Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ENFANCE - « ANNEES D'ESCLAVAGE

suite

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Mes préparatifs furent vite faits. Et puis, un jour (juin ou juillet 1849), tout seul avec ma mère, nous partîmes à pied pour le château de la grande dame, qui était à une distance de cinq lieues. Ce fut le dernier trajet que je fis avec ma bonne vieille mère. Nous marchions lentement, elle sentait que je lui échappais et retardait autant que possible le moment où elle devrait me lâcher. Elle s'arrêtait quelquefois tout court, et me disait dans son langage laconique : « Mon enfant, promets-moi que tu liras ta Bible tous les jours et que tu prieras le bon Dieu. Il y a beaucoup de mal dans le monde, ne suis pas les mauvais exemples. » Et puis, me regardant avec angoisse, elle reprenait : « Et c'en est donc fini avec ces études ! Vas-tu négliger tes livres qui nous ont tant coûté, et oublier ce que tu as appris? »

C'était le même château où là bonne dame Pillivuyt s'était autrefois occupée de moi (1). Mais qu'il était donc changé ! Les tourelles avaient disparu et étaient maintenant remplacées par des pavillons, les fossés avaient été comblés, les abords déblayés. On lui avait enlevé le vieux manteau des siècles passés, on l'avait modernisé. Tous les abords en étaient défrichés; à la place des fourrés d'autrefois, c'était une belle pelouse avec des massifs et des corbeilles de fleurs, et, au lieu du pont-levis, c'était un perron d'un aspect imposant. Je ne tremblais pas peu à l'idée de comparaître devant la grande dame. Elle nous reçut dehors, sur le perron, me toisa des pieds à la tête, causa avec ma mère pendant que j'étais debout devant elle, fit toutes sortes de promesses à ma mère quant aux soins qu'elle prendrait de moi pour mes besoins matériels et mon instruction religieuse, et puis, jetant un dernier regard sur moi, elle termina en disant : « M. Guiral m'a beaucoup parlé de toi. Sois obéissant et actif, et je ferai de toi un bon jardinier ! » Un bon jardinier ! C'était donc là la protection de la grande dame et ce pourquoi je quittais ma mère !... Mon coeur se serra. Pendant cette entrevue, qui semblait prononcer la sentence de mon avenir, la demoiselle du château, l'unique fille de la famille, Mlle Isabelle, et son excellente gouvernante, Mlle de Nilincourt, semblaient bien pénétrer les mystères psychologiques de cette scène et m'encourageaient du regard et d'un sourire. On nous congédia.

Ma mère, elle aussi, était sortie de cette entrevue le coeur gros; elle resta un ou deux jours avec moi, me donnant ses dernières instructions : « Mon enfant, disait-elle, j'ai fait tout ce que j'ai pu. Je suis veuve et les temps sont durs. Ne néglige pas tes livres. C'est une grande dame et, si tu fais bien ton devoir et que tu saches lui plaire, elle dit qu'elle te protégera.


Foëcy - Restes de l'ancien château

Le bon Dieu ne peut pas t'oublier, mon orphelin, Il sait que tu es orphelin, et Il a toujours été bon pour moi et m'a aidée dans toutes mes détresses. » Je donnai à ma bonne mère toutes les assurances que mon amour pour elle pouvait me suggérer. On me permit de l'accompagner un bout de chemin. Ah ! comment jamais oublier ce moment unique dans la vie où se fait la première grande déchirure? Je n'avais jamais quitté ma mère. Elle était mon monde à moi. Depuis ma plus tendre enfance, j'avais vécu de sa vie, en en partageant toutes les duretés. Je connaissais son dévouement sans bornes, cet amour qui s'était concentré sur moi comme si j'avais été son fils unique. J'avais grandi au milieu de ces terribles luttes pour l'existence, où la confiance en Dieu, une piété simple mais de bon aloi, soutenaient le courage de la veuve et lui faisaient surmonter toutes les difficultés. Pour moi, ma mère était l'idéal d'une héroïne, et je la plaçais haut, bien haut, bien plus haut que la grande dame qui, malgré sa bonté, avait eu l'imprudence de lâcher un mot de mépris qui m'alla au coeur. Non, ma mère était une de ces âmes que Dieu ennoblit pour sa gloire, et dont les titres sont écrits dans les cieux au Livre de vie!

Nous cheminions tout doucement sur la chaussée du grand canal du Berry dont les rangées de peupliers se dressaient comme des soldats et se prolongeaient à perte de vue, se confondant et bornant le triste horizon. Nous étions tout seuls, nous parlions peu; nous finîmes par nous asseoir, ma mère me donna ses dernières instructions. Elle rue dit, entre autres, ces paroles: « Mon enfant, tu es pauvre, c'est un malheur, ce n'est pas un crime. On peut être pauvre et être honorable. Tu portes un nom que ton père a honoré, ne le déshonore pas. Le déshonneur est pire que la misère. Sois honnête, étudie tes livres, lis ta Bible, prie le bon Dieu, et le bon Dieu te gardera et t'aidera. » Elle m'étreignit dans ses bras, me couvrit de baisers et de larmes... et... nous nous séparâmes.


