Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CONVERSION ET VOCATION MISSIONNAIRE

suite

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Dans cette atmosphère de paix et de contentement je jouissais d'une bonne part d'affection. J'étais apparemment heureux, et cependant je sentais que, malgré tout, il me manquait un je ne sais quoi indéfinissable que je respectais et enviais chez certains élèves plus âgés que moi. Je n'étais pas depuis longtemps à la maison lorsque survint un événement qui devait décider de la direction de ma vie.

Mis en contact un peu plus personnel et intime avec nos vénérés directeurs, j'avais souvent été frappé de la vie d'abnégation, de charité et de prière de M. Jaquet. A mes yeux, il était comme Moïse descendant de la sainte montagne, tout imprégné, tout rayonnant de la gloire de Dieu. « Le secret de l'Éternel est pour ceux qui le craignent. » Il y avait là un secret dont j'entrevoyais la beauté et la grandeur, mais que je ne pouvais m'expliquer. C'était, mais à maturité, ce que J'avais vu épanoui chez Mlle Bost.

Mme Jaquet, elle, était une mère pour nous tous. Autrefois elle se partageait les leçons avec son mari, et les grands élèves vantaient son savoir et surtout le talent qu'elle avait de le communiquer. A mesure que sa famille adoptive avait grandi, elle avait dû se retirer de l'enseignement pour s'occuper de la marche de la maison. Elle en était l'âme. C'était une personne de peu de paroles, mais d'une bonté inépuisable, d'un tact admirable et d'une pénétration d'esprit remarquable. Si en son mari brillait surtout l'élément contemplatif de Marie, chez elle c'était le sens pratique de Marthe, et les deux, combinés, assuraient à l'établissement une marche simple mais régulière, où nous ne connaissions guère d'autre contrainte que celle d'une affection réciproque. C'est Mme Jaquet elle-même qui, à l'aide d'une femme de, confiance, s'occupait de nos raccommodages. C'est elle qui savait les lacunes de la garde-robe de ces trente ou quarante jeunes gens, et qui les remplissait sans jamais, que je sache, exciter un sentiment de jalousie. Sa chambre de travail était une, grande pièce au rez-de-chaussée, toute garnie d'armoires que les amis remplissaient périodiquement. C'est là qu'elle aimait appeler les élèves individuellement pour leur donner quelques conseils affectueux et, le plus souvent, leur faire essayer des habits de sa confection ou rajustés par elle.

L'aide de Mme Jaquet dont je parle, l'économe de la maison, c'était une de ces deux vieilles femmes du pays, enfants en la foi de M. Jaquet, qui l'avaient suivi dans sa retraite et avaient mis leurs services à sa discrétion pour la fondation de l'établissement. Suivant la coutume du pays, nous leur avions donné le titre de respect de « tantes ». « Tante Catherine (1) » s'occupait surtout de la cuisine, « tante Frêne (2), » était surtout chargée des fonctions d'économe. Cette dernière tomba malade, gravement malade. C'était l'hiver; par une nuit obscure et par un froid intense, il s'agissait d'aller chercher le docteur à deux lieues de là. M. Jaquet fit appel à la bonne volonté, je m'offris. On me fit bien des remarques; on disait que moi, berrichon que j'étais, je me perdrais dans les bois, et que sais-je? Je répondis que je pouvais essayer ce que d'autres étaient sûrs d'accomplir, s'ils se fussent offerts. Tante Catherine me munit d'un morceau de viande crue, en cas d'une rencontre avec les loups, et me donna toutes sortes de directions et de conseils dont je la remerciai. Mais, peu au fait des sentiers de traverse, je pris le grand chemin et je courus tout le temps. Non seulement je ne rencontrai pas de loups, mais j'amenai le docteur, et cela dans un temps si court qu'on me demanda si je l'avais rencontré en route.

