Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

ÉTUDES CLASSIQUES

GLAY, LE MAGNY 1852-1853

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Lettre au Comité des Missions de Paris. - Examen. - Eugène Berger. - Nécessité d'études classiques. - Départ pour le Magny-Danigon. - Louis Jeanmaire. - La vie au Magny. - Un berger du Jura. - Réunion de la Tourne. - Les études au Magny. - Départ pour l'Ècole préparatoire de théologie des Batignolles. - Premières impressions.



 En réponse à une lettre de Coillard du 20 octobre 1852, le pasteur Guiral, qui avait quitté Asnières pour Saint-Quentin, lui écrivait: « Si tu te sens réellement vocation pour la carrière missionnaire et que ce soit la volonté de Dieu, il ouvrira lui-même la voie, mais à son heure et non à la tienne; il faut te tenir en patience et attendre, et, s'il tarde, l'attendre encore. »

Coillard avait attendu, la voie était entr'ouverte.

Il s'agissait maintenant d'une importante démarche à faire, celle de mon admission dans quelque institution missionnaire. A part l'église morave, dont je n'étais pas membre, il ne restait que deux sociétés de missions en présence celle de Bâle et celle de Paris. Celle de Bâle était la plus connue et la plus populaire à Glay. M. Jaquet allait fréquemment à ses fêtes annuelles et nous en racontait d'étonnantes choses, si bien que, de loin, l'institut de Bâle nous apparaissait comme le sanctuaire de la Piété et de la sainteté. Presque tous les ans, quelque élève venait passer ses vacances à Glay. Nous y possédions alors un M. Convert qui alla plus tard aux Indes. C'était un jeune homme sérieux, grave, dont le commerce fut béni pour mon âme. Les attractions de Bâle étaient donc fortes. Mais j'étais français de coeur comme de naissance; c'est de Paris que m'étaient venus les appels qui m'avaient si profondément remué; c'est donc à Paris que je voulus m'adresser.


LETTRE DE COILLARD POUR S'OFFRIR AU COMITE DE PARIS

 

Coillard écrivit à M. Grandpierre, directeur de la Maison des Missions, à Paris, la lettre qui suit (1) :

Glay, le 8 novembre 1852.

Monsieur,

« Je me permets aujourd'hui de vous écrire ces quelques lignes, afin de vous faire connaître les voies admirables par lesquelles le Seigneur m'a fait passer pour m'amener à sa connaissance, le désir ardent que j'éprouve de travailler à l'avancement du règne de Dieu, et vous prier de venir à mon aide.

« Je suis né à Asnières, village près de la ville de Bourges. Mes parents étaient de riches cultivateurs; mais, à la mort de mon père, tout notre bien fut vendu pour payer tant les dettes pour lesquelles mon père avait cautionné, que celles que mes parents s'étaient vus obligés de contracter. Nous étions huit enfants; les quatre aînés étaient déjà mariés, trois autres furent placés dans de bonnes maisons et pour moi, qui n'avais que trois ans, je restai seul à la maison paternelle.

« Ma mère gagnait notre vie à l'aide de ses mains, réduite qu'elle était à la plus grande misère. Quoique bien pauvre et manquant souvent de pain, elle me fit cependant toujours suivre très assidûment l'école du village. Lorsque j'eus atteint ma quinzième année, notre instituteur tâcha de me faire entrer à l'établissement de Glay. Déjà, avant lui, M. Bost et M. Guiral avaient aussi essayé de me placer dans quelque institut; mais mon âge, qui toujours avait fait défaut, fut encore un obstacle. Ma soeur aînée, avec laquelle ma mère s'était mise en ménage depuis peu, étant trop pauvre, je ne pus fréquenter l'école plus longtemps, et trop faible pour le rude travail de la vigne, il ne me restait d'autre ressource que d'aller servir. Je fus domestique pendant deux ans. Triste époque de ma vie ! Éloigné de ma mère et de ses bons conseils, ayant sous les yeux de mauvais exemples, je finis par me lancer dans le monde et je devins le jeune homme le plus léger et le plus orgueilleux qui existe. J'avais la plus grande aversion pour la lecture de la Bible, la prière et les conversations sérieuses. J'avais la plus grande opinion de moi-même et ne pouvais supporter la moindre réprimande.