FOECY - LE CANAL DU BERRY

J'avais horreur de cette longue ligne de peupliers, je me jetai dans un petit sentier de traverse, et là, caché derrière des arbrisseaux feuillés, je m'arrêtai et suivis du regard ma bonne mère qui marchait d'un pas lent, se retournant et s'arrêtant de temps en temps, jusqu'à ce qu'enfin la distance l'eut dérobée à ma vue; alors j'éclatai en sanglots; je sentais, en effet, que je l'avais quittée et que j'étais maintenant lancé, tout seul, sur le vaste océan de la vie. Le passé, avec tout ce que ses souvenirs avaient de sacré pour moi, prenait un puissant relief. L'avenir m'apparaissait brumeux et maussade et n'avait pas un sourire pour moi. Mais, pour l'amour de ma bonne mère, j'étais déterminé à ne rien faire qui l'affligeât. C'était là mon mobile, je n'en avais pas d'autre. Je ne connaissais pas Dieu. Fort de cette résolution, je séchai mes larmes et je rentrai au château.

La grande dame me fit appeler, déroula le programme qu'elle m'avait taillé par intérêt pour moi, et qu'elle couronna de l'assurance suprême de sa protection et de ses faveurs qui feraient de moi un bon jardinier et qui sait quoi?... Ce « et qui sait quoi » c'était une porte entr'ouverte dans l'inconnu, à travers laquelle j'essayai alors, et souvent depuis, de plonger le regard, mais tout n'était que ténèbres.

Mes devoirs étaient bien simples: j'étais sur pied au point du jour et me trouvais aux ordres d'un dignitaire qu'on appelait le maître d'hôtel. Il m'enseignait à balayer les chambres, à cirer les parquets; sa femme, la cuisinière, se servait également de moi. Excellentes gens que cet homme et cette femme, pour lesquels j'ai conservé, ma vie durant, une grande estime et une bien sincère affection ! Ce n'était du reste que leur rendre ce qu'ils me donnaient; ils me considéraient, l'un et l'autre, comme leur enfant, et m'entouraient de bonté. Mme G. était une personne pieuse qui me donnait toutes sortes de bons conseils. J'ai eu plus tard, avec eux, quand ils eurent quitté « le service » et se furent établis à Asnières et que moi-même j'eus pris une autre route, des rapports d'un nouveau genre, mais toujours d'estime et d'affection. Au château, j'aurais tout fait pour M. et Mme G. Du reste, les autres domestiques me firent un accueil non moins aimable. Parmi eux une autre personne, pieuse elle aussi, me témoignait autant de bonté que Mme G.

Mais ce n'était pas là que devait s'écouler ma journée. Je n'y étais qu'un « garçon de peine » et, quand le travail des chambres était fini, je passais sous les ordres du jardinier chez qui je prenais pension. C'était un homme jaloux et astucieux. Quelles directions avait-il reçues de la grande dame? je n'en sais rien. Mais le pauvre homme voyait déjà en moi un futur rival et l'on peut compter qu'il ne donna pas à mon apprentissage plus de soins qu'il ne fallait. Il ne m'épargnait ni les travaux pénibles ni les travaux ennuyeux. Qu'il plût, qu'il ventât, qu'il neigeât, j'étais toujours à la tâche. Jamais je ne lui ai désobéi; mais,. pour moi, la vie avec cette famille était un rude esclavage où le sentiment et le coeur ne trouvaient pas la plus petite place. Ces gens étaient catholiques et prenaient plaisir à tourner en ridicule tout ce que j'avais appris à considérer comme ce qu'il y a de plus sacré au monde; la Bible, la prière, nos exercices religieux, rien n'échappait à leurs sarcasmes, soit à table, soit au travail. Et s'il m'arrivait de prendre un livre, j'étais sûr des moqueries de ces gens qui tiraient ainsi avantage de leur position et de ma grande timidité. J'occupais une petite mansarde, isolée, perdue dans un grand corps de bâtiment à double étage, autrefois des ateliers de la fabrique, maintenant vide et silencieux.

C'était une vie bien nouvelle pour moi, et souvent j'adore la bonté de Dieu qui a alors veillé sur moi, avec tant de tendresse. Après une journée bien remplie, où j'avais donné tout ce que je pouvais de force animale, et après un souper souvent assaisonné de moqueries, je montais l'escalier solitaire et obscur, et cherchais mon gîte, là-haut sous le toit, tout au fond d'un immense corridor silencieux; et là, froissé dans mes sentiments de huguenot, je pensais à ma bonne mère et je pouvais pleurer à coeur las : personne ne me voyait ni ne m'entendait. J'essayais bien de lire; mais on me plaignait les bouts de chandelle.