Dès lors, je dus souvent faire le même trajet, de jour, de nuit, par la neige et le vent. Mais cette digne femme me rappelait ma mère, et pour l'amour de ma mère que n'aurais-je pas fait? Hélas 1 tous les soins affectueux de ceux qui l'entouraient, tous les secours de notre docteur de campagne n'aboutirent pas. La maladie suivait sa marche rapide, effrayante. Un jour on nous appela, on nous dit que tante Frêne demandait à nous voir. Nous entrâmes tous dans sa grande chambre. S'appuyant à un bâton suspendu au-dessus de son lit, pendant que M. et Mme Jaquet la soutenaient sur son séant, elle nous remercia pour ce que nous avions fait pour elle, et nous pressa de nous convertir et de nous donner au service de Dieu. Elle nous demanda aussi de lui chanter un cantique qu'elle chanta avec nous. Cette scène m'émut profondément. Il y avait dans les paroles de cette vieille tante tant de force, quelque chose de si personnel, de si actuel, de si persuasif, sur cette figure décharnée par la souffrance quelque chose de si radieux et de si céleste, sur ce lit de mort tant de sérénité et de joie que j'en étais intérieurement bouleversé. Je me sentais en contact avec ce je ne sais quoi que j'avais déjà senti au lit de mort de ma nièce Charlotte et qui se reflétait dans des vies qui m'avaient commande le plus profond respect.

Ce quelque chose était un mystère pour moi, bien que je susse la théorie de la conversion; et je sentais qu'il me manquait et que, si j'étais moi-même à l'agonie comme tante Frêne, ce n'est pas la paix et la joie, mais la peur et le désespoir qui s'empareraient de moi. J'étais misérable. Cette scène sublime m'avait fasciné et troublé tout à la fois. J'aurais voulu fuir de cette chambre où la mort, ce roi des épouvantements, apparaissait avec tant de charmes, et pourtant je me retirai à pas lents, à regret, jetant encore un dernier regard sur cette bienheureuse moribonde, si bonne dans sa vie et si belle dans sa mort. J'aurais voulu voir la fin. Elle mourut (23 juin 1852). Un bon nombre d' « amis » accoururent des environs, tous endimanchés, et, en chantant des cantiques, nous portâmes ses restes mortels et les déposâmes affectueusement dans le petit cimetière de l'institut, sur le sommet de la montagne. C'était le soir. Les ombres s'allongeaient; les chants mêlés de pleurs, les appels pressants qui se succédèrent, l'oeil qui plongeait dans les sombres vallons à nos pieds et allait se perdre au loin sur les sommités du Lomont encore tout ensoleillées par les derniers feux de l'astre qui disparaissait à l'horizon, cette scène ne pouvait que m'impressionner vivement. Le présent aussi, pour moi, était enveloppé dans les ombres de la nuit, mais la gloire du Calvaire ne brillait point encore à mes yeux.

Il y avait, dans la foule, un paysan que je n'avais pas encore vu. M. Jaquet l'appelait « le frère... » j'oublie son nom. On le disait très respecté et il avait l'air de le savoir. Il n'y avait rien en lui qui m'attirât. On disait : « C'est un darbyste ! » Qu'est-ce que c'est qu'un darbyste ? je n'en avais jamais entendu parler. Mais, lui aussi, avait un message pour les jeunes gens sur cette tombe ouverte.

Toutes ces impressions se fussent probablement effacées, peu à peu, comme d'autres. Mais, le dimanche suivant (27 juin), il Plut à Dieu d'y mettre son sceau. M. Jaquet n'était rien moins qu'orateur. Je trouvais ses méditations souverainement ennuyeuses, et je m'étonnais que les braves gens, hommes et femmes, vinssent même d'autres villages pour s'en édifier. Ce jour-là, si je l'avais osé, je n'aurais pas mis le pied dans la chapelle. J'étais de mauvaise humeur, les chants même m'étaient insupportables, et certes, je n'étais guère disposé à essuyer l'ennui d'un sermon. A mon grand étonnement, M. Jaquet ne fit pas de sermon, mais il se mit à nous lire une petite brochure. C'était un sermon, mais d'un nouveau genre : Le froment et la paille de Ryle (3).

Le titre seul me frappa. Du froment ou de la paille?