« Je fus bien malheureux pendant ces deux ans, sous tous les rapports; aussi je les appelle à juste titre mes deux années d'esclavage. Toutes les peines que ma bonne mère s'était données pour moi semblaient être perdues; mais, au moment que je m'y attendais le moins, je quittai mes maîtres et j'entrai à l'institut de Glay, le 20 septembre 1851.

« J'entrai dans cette maison chrétienne, rempli des meilleures résolutions; mais elles s'envolèrent toutes comme la fumée, et je M'endormis plus profondément encore du sommeil de la mort.

« Pour me tirer de cette dangereuse léthargie, le Seigneur se servit de tant de moyens que je ne pourrais ici vous les détailler tous. Les brèches nombreuses que le Seigneur fit, en très peu de temps, à notre pauvre famille, les éprouves de tous genres dont il l'accabla, et surtout la mort chrétienne d'une de mes soeurs, que j'aimais de tout mon coeur, me furent bien salutaires; mais, pour me rendre attentif à ses appels, le Seigneur se servit d'abord de la mort d'une de nos domestiques qui, quelques jours avant d'entrer dans le repos éternel, nous parla avec tant de solennité des choses dont elle avait le coeur plein, que je ne pus plus longtemps fermer mon coeur à la voix de mon Sauveur. Cependant le diable, voyant sa proie près de lui échapper, ne restait pas oisif, et qui pourrait dire toutes les ruses qu'il employa pour me retenir dans ses infâmes liens? Mais un Dieu plein de bonté veillait sur le pauvre Coillard et ne permit pas qu'il mourût, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Quelque temps après, M. Jaquet nous fit la lecture du petit Ouvrage de M. Ryle sur le Froment et la Paille. Ce qui produisit sur moi de si profondes impressions, ce fut cette terrible question qui me fut comme une épée à deux tranchants : « Êtes-vous du froment ou de la paille ? » Une voix intérieure me condamnait avec tant de force, mes péchés m'apparurent en si grand nombre, et je vis le précipice ouvert si près de moi, que je fus très effrayé. Dès lors, je ne pus goûter de repos; je restai dans cet état pendant deux mois et ce n'est qu'au bout de ce temps, après avoir longtemps différé et ne pouvant plus y tenir, que je fis entrevoir au bien cher M. Jaquet le triste état de mon coeur. Je lus quelques petits ouvrages qui me firent beaucoup de bien, et je m'efforçai de prier et de lire la parole de Dieu.

« Le Seigneur ne se fit pas longtemps attendre; il versa promptement sur mon pauvre coeur brisé l'huile et le vin de son amour; il me pardonna tous mes péchés et me fit goûter une telle paix, un tel bonheur que je ne puis les décrire, car jusqu'alors ils étaient étrangers à mon âme.

C'est ainsi que je passai des plus épaisses ténèbres a la merveilleuse lumière.

« Dès lors, Monsieur, je sentis naître dans mon coeur un vif désir de faire connaître à mes frères la perle de grand prix que j'ai moi-même trouvée; en un mot, ce désir était (et est encore plus fort que jamais) d'être missionnaire. Je savais que c'était pour mes parents, et particulièrement pour ma chère mère, un douloureux sacrifice; aussi j'en fis le sujet d'ardentes prières pendant deux mois, demandant sans cesse au Seigneur de me faire connaître clairement sa sainte volonté, de disposer mes parents et de leur donner la force de faire ce grand sacrifice. Eh bien! Monsieur, mes prières furent exaucées au delà de mon attente. Le dernier jour de ces deux mois (31 octobre), je reçois une lettre de mes parents qui me disent que non seulement c'est avec joie, mais de tout leur coeur qu'ils me sacrifient au service du Seigneur. Cette lettre, Monsieur, est pour moi un message du Seigneur qui me fait clairement connaître sa volonté sainte. Me voici donc. Oh ! que le Seigneur fasse de moi ce qui lui semblera bon ! Mon coeur brûle du désir d'aller annoncer à mes frères la grande nouvelle du salut et de les amener repentants au pied de la croix du Sauveur.

