellement entouré des soins de frères, d'amis plus expérimentés que moi, je m'appuyais peut-être plus sur eux que sur le Seigneur; au Magny, ne jouissant que par intervalles de l'intimité fraternelle, je sentis que je devais rechercher davantage la communion intime de mon Dieu. Et que d'heureux moments n'ai-je pas passés dans cette communion intime, seul dans mon petit cabinet!

« Je ne sais arrivé que le vendredi matin (21 octobre) entre 8 et 9 heures, à Batignolles, après avoir passé toute la nuit en voyage. J'étais passablement fatigué, et, pour cette raison, je saluai avec joie ma nouvelle station ici-bas, tandis que, pour d'autres motifs qui ne vous sont point inconnus, le ne m'en approchai qu'avec crainte. Cependant je fus bien reçu par M. Boissonnas qui, en attendant midi, s'empressa de m'envoyer chez M. Grandpierre qui fut bien aise de mon arrivée. On m'attendait depuis plusieurs jours et déjà ces messieurs commençaient à s'étonner de mon silence. Je n'en suis pas fâché, ils m'ont bien fait attendre plus longtemps ! Pour me consoler, M. Boissonnas m'apprit d'abord que les cours n'étaient pas commencés depuis quinze jours, mais depuis plusieurs semaines, et qu'il craignait beaucoup que je fusse trop en retard et incapable de me remettre au courant. Paroles bien peu rassurantes, je vous assure ! Je n'ai subi aucun examen, mais j'en subirai dans deux semaines avec mes condisciples, lorsque le Comité se réunira, et je devrai alors être au courant, je l'espère.


HENRI GRANDPIERRE - 1799-1874

Vous ne devez point oublier cependant que, des quatorze élèves, le pauvre Coillard est le plus ignorant et le plus grossier campagnard, ce n'est pas moi qui le dis!... Il nous est permis de sortir deux fois par jour, une demi-heure chaque fois environ, et, le jeudi, de midi à 5 heures. Il est inutile de dire que nous sortons toujours ensemble et non accompagnés. Que d'heureux moments n'avons-nous pas passés ensemble! La société d'amis est toujours bien douce a un coeur qui comme le mien, à peu près toujours triste, a besoin de consolation et ressent le besoin d'aimer. Mais je dois avouer que, bien souvent, regrettant ma petite chambre du Magny, j'ai été seul m'y confiner, mais seulement en rêve, hélas! De plus, j'ai fait la triste expérience que si, entre ces quatre murs, souvent j'ai vu mon méchant coeur à découvert, je ne l'y ai pourtant point laissé, mais que ce fardeau, accablant par son mal, m'a suivi à Paris.

« Mercredi -9 novembre. - Triste vérité qu'expriment ces derniers mots, et chaque jour cette douloureuse expérience se renouvelle. Je suis bien à plaindre ! Ici, il n'est guère possible d'avoir un instant de solitude, c'est pour moi quelque chose d'assez triste. Je crois que vous m'avez gâté au Magny.

« Les deux dimanches que j'ai déjà passés ici ne sont plus ceux du Magny. On nous fait déjeuner à 11 heures et nous sommes libres jusqu'à 6 heures. Nous pouvons aller entendre qui nous voulons, excepté deux dimanches par mois que nous sommes obligés de consacrer au temple de Batignolles. Le premier dimanche que j'ai passé ici, j'ai été entendre M. Grandpierre à Pentemont. Tout le reste du jour, je n'ai fait que promener je ne sais où, mais le soir j'étais tellement fatigué que je me promis bien de n'aller à Paris que poussé par l'extrême nécessité. Dimanche dernier, J'ai été entendre à l'Oratoire M. Monod, qui faisait sa troisième et dernière prédication sur la tentation du Sauveur, et qui, cette fois, développait les armes dont il se servit pour vaincre : la Parole de Dieu. Je ne jugerai pas, car depuis longtemps M. Guizot a dit, et bien d'autres après lui, que M. Monod est le plus grand orateur qui existe.

« Mes études ne sont plus celles du Magny; elles m'absorbent beaucoup et vous pouvez juger par le peu de spiritualité de ces lignes que mon pauvre coeur est aussi sec « qu'une terre déserte, altérée et sans eau »... Je dois faire un apprentissage parisien qui ne s'accorde ni avec mon caractère ni avec celui d'un missionnaire. Mais que faire? Priez, redoublez de prières pour Coillard, et Celui qui m'a amené ici fera selon vos prières. Le danger que court le salut de mon âme m'effraie!

« Soit dit entre nous, je me trouve plutôt dans un collège ou dans une pension que dans une école préparatoire de théologie !

« Adieu donc et souvenez-vous devant Dieu de l'élève missionnaire en herbe

F. COILLARD. »

 

Mais Coillard seul, dépaysé, souffre et il a de la peine à rompre l'entretien avec M. et Mme Jeanmaire. A peine sa lettre terminée, il reprend d'autres feuillets qu'il couvre de messages à l'adresse des amis du Magny. Enfin il se résout à clore :

« Si ma lettre n'était point faite, j'attendrais huit jours pour l'envoyer, car je pourrais vous donner des nouvelles des examens. Mon coeur est rempli de crainte, mais je regarde au Seigneur.

« Je dois vous quitter, quoiqu'il me soit doux de m'entretenir avec vous. Vous savez qu'à la mode de Paris les audiences sont courtes, mais j'ai agi à la berrichonne, excusez. »

.1. Coillard fait allusion au fait que, depuis 1848, la Maison des Missions ne recevait plus d'élèves. (Bd. F.) 
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