Qu'est-ce que ça veut dire ? Et, à chaque période, revenait cette question de plus en plus solennelle: « Êtes-vous du froment ou de la paille? » J'aurais voulu me boucher les oreilles, j'aurais été content de pouvoir m'endormir et certes, je fis bien tout ce que je pus; j'essayai aussi de me distraire et de faire courir mes pensées ailleurs. Mais non, mes pensées, elles étaient de plomb ; le sommeil me fuyait, aucune distraction ne venait à mon aide, et, quoi que je fisse, la question, de plus en plus terrible, venait frapper, à coups redoublés, à la porte de ma conscience : « Es-tu du froment ou de la paille? » J'étais malheureux, je me tordais comme un ver, je maudissais intérieurement ce M. Ryle (4), cet inconnu, le perturbateur de ma paix, et ce bon M. Jaquet qui, ne sachant pas prêcher (c'est ainsi que je raisonnais), empruntait les sermons d'un je ne sais qui. Lorsque la lecture fut finie et que la question eut retenti pour la dernière fois: Es-tu du froment ou de la paille? » je m'imaginai qu'il se fit un grand silence et que tout le monde attendait ma réponse. Ce fut un moment de terrible angoisse, il me semblait que tous les yeux étaient braqués sur moi. Et ce moment, un enfer, me parut des heures. Enfin, un chant vint me tirer d'embarras; je ne pouvais pas chanter, mais je me sentais délivré. « Bon, me dis-je, c'est fini, enfin ! » Je me hâtai de sortir et de me sauver.

Mais la flèche du Seigneur avait pénétré dans mon coeur. Oh! que j'étais misérable! Je ne mangeais plus, je ne pouvais pas dormir, je n'étais plus à mes leçons, d'ailleurs mal préparées et mal appréciées. On me demandait si j'étais malade, cela m'irritait comme si on se moquait de moi : « Non, je ne suis pas malade! » et je m'éloignais tout bourru, pour me soustraire à des observateurs indiscrets. Aimé de tout le monde, je n'avais pourtant pas d'ami intime dans le coeur duquel je pusse épancher le mien. Je m'efforçais de cacher mes sentiments ; mais j'étais malheureux, profondément malheureux. On me crut réellement malade bien que je ne gardasse pas le lit, et les professeurs étaient pleins d'indulgence envers moi. Dès que nous sortions de classe, je courais me cacher au grenier où je pouvais soulager mon coeur par d'abondantes larmes. Au dortoir, dès que les lumières étaient éteintes, je sautais de mon lit et je me jetais à genoux. Je pleurais, je criais à Dieu, mais je ne trouvais pas de soulagement. « Tu as beau faire, me suggérait le diable, tu n'es pas du froment, tu n'es que de la paille! Tes péchés? Mais jamais Dieu ne te les pardonnera ! et ton repentir et tes larmes, hypocrisie! »

J'étais au désespoir. Plus je luttais, plus les ténèbres s'épaississaient autour de moi. Oh ! que n'aurais-je pas donné pour que quelque bon Samaritain vînt à moi et versât une goutte d'huile, ne fût-ce même qu'un regard d'amour, sur les plaies de mon pauvre coeur! Mais j'étais entièrement laissé à moi-même, et personne, pas même M. Jaquet, ne me venait en aide. Je me cachais au galetas pour chercher dans ma Bible des lumières et des consolations, je n'en trouvais point. Si je tombais sur les paroles les plus explicites : « Dieu a tant aimé le monde... afin que quiconque croit en lui, etc..., le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu, » je me disais : Qu'est-ce que croire? Qui me le dira? Oui, mais ce n'est pas pour toi . Comment puis-je savoir que cela est pour moi, pour moi vraiment? Mon nom n'y est pas mentionné. Dieu aime les pécheurs, Jésus est venu les sauver, mais pas des pécheurs comme moi. Ce peut être tout le monde, mais moi excepté. Partout, de tous cotés, je ne voyais et je n'entendais que les foudres du Sinaï. Je marchais de long en large dans ce vaste grenier à peine éclairé; je me jetais à terre parmi les caisses, entassées pêle-mêle; je criais, quelquefois tout haut, dans l'angoisse de mon âme, mais en vain. «Pas de paix pour le méchant, a dit mon Dieu; hypocrisie, hypocrisie! insinuait une voix qui me poursuivait; tu ne sens pas tes péchés, tu n'es pas terrassé comme saint Paul et le geôlier de Philippes, tu es trop mauvais pour que Dieu te pardonne et pense même à toi ! » - « Parce que les flèches du Tout-Puissant étaient entrées au dedans de moi, mon âme en suçait le venin. Les frayeurs de Dieu s'étaient dressées en bataille contre moi ! » (Job VI, 4). J'étais à bout de force et de courage, je me voyais) je me sentais perdu, sans la plus petite lueur d'espoir; oui, perdu. Mon état était affreux.