« Les rapports des Missions de Paris m'ont tant touché qu'il me tarde d'entrer dans cette belle carrière des missions et de travailler, avec l'esprit du Seigneur, à dissiper les épaisses ténèbres du paganisme, l'ignorance et la superstition, dont les pauvres sauvages, qui sont nos frères, sont les malheureuses victimes, et à démolir les forteresses de Satan pour avancer le règne de Dieu. Je suis bien misérable, hélas ! et par moi-même bien incapable d'entreprendre une telle oeuvre, car je ne suis qu'un pauvre et faible pécheur; mais le Seigneur est fidèle: abandonnerait-il ses ouvriers? Oh non! mais il travaille toujours avec eux, et, par son Saint-Esprit, il les rend vainqueurs de tout obstacle.

« Maintenant, Monsieur, j'ose me présenter à vous et me recommander à votre bonté. Je serais si heureux, si heureux de pouvoir faire les études qui me sont nécessaires, et, pour cet effet, je me permets de vous demander une place dans votre école des Missions.

« J'ai déjà dix-huit ans passés; je suis peu avancé, il est vrai; mais, moyennant les secours du Seigneur, je pourrais faire quelques progrès. Le temps est d'autant plus précieux qu'il coule rapidement, et chaque instant de retard est un instant perdu que l'on aurait pu employer à l'avancement du règne de Dieu.

« Je ne suis pas riche, je suis même très pauvre et mes parents le sont aussi. Je ne possède rien; mais, Monsieur, que ma pauvreté ne soit pas un sujet de refus. La moisson est si grande et je serais si heureux de pouvoir grossir le petit nombre d'ouvriers qui y sont déjà employés. Notre Seigneur Jésus-Christ était pauvre aussi, puisqu'il n'avait pas un lieu pour reposer sa tête, et cependant il allait de lieu en lieu faisant du bien. Oh! Monsieur, veuillez donc, pour l'amour des Missions, m'admettre bientôt dans votre école et puissé-je bientôt entrer dans le vaste champ du Seigneur.

« C'est la le voeu ardent et sincère de mon coeur, et pour cela, je serais si heureux de faire à mon cher Sauveur le sacrifice de ma chère patrie, de mes bien chers parents et de ma vie, à ce bon Jésus qui m'a aimé jusqu'à souffrir sur la croix pour moi.

« Je m'en remets tout entier à votre bonté, Monsieur, et que le Seigneur veuille exaucer les ardents désirs de son pauvre enfant, et vous montrer clairement ce que vous avez à faire.

« Veuillez agréer mon humble demande, Monsieur, me faire bientôt connaître votre décision à mon égard et m'excuser de ce que j'ai pris la liberté de vous écrire.

« Recevez, Monsieur, les sincères salutations et les respects de votre tout dévoué serviteur qui ose se dire d'avance, votre tout dévoué élève,

F. COILLARD,

Élève à l'institut de Glay.

 

M. Jaquet accompagna cette lettre d'un court billet où il recommandait son élève « avec de nouvelles et vives instances ».

Le 1er décembre 1852, le Comité de la Société des Missions décidait de faire examiner ce jeune homme par quelques pasteurs de la région de Montbéliard, dans l'espoir qu'il pourrait peut-être être reçu dans l'École préparatoire de Batignolles.

Cet examen devait rouler :

1° Sur les principes religieux du candidat;

2°, Sur la sincérité de sa piété, autant que les hommes en peuvent juger;

3° Sur la réalité de sa vocation missionnaire, en s'assurant que ni l'imagination, ni l'ambition, ni aucun motif étranger à la religion ne l'animent;

4°, Sur son aptitude pour les études et le saint ministère

5° Sur l'état de santé du candidat.