Au château, on ne manquait pas de me donner, de temps en temps, un déjeuner, ce qui était contre les règles, mais là tout le monde m'aimait. L'excellente gouvernante s'intéressait aussi à moi, elle me donnait des livres que je lisais de nuit, quand je trouvais un bout de chandelle. Le soir, la cloche, qui annonçait l'approche du dîner, m'appelait de nouveau au château sous les ordres du maître d'hôtel. Propre, dans mes habits de paysan, les pieds nus, car je ne possédais pas encore de souliers, j'étais pour les châtelains une curieuse exhibition qui paraissait les amuser fort. Et quand, dans mon ignorance, je faisais une erreur, comme, certain jour, de passer une sauce aux tomates avec je ne sais quel plat, la salle retentissait d'éclats de rire. Mais que savais-je, moi, de tomates et de plats doux ? On n'avait pas cela chez ma mère. C'était un monde bien nouveau pour moi.

Tout me paraissait étrangement beau. On m'eût dit que c'était ce que serait le ciel, que je l'aurais cru. J'admirais tout. Je m'étonnais qu'on cirât les parquets. Cirer des parquets ! Je n'avais jamais entendu chose pareille. J'avais vu ma mère cirer sa grande armoire et ses meubles qui brillaient toujours d'une manière irréprochable. Mais des parquets !... Quel dommage de marcher dessus ! Et comme on glissait! comme sur de la glace! Il faut être riche pour s'astreindre à de tels « déconforts » ! Et l'argenterie ! Un jour, la remarque m'échappa : « Quel bel étain ! Celui de ma mère n'était pas si beau ! » - « Petit sot, dit le maître d'hôtel en riant, ce n'est pas de l'étain, c'est de l'argent, ne sais-tu pas? » - « De l'argent? » Et du regard je cherchais s'il était sérieux. - « Mais oui, de l'argent. Et si tu voyais, à Paris, il y a même des plats d'argent. » - « Vrai? » Cela me rendit rêveur. C'étaient de nouveaux horizons qui s'entr'ouvraient devant moi.


Foécy - Le château

Ma gaucherie! Un jour ne m'arriva-t-il pas de tourner le gros robinet de l'office? Impossible de le fermer, et l'eau de couler, couler, couler, inonder l'office et descendre les escaliers en cascades! La peur m'avait paralysé. C'était au point du jour, tout le monde accourut en robe de chambre pour voir ce qui était arrivé. On ne me gronda pas; j'étais terrifié. J'en fus quitte pour cirer à nouveau les parquets gâtés. Mais ces parquets cirés! Quel martyre pour mes pauvres pieds de paysan ! Un soir, je portais une grande pile d'assiettes; arrivé au bord d'un escalier, je glisse. Jugez quelle terrible avalanche et quel tonnerre ! C'était pendant un grand dîner; tout le monde accourut, je sanglotais et pleurais à chaudes larmes. Il y avait de quoi. Je ne fus pas grondé très fort. Comme la fabrique de porcelaine se trouvait tout à coté du château et lui appartenait, le malheur fut vite réparé. Je suppose qu'on tenait compte de ma bonne volonté.

Notre bon pasteur, M. Guiral, visita Foëcy. De grand matin j'étais dans sa chambre, lui ouvrant mon coeur. J'étais malheureux. Les intentions de ma protectrice étaient bonnes, mais la discipline était rude et sévère; je travaillais comme un esclave et n'avais jamais un moment à moi; car, même les jours de pluie, il y avait des graines à écosser, des paillassons à fabriquer et que sais-je? M. Guiral m'avertit que, mon instruction religieuse étant terminée, je ferais à Pentecôte (2) ma première communion et que, pour cette occasion-là, il obtiendrait que mes maîtres me laissassent aller à Asnières. Je bondis de joie à la pensée de revoir ma bonne mère.

Vers ce temps-là, une grande dame, Mme André-Walther, arriva de Paris. Elle était la mère de la baronne de N. Elle avait avec elle une autre fille qu'on appelait Mlle Gabrielle et qui, comme Mlle Isabelle paraissait très bonne et très aimable. Un jour, cette grande dame et Mlle Gabrielle étaient assises sur le perron. Je passai, la dame m'appela, me fit asseoir et commença à me parler de ma mère, et à me faire toutes sortes de questions sur la manière dont j'employais mon temps. Elle me dit qu'elle avait appris que je devais faire ma première communion et elle voulait savoir si j'étais converti. Elle ajouta que sa fille aussi, Mlle Gabrielle, allait faire sa première communion, mais qu'elle était convertie; cela ne m'étonnait pas, car on disait beaucoup de bien d'elle. C'était la première fois que quelqu'un me parlait avec bonté de ma mère, depuis que j'étais à Foëcy. C'était aussi la première fois que quelqu'un me, parlait de mon âme. Cette conversation me fit une impression profonde et qui ne s'est jamais effacée. J'étais attendri, je pleurais. C'était si étrange que quelqu'un s'occupât de moi, de moi qui étais aux ordres de tout le monde !

Converti ! Cette parole tomba dans mon coeur comme un charbon de feu. Converti ! Je connaissais bien le mot, mais pas la chose. Cet appel si maternel ravivait les impressions que j'avais reçues lors de la mort de ma petite