Poussé par le désespoir qui s'était emparé de moi, je résolus d'aller tout dire à M. Jaquet. Ah ! combien de fois n'arpentai-je pas le corridor où s'ouvrait son cabinet! Combien de fois n'avançai-je pas la main pour frapper à la porte! Une terreur me saisissait alors et je me sauvais pour cacher ma honte. Un jour pourtant (fin d'août 1852), j'étais devant cette porte qui m'attirait et que je redoutais; avais-je réellement frappé? Je ne le sais pas, mais j'avais déjà lestement tourné les talons, quand elle s'ouvrit et le digne directeur m'appela. Plus moyen de reculer. Seul avec lui, je fondis en larmes et, par des paroles entrecoupées de sanglots, je lui laissai entrevoir l'état lamentable où j'étais. Le cher et digne homme! J'oublie tout ce qu'il me dit; il me lut des passages, pria avec moi. Je ne sortis pas de cette chambre transformé et me réjouissant de la joie de mon salut. Hélas, non! Mais la tendresse de cet homme de Dieu m'avait pénétré et touché. Je me disais : Il doit savoir, lui, que je suis mauvais, hypocrite ; et cependant, il me témoigne tant d'affection et tant de sympathie dans ma tristesse ! Dieu serait-il plus dur que lui ? Une fois la glace brisée, je pris souvent encore le chemin du cabinet de mon vénéré directeur. Il m'avait empoigné le coeur par sa bonté paternelle; je buvais, comme à longs traits, ses exhortations.

Mais ma grande difficulté était que j'aurais voulu savoir ce que c'est que croire. Enfin, je compris que c'était accepter le salut aux conditions de Dieu, c'est-à-dire sans condition aucune. Je puis bien le dire, des écailles me tombèrent des yeux. Et quelles écailles! Je pouvais dire : « J'étais aveugle et maintenant je vois. » Je n'oublierai jamais le jour, non, le moment où ce trait de lumière traversa la nuit de mon angoisse. C'était à déjeuner. Croire, c'est donc accepter et accepter sans réserve. « A tous ceux qui l'ont reçu, il leur a donné le droit d'être faits enfants de Dieu. » C'est évident, c'est positif. 0 mon Dieu, m'écriai-je dans le fond de mon coeur, je crois!... Et instantanément, ce fut comme si une voix, entendue de moi seul, me disait, avec une force et une suavité indescriptibles : « Mon fils, va en paix, tes pêchés te sont pardonnés! » J'eus comme une vision, je laissai tomber couteau et fourchette de mes mains, je fus complètement absent pendant le reste du déjeuner. Une paix, une joie que je n'avais jamais connues, se répandirent dans mon âme et l'inondèrent. J'aurais voulu chanter de joie. En sortant du réfectoire, je courus au cabinet de mon père spirituel et déversai dans son sein la surabondance de ma joie et de mon bonheur. Mme Jaquet vint, nous tombâmes à genoux, ~ ils louèrent Dieu pour moi, je le louai avec eux.

Dès lors, plus de contrainte dans nos rapports. Ils m'aimaient déjà comme un fils, je sentis bien que j'avais trouvé en eux un père et une mère, et je leur vouai toute l'affection dont j'étais capable.

Je n'étais pas le seul dans cet état d'âme. Un jour que je montais au galetas, j'entendis quelqu'un pleurer et prier. Un autre jour je rencontrai un autre élève. Une autre fois, c'était un de nos sous-maîtres. Nous nous comprimes bientôt, sans beaucoup de paroles. Quand nous nous rencontrions : « Eh bien? » disait l'un à l'autre. Un branlement de tête négatif et un regard de noire tristesse, c'était toute la réponse. Mais ce jour-là, le sous-maître et moi, nous nous serrions la main avec effusion et, pour la première fois, nous nous mettions à genoux ensemble pour louer Dieu, dans ce grenier où, tant de jours durant, nous avions pleuré et gémi individuellement et secrètement. Nos amis, eux, trouvèrent aussi la paix, et se Joignirent à nous. Et ce galetas, témoin de tant d'angoisses et de larmes, retentit dès lors, pendant les récréations, des accents de notre joie et de nos louanges. Nous y lisions la parole de Dieu ensemble, nous nous y communiquions nos expériences.