En un mot, l'examen devait rouler sur « tout ce qui peut éclairer le Comité sur la question à résoudre, à savoir si le jeune homme est appelé par le Seigneur à aller annoncer l'Évangile aux païens ».

Le 16 décembre 1852, l'examen avait lieu à Montbéliard, et les pasteurs Auguste Sahler, de Montbéliard, Auguste Macler, d'Héricourt, et Eugène Berger, de Beaucourt, déclaraient avoir été entièrement satisfaits des réponses du candidat.

« Nous croyons, écrivaient-ils, que ce jeune homme a véritablement donné son coeur au Seigneur. Nous croyons également qu'il a fait des expériences sérieuses, qu'il connaît son coeur et qu'il est engagé dans le combat de la foi. Il parait que ce n'est pas légèrement, mais après de mûres réflexions, qu'il s'est décidé à embrasser la carrière missionnaire.

« M. Coillard parle avec facilité et correction. Il est fort intelligent et habitué à réfléchir. Ses connaissances profanes ne sont pas très grandes. Mais ce qu'il fait, il le fait bien. Nous pensons qu'il a suffisamment d'aptitudes pour acquérir toutes les connaissances qui lui seront nécessaires. Il ne possède encore aucune autre langue que sa langue maternelle. »

J'avais compara devant la commission d'examen accompagné de mon bien-aimé père spirituel qui me recommanda chaleureusement à ces messieurs, et pas en vain, car, à partir de ce moment, quelques-uns me vouèrent une affection que les années n'ont fait qu'affermir. L'un de ces vénérables pasteurs était le pasteur d'Héricourt, Auguste Macler, le père du directeur actuel de l'institut de Glay, et un autre, le pasteur de Beaucourt, Eugène Berger. Ce dernier m'invita à le visiter chez lui; ce que je fis peu de temps après. Il me reçut dans son cabinet, en tête à tête, causa quelques instants avec moi; puis, posant sur sa table quelques feuilles de papier blanc, encre et plume, il se leva subitement, et me dit : « Mon jeune ami, asseyez-vous là, et écrivez-moi tout ce que vous venez de me dire sur votre conversion et votre vocation missionnaire; personne ne vous dérangera et vous serez prêt pour le dîner. »

Sur ce, il quitte la chambre et ferme la porte. Il y avait dans tout cela quelque chose de si inattendu, de si soudain, que je n'en fus pas peu troublé. Je me jetai à genoux et criai à Dieu; puis je m'assis et écrivis. M. Berger revint au bout de quelque temps, prit mes feuilles et les lut, et parut satisfait. M. Berger était un homme grave qui imposait le respect à tous ceux qui l'approchaient. Je me sentais attiré vers lui comme une tendre liane vers le tronc puissant d'un chêne séculaire. Après le dîner, il m'emmena au verger du presbytère et, pendant que ses fils prenaient leurs ébats, il me fit asseoir à ses cotés sur le gazon, et eut avec moi une de ces conversations mémorables qui font date dans la vie. Dès lors, M. Berger fut pour moi un second père spirituel; il me voua une ardente affection qu'il m'a conservée jusqu'à sa mort. Je lui écrivais, je pouvais lui parler à coeur ouvert, j'étais sur de ses conseils et de son intérêt en tout ce qui me concernait.

Chaque fois que je le pouvais, j'allais passer la journée au , presbytère de Beaucourt, et j'en revenais toujours fortifié et béni. Il y avait, dans l'austère simplicité de cet homme de Dieu, quelque chose qui me fascinait. J'étais sûr de son affection; et jamais, ni à Beaucourt d'abord, ni à Paris plus tard, il ne m'a fait sentir que je fusse un intrus dans le cercle intime et privilégié de sa famille, ou qu'une de mes visites fût intempestive. Au début de ma carrière missionnaire, et malgré toutes les fautes que j'ai commises, M. Berger a toujours été un père pour moi, plaidant ma cause quand d'autres me condamnaient et m'envoyant toujours ses tendres exhortations et ses conseils pleins de sagesse. Il croyait à la réalité de ma vocation, malgré tout.

Il était un point sur lequel la commission d'examen n'avait pas donné son avis et sur lequel le Comité désirait être fixé, à savoir si le jeune Coillard était apte à entreprendre des études classiques. On en écrivit à M. Berger, le 15 janvier 1853. De son côté, M. Jaquet trouve déjà que l'affaire traîne en longueur; cependant il n'y a qu'un mois de l'examen de Coillard. Au reçu d'un appel lui demandant un homme pour un poste au Canada, il écrit à M. Grandpierre (16 janvier 1853) : « J'ai dû penser à notre ami Coillard, si vraiment, comme on pourrait bientôt le croire, vous ne vouliez ou vous ne pouviez pas l'accepter comme missionnaire. Veuillez nous tirer de peine, s'il vous plaît, afin que, la volonté du Maître nous devenant claire, soit pour Paris, soit pour le Canada, nous puissions nous y conformer. Coillard est toujours rempli, d'ailleurs, des mêmes dispositions et mérite toute votre attention; son coeur est pour les missions. »

Six jours après, M. Jaquet a reçu la réponse du Comité et il écrit aussitôt à M. Grandpierre :

«Vous pouvez être tranquille à l'égard des études classiques de l'ami Coillard; je le crois très capable pour ces études comme pour le reste. Il a fait, pendant huit à dix mois, du latin avec M. Guiral à Asnières-lès-Bourges. Voici aussi une dernière poésie de notre ami Coillard; il a vraiment, et à mon grand étonnement, une facilité surprenante. Je lui avais donné pour sujet de composition, le lever du soleil; il en fit une en prose, bien entendu, mais, comme complément, il fit cette poésie. C'est au moins vous dire qu'il a des moyens intellectuels que beaucoup n'ont pas.

« Le jour arrive et la nuit ténébreuse
Au loin s'enfuit à pas précipités
Laissant ainsi l'aurore généreuse
Jeter ses feux sur nos belles cités... »

Le seul mérite de cette poésie est, en effet, de témoigner de certaines aspirations littéraires. Si nous en avons cité le début, c'est que ce sont là les premiers vers connus de celui qui devait plus tard, et dans des langues diverses, composer de nombreux cantiques à la gloire de ce Dieu qu'il invoque en terminant


« O notre Dieu, notre père céleste,
Tout ici-bas atteste ta grandeur
Et ton amour est partout manifeste
Car tu ne veux que la vie du pécheur (sic).
Fais donc briller ton soleil de justice
O Dieu puissant, dans nos coeurs ténébreux,
Qu'il nous éclaire et qu'il nous réjouisse
Et qu'en toi seul nous puissions être heureux. »

 

Coillard, sa résolution une fois prise, la faisait connaître aux personnes chez lesquelles il avait été en service : « C'est avec un vrai plaisir, lui répond l'une d'elles, que j'ai reçu votre lettre et le récit du travail intérieur que Dieu S'est plu à opérer en vous; mais l'intérêt que je vous porte m'engage à vous faire quelques observations : il est inutile de traverser les mers pour être missionnaire. On l'est dans sa famille, parmi ses relations, dans le cercle où l'on vit. Défiez-vous de ce désir de changer... et persévérez, pour le moment, dans votre intention première, celle de devenir instituteur. C'est un vaste champ et celui qui veut en remplir tous les devoirs est bien un missionnaire... D'ailleurs, Coillard, vous avez une mère dont vous êtes le plus jeune enfant et à laquelle vous vous devez avant tout... »

Mais, si les objections n'ont aucune prise sur la résolution de Coillard, il n'est pas sans quelque inquiétude au sujet du verdict du Comité et il veut mettre de son côté toutes les chances de réussite. Il retourne à Beaucourt voir M. Berger, et, le 27 janvier 1853, celui-ci écrit à M. Grandpierre :