Lors même que l'esprit général de la maison fût bon et tout imprègne de l'ardente piété de ses directeurs, la plupart des jeunes gens n'étaient pas encore convertis. Nous sentîmes donc le besoin de nous « séparer » en bien des choses, ce qui provoqua une grande opposition. « Tiens, disait-on, Coillard est devenu mômier ! A bas les mômiers! » Les premières fois que, dans le dortoir, avant que les lumières fussent éteintes, nous nous mîmes à genoux pour prier, les oreillers nous plurent dessus, et on nous criait : « A bas les mômiers ! » Au lieu de nous en plaindre, nous nous engageâmes devant Dieu à veiller sur nous-mêmes et à veiller les uns sur les autres, pour que, dans notre conduite et dans nos paroles, nous ne donnions aucune prise à ceux de nos condisciples qui n'étaient pas sérieux. Et c'est étonnant avec quelle fidélité nous tenions nos engagements, et combien de fois nous avons été reconnaissants pour une parole ou un simple regard à propos. Sans le savoir, nous avions ainsi posé les bases d'une vraie Union chrétienne de jeunes gens, institution dont nous ignorions alors complètement l'existence. Nous apprîmes bientôt qu'il existait une Union de ce genre à Paris et quelques autres en France, mais surtout en Suisse. Peu à peu, par divers intermédiaires, nous nous mîmes en rapport avec certains centres (5).

C'est surtout dans l'institut et dans les villages avoisinants que notre activité se développa. Quand nos condisciples virent que nous étions sérieux et sincères, ils devinrent sérieux à leur tour. Ce fut un vrai réveil. Quel beau temps ! quelles douces réunions ! Les « amis », les habitués de la maison qui vivaient dans les environs, nous invitaient souvent, et nous allions, deux à deux ou à trois, et nous avions alors une petite réunion intime. Notre sous-maître, avec qui, bien qu'il fût plus âgé que moi, je m'étais intimement lié, portait la parole, et je trouvais qu'il parlait admirablement. Moi, j'étais trop timide pour me lancer ainsi; je parlais avec les frères de Blamont, les soeurs d'Abbévillers que j'accompagnais souvent le dimanche, quand, après le culte, ils retournaient chez eux. La piété de ces bonnes gens était simple, mais pleine de suavité et de fraîcheur. Je n'avais pas la prétention de leur faire du bien, mais j'en recevais d'eux et abondamment. Ce fut aussi notre privilège, le mien surtout, d'accompagner M. Jaquet dans ses courses privées.

Oh! que j'étais heureux alors avec lui 1 Malgré cette timidité innée qui, toute ma vie, a été contre moi, je pouvais lui parler à coeur ouvert, car il semblait si bien me comprendre.

Un jour, nous visitâmes un certain village. « Nous allons voir frère un tel, me dit-il; c'est un enfant de Dieu, très vivant. » Nous entrons, le brave homme travaillait à creuser des sabots. « Eh bonjour! frère! » - « Bonjour, M. Jaquet ! » Et les deux amis, sur le pied de la plus parfaite égalité, de se prendre les mains. Le sabotier était rayonnant, tout exubérant de joie. Puis, les premières effusions passées, il se tourne vers moi, me fixe de ses yeux perçants : « Et celui-ci, dit-il, est-ce un enfant de Dieu ? » Je regardai M. Jaquet qui me regardait en souriant, mais me laissait évidemment le soin de répondre à une question aussi directe. Je rougis, je tremblai d'émotion, et je répondis à demi-voix : « Oui, je suis un enfant de Dieu, je crois, par sa grâce. » - « Dieu soit béni, » s'écria-t-il, et, me saisissant des deux mains, il m'embrassa en disant : « Vous êtes donc un frère, mon frère. »

Il me reste de très doux souvenirs de ce temps de ma jeunesse. Quelle vie, quelle fraîcheur il y avait parmi les enfants de ce réveil qui, comme une ondée du ciel, avait passé sur la principauté de Montbéliard! Jamais ils ne se visitaient sans méditer la Parole, chanter des cantiques et prier. Ce milieu m'était sympathique ; je respirais à pleins poumons dans cette atmosphère si élevée et si pure. Partout où nous allions, on chantait des cantiques manuscrits qui, copiés et recopiés, passaient de main en main. J'étais émerveillé de la manière dont ces braves paysans les exécutaient entre eux, à quatre parties.

La première splendeur de la joie du salut se ternit bientôt. Ce glorieux Thabor ou Dieu s'était révélé à mon âme, c'était pour moi le vestibule du ciel, et, dans mon inexpérience, je me croyais affranchi du péché. Les tentations survinrent et, avec elles, les combats, et, au milieu des combats, les chutes. Je n'y comprenais rien. Un « frère » darbyste, que je rencontrai et qui m'entendit prier avec contrition, me crut peu éclairé et prit à tâche de m'instruire. « Vous priez comme quelqu'un qui n'est pas affranchi, me dit-il. Lisez Romains VII, 16-17 : Si je fais ce que je rie. veux point... ce n'est plus moi, c'est le péché qui habite en moi. Donc nous ne sommes plus responsables de nos chutes; ce n'est plus moi, c'est le péché qui habite eu moi. » La grâce de Dieu me garda de tomber dans ces pièges de Satan où plusieurs frères darbystes ont, à ma connaissance, péri quant à la foi.

Un fort vent soufflait au darbysme dans le pays de Montbéliard et, dès les premiers temps de ma conversion, je fus, par les circonstances, mis en fréquents rapports avec eux. Je leur concédais volontiers tout ce qu'ils revendiquaient pour eux-mêmes comme un monopole que Dieu leur avait accordé : plus de lumière, une vie chrétienne plus développée et plus avancée, une plus grande intelligence des choses de la Parole de Dieu. Mais leur orgueil spirituel me repoussait et m'empêcha, malgré toutes les sympathies que j'ai toujours conservées pour eux, de tomber dans leurs bras. Au temps dont je parle, ils faisaient une propagande des plus actives, mais seulement parmi les chrétiens vivants. Ils affichaient hautement n'avoir d'autre mission dans le monde que celle de le condamner, par le témoignage de leur profession chrétienne; mais leur vraie mission était parmi les enfants de Dieu, et, en vérité, parmi les enfants de Dieu ils travaillaient avec une singulière activité. Quelqu'un était-il réveillé, converti dans quelque localité : un « frère » allait le visiter; les visites, pour peu qu'il fût encouragé, devenaient plus fréquentes, donnaient lieu à de petites réunions intimes où les nouveaux convertis recevaient toujours du bien. Puis venait la grosse question, la question des questions, celle de l'Église; et nombre d'âmes pieuses, tant en Suisse qu'au pays de Montbéliard, profondément troublées et agitées, ne trouvaient plus de paix qu'en « s'affranchissant des systèmes » : elles quittaient l'Église et passaient au darbysme - un système aussi, s'il en fût - le système de l'anarchie.

Je connais tel pasteur, M. Berger, de Desandans (Doubs), dont le ministère a été abondamment béni pour la conversion de beaucoup de ses paroissiens. Quelle vie dans son troupeau ! Le darbysme s'y insinua, fit invasion, et tous, à mesure qu'ils se convertissaient, le quittaient pour se joindre aux darbystes. C'était devenu la règle. C'était douloureux d'entendre ces chrétiens dire de leur père en la foi : « M. Berger, oui, c'est bien un chrétien, mais un chrétien auquel il manque quelque chose. » A leur point de vue, il n'aurait pas été digne d'être membre de l'église de Colosses (Colossiens II, 10).

Je trouvais un aliment plus sain pour mes besoins religieux et des directions plus sures auprès de quelques pasteurs zélés des environs, avec lesquels M. Jaquet prenait à tâche de me mettre en contact.