« Il est très difficile de juger si un jeune homme de dix-huit ans, ne possédant que les connaissances primaires élémentaires, est apte à faire des études classiques et théologiques complètes. Ce n'est guère qu'à l'oeuvre qu'on peut le voir. J'ai cependant de nouveau examiné et attentivement observé dans ce but le jeune Coillard. Je suis confirmé dans la persuasion qu'attaché de coeur au Seigneur et s'étant décidé avec calme et prière pour la carrière missionnaire, il possède des dons de l'intelligence peu communs chez les jeunes gens de sa classe. Il juge sainement, raisonne bien, parle avec facilité, écrit correctement et avec une certaine élégance, possède à la fois activité, souplesse et pénétration. Il me plaît à tous égards. Si j'étais membre du Comité, mon sentiment me porterait à lui faire entreprendre les études classiques... J'ajoute que votre futur élève missionnaire se sent porté vers l'étude et je pense avec lui qu'il ne se rebuterait pas facilement... Je vous dirai en terminant: j'ai souvent cherché jusqu'ici, parmi les jeunes gens convertis de la classe inférieure, des candidats à la vocation pastorale; je n'en ai point encore rencontré. Si celui-ci s'était présenté s'offrant à moi pour le Seigneur, j'aurais aussitôt cherché le moyen de satisfaire ou du moins d'éprouver ce que j'aurais été porté à prendre pour une vocation. Je viens d'exprimer un sentiment plutôt que de porter un jugement. Que le Seigneur préside à votre décision et vous fasse trouver des hommes vivants qui se soient donnés sans réserve ! Oh ! demi-chrétiens que nous sommes ! »

Coillard s'adresse aussi à M. Guiral : « Je viens à la hâte, lui écrit-il (24 janvier 1853), vous prier de me prêter votre secours... Le Comité aurait désiré savoir si je suis capable de faire des études classiques; il me semble, bien cher Monsieur, que personne mieux que vous n'est capable de répondre à cette demande. En ce moment, je repasse ce que vous avez eu la bonté de m'apprendre en fait de latin... »

Et M. Guiral écrivait à M. Grandpierre (29 janvier): « François Coillard est un enfant remarquable par la douceur de son caractère comme par les dispositions religieuses qu'il a montrées dès son jeune âge. Il a beaucoup de facilité et une grande aptitude pour les études... Je me sens tout à fait libre en vous recommandant ce jeune homme, parce que je sais qu'à côté de certains défauts inséparables de notre pauvre nature, il a reçu du Seigneur de bien beaux dons. Tout petit enfant, il a été remarqué et très aimé par les pasteurs qui se sont succédé à Asnières. A côté d'une intelligence claire et d'une grande facilité pour l'étude, il y a chez lui une certaine candeur, une piété naïve et touchante qui attire et attache. »

Le Comité, réuni le 2 février, exprima le voeu que Coillard fût reçu dans l'École préparatoire de théologie; mais, comme les cours étaient commencés depuis le mois d'octobre et que les admissions n'avaient lieu qu'en automne, il fut décidé d'écrire à M. Jaquet pour lui demander si le jeune Coillard ne pourrait pas commencer, dans l'institut de Glay, le latin et le grec et se préparer ainsi à entrer en automne à l'École préparatoire. M. Jaquet, dans une lettre (23 février 1853) où il s'excuse de ne pouvoir se charger de ce surcroît de travail, annonce à M. Grandpierre que M. Louis Jeanmaire, pasteur au Magny-Danigon, « veut bien, après Pâques, se charger de l'ami Coillard, touchant les leçons à lui donner, de langues mortes surtout. Coillard, ajoute-t-il, sera donc très bien auprès de ces amis chrétiens qu'il connaît déjà et qui ne feront, en quelque sorte, que lui continuer leurs témoignages d'amitié. En attendant, notre jeune ami s'occupe de son mieux et M. Ferrero, ex-prêtre de Turin, un excellent chrétien et bien doué, lui tend la main pour le latin. »