C'est sur ces entrefaites que survint un nouvel appel de la Société des Missions de Paris, adressé aux jeunes gens chrétiens. M. Jaquet, en nous le communiquant un dimanche soir, nous pressa avec instance de nous consacrer au service de Dieu. Les missions n'étaient plus pour moi un sujet nouveau ou étranger, comme on l'a vu, et, depuis mon arrivée à Glay, j'avais été saturé de l'esprit missionnaire : Moffat, John Williams, Lacroix, Krafft, Casalis, Rolland, Arbousset, etc., étaient pour moi des noms vénérés, des héros ! Dès ma plus tendre enfance, les récits de M. Casalis me faisaient palpiter d'émotion, et il était pour moi un grand homme. Mais rien ne fit, dans ma jeunesse, une impression sur mon esprit, comme l'ouvrage de Moffat. Il y avait dans les aventures et dans l'esprit de ce héros chrétien quelque chose qui me fascinait. Je ne concevais rien de plus grand que la vocation missionnaire. Mon ambition n'eût pas osé se porter dans cette direction, je la croyais trop haute, hors d'atteinte, et seulement réservée pour les héros choisis de Dieu. Et je ne me trompais guère. Mais, quand retentit de nouveau cet appel, il frappa violemment à la porte de mon coeur. En vain je me dis que cet appel n'était pas, ne pouvait pas être pour moi : Toi missionnaire, me disais-je, quelle présomption! Et cependant, je ne parvenais pas à me débarrasser de la pensée que Dieu m'appelait. J'avais beau raisonner avec moi-même, faire au Seigneur toutes les objections possibles; la conviction que Dieu m'appelait, moi, et pas un autre, persistait, devenait toujours plus forte et prenait possession de moi-même.

C'est ma mère surtout qui, pour moi, était le grand obstacle. Vis-à-vis d'elle, j'avais des obligations sacrées, une dette de filiale reconnaissance. Plus l'appel de Dieu me paraissait impérieux et urgent, plus aussi mes devoirs vis-à-vis de ma mère s'imposaient à mon esprit. Je passais par de violentes luttes, j'étais dans une grande angoisse. Après en avoir fait un sujet de prières, et avant d'en parler à qui que ce fût, j'en écrivis à ma mère et j'attendis sa réponse. Cette réponse ne se fit pas longtemps attendre. Ce fut un cri de douleur et j'en eus le coeur brisé. Pour le coup, j'étais prêt à renoncer à la vocation missionnaire. Mais des circonstances que je ne pouvais pas contrôler la plaçaient de nouveau, et plus que jamais, sur ma conscience. La voix de la nature parlait haut et se faisait écouter; mais une autre voix parlait plus haut encore,, pressante, impérative. Laquelle des deux écouter? Quelle était celle de Dieu, quelle était celle du devoir? Dans mon angoisse, j'allai vers mon père spirituel et lui ouvris mon coeur. Il me conseilla de ne rien forcer, mais d'attendre, dans un esprit de prière, que Dieu me révélât clairement sa volonté.

Je mis à part deux mois (septembre et octobre) pour vaquer à la prière. Si ce temps s'écoulait sans que ma mère me donnât son consentement, ce serait pour moi un indice de la volonté de Dieu et je renoncerais à la vocation, tout de bon. Si, au contraire, ma mère me donnait son consentement sans que je le sollicite, ce serait la preuve indubitable que Dieu m'appelait et que je ne devais plus consulter la chair et le sang. Je n'écrivis plus à ma mère, mais je priai comme jamais je ne l'avais encore fait. Mes amis prièrent avec moi. Le bon M. Jaquet m'appela souvent dans sa chambre, non pour me parler, mais pour prier avec moi et pour moi. Quelles ténèbres ! Quels combats et quelles angoisses ! Les jours s'écoulaient, les semaines passaient, rien, pas signe de réponse. Le dernier jour était venu (31 octobre 1852) et mes pensées commençaient à se troubler, quand le facteur arriva. M. Jaquet me remit une lettre. Elle était de ma mère. Je l'ouvris avec une émotion qui se comprend mieux qu'elle ne se décrit. Ma mère me donnait son consentement:

« Mon enfant, disait-elle, j'ai relu ta lettre, j'ai réfléchi, j'ai compris que Dieu t'appelle. Pars, mon enfant. Je ne veux pas t'arrêter. J'avais toujours espéré que tu serais mon bâton de vieillesse. Mais, après tout, ce n'est pas pour moi que je t'ai élevé. Et le bon Dieu, s'il t'envoie chez les païens, ne m'abandonnera pas. Pars donc sans arrière-pensée. » Dans le trop-plein de mon coeur, je me jetai à genoux, dans ce galetas témoin de tant de luttes intérieures; je me consacrai au service de Dieu et m'écriai : « Me voici, Seigneur, fais de moi ce qui te semblera bon ! »

Ma mère, avancée en âge, avait partagé ses biens entre ses enfants; il était entendu qu'elle vivrait avec ma soeur aînée et que tous ses autres enfants continueraient à lui payer une annuité. Cet arrangement, qui la mettait à l'abri du besoin, me laissait vis-à-vis d'elle une certaine liberté d'action. Et quand elle m'eut, sans pression aucune de ma part, malgré l'opposition de ceux qui l'entouraient, donné si complètement son consentement, je l'acceptai comme une réponse à mes prières et comme un indice indubitable de la volonté de Dieu.

Dès lors, je me considérai comme mis à part par le Seigneur et j'envisageai franchement la vocation missionnaire comme mienne. Cette conviction prit de si profondes racines en moi que, pendant les quarante années qui ont suivi, je n'en ai jamais sérieusement douté, même au milieu des plus grands découragements et des plus fortes épreuves.

« Le Seigneur est là, Il t'appelle. » Où? Je n'en savais rien. Mais Il m'appelait, je. le croyais, je n'en doutais pas et j'étais prêt à le suivre n'importe où, sous les glaces du Groenland ou dans les plaines torrides de l'Afrique. Je n'avais pas le choix. Il m'appelait, je répondais : Me voici! À Lui de m'envoyer là où il lui semblait bon. Cette conviction a toujours été pour moi une source inépuisable de force, de consolation et de joie. « Nul ne va à la guerre à ses propres dépens. » Je me disais : Si mon Maître m'envoie en mission, Il pourvoira à tout, et, pour toutes les circonstances où je me trouverai, Il aura un trésor de grâce en réserve.

M. Jaquet et mes amis partagèrent ma joie et ma reconnaissance. Avec moi ils adorèrent les voies de Dieu.

Après ce qu'on vient de lire, on ne s'étonnera pas que Coillard, apprenant la mort de M. Jaquet (31 décembre 1867), écrivit à sa veuve (15 novembre 1868) :

« Je sens que le coup qui vous a frappée m'a aussi atteint et, orphelin, je pleure avec vous. Vous savez tout ce que je dois à celui qui nous a quittés. Après Dieu, c'est à lui que je dois tout, oui tout : ma conversion et ma vocation missionnaire. »

1. Catherine Weiss, morte à Glay, le 1.2 avril 1873, à l'âge de quatre-vingts ans, après avoir passé près d'un demi-siècle dans la maison. (Ed. F.)

2. Frêne Roth. (Ed. F.)

3. Oeuvres du Rév. Ryle, traduction libre de l'anglais par MA. d'Espine, Toulouse, 1852, 3 vol. in-18, t. II, p. 343-410. (Ed. F.)

4. Lors de son dernier séjour en Europe, Coillard fit la connaissance du docteur Ryle, évêque anglican de Liverpool; il écrit dans son journal à ce sujet : « Liverpool, 16 octobre 1896 : Visité l'évêque de Liverpool, docteur Ryle, qui est mon père en la foi. Il m'avait invité à l'aller voir. Il fut très cordial. Nous parlâmes une demi-heure. Je lui racontai ma conversion et lui parlai de l'oeuvre que Dieu m'a donnée à faire en Afrique. Il en parut intéressé. Il pria avec ferveur et me donna sa bénédiction; il me remit son portrait, sur lequel il a marqué Jean XIV, 1-3. Il disait souvent : « C'est si bon de penser que nous allons là où il n'y aura plus de séparation 1 » Il a quatre-vingts ans. » Coillard parle de cette visite dans une lettre, J. M. E., 1896, p. 557. (Ed. F.)

5. Une Union chrétienne fut fondée à Glay le 18 mars 1853; le nom de Coillard se trouve, avec les noms de trois autres membres, dans le procès-verbal de la séance de fondation. (Ed. F.)

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