Peu après (9 mars), Coillard lui-même écrit à M. Jeanmaire pour le remercier et préciser les conditions de la pension :

« Lorsque, la dernière fois, j'eus le bonheur de vous voir, et que j'osai vous demander si vous pourriez me prendre chez vous, vous me répondîtes que vous aviez bien un petit cabinet, mais que vous n'osiez me l'offrir parce qu'il se trouve sous les tulles; bref, l'hiver est passé (ou en partie), je n'aurai donc plus à y craindre le froid. Quand cela serait, aurai-je toujours la douceur de coucher sous les tuiles, si le Seigneur me fait la grâce d'entrer dans la mission? Du reste, Monsieur, pendant neuf mois et par un hiver très rigoureux, en quittant ma bonne mère pour être domestique, on m'a fait coucher dans un cabinet non seulement sous le toit, mais encore en face d'une chambre de pigeons! Ainsi donc, quel que soit votre petit cabinet, il ne peut être plus incommode que celui que j'ai habité à Foëcy.

« Pour moi, Monsieur, pour deux raisons importantes, je désirerais être placé chez vous :

1° pour le bien spirituel qui pourrait en résulter pour mon âme, en étant toujours près de vous;

2° pour la solitude et la tranquillité que je pourrais avoir, en ayant un petit cabinet où je pourrais me retirer soit pour étudier, soit pour autre chose; ce dont je serais privé partout ailleurs. Je suis pauvre, bien pauvre selon le monde; mais, sous une grande pauvreté, bat un coeur brûlant du désir d'aimer et de servir le Seigneur et d'être un faible instrument (bien faible et bien vil, il est vrai) de sa grâce et de son Saint-Esprit, pour attaquer, renverser les forteresses du diable et avancer son glorieux règne.

« Oh ! je n'en doute pas, si le Seigneur m'envoie au Magny, ce sera pour le bien de ma pauvre âme. Il bénira abondamment ce séjour, comme il lui a plu de le faire, le dimanche que j'ai déjà eu le bonheur d'y passer. »

Il m'en coûta de dire adieu à ce que je considérais comme la maison paternelle. Mais je ne m'en éloignais que de quelques lieues, et je savais qu'on ne fermerait pas la porte après moi. Je fis donc ma petite malle et je partis pour le Magny-Danigon (16 ou 17 avril 1853); M. et Mme Jeanmaire me reçurent avec une cordialité qui me gagna d'emblée le coeur.

M. Jeanmaire, pour lequel ce nouvel hôte devait être une charge au point de vue matériel, écrivait le 30 avril à M. Grandpierre :

« En recevant chez moi le jeune Coillard, je n'ai fait que subir l'ordre du Seigneur. Or, un ordre du Seigneur renferme implicitement une promesse et équivaut aux moyens d'exécution. Déjà Il a fait disparaître ici plusieurs obstacles devant lesquels mon incrédulité tâchait de reculer; j'espère qu'il en sera de même des autres. D'ailleurs, je suis le débiteur de la Société des Missions et la dette des vrais amis de cette oeuvre est payable en nature.

« De plus, notre jeune ami ne doit demeurer chez moi que jusqu'au commencement de l'automne prochain, et certes il y aurait mauvaise grâce de ma part à me plaindre d'un surcroît de dépenses (2), à une époque où chaque pasteur fidèle devrait avoir chez lui un jeune acolyte destiné au service du Seigneur, et où chaque consistoire devrait être à même de pourvoir à l'entretien d'un ouvrier envoyé dans le champ des missions.

« Enfin ce qui me facilite beaucoup ma tâche, c'est que je n'ai point ici les sujétions que je trouverais auprès d'un autre pensionnaire. Coillard est un jeune homme rangé, laborieux, modeste, plein d'abnégation et d'esprit de sacrifice. »

1. J. M. E., 1905, 1er sem., P. 76-79. (Ed. F.) 

2. M. Jeanmaire refusa toute indemnité, et le Comité ayant passé outre, M. Jeanmaire versa cette indemnité à la Société des Missions. (Ed. F.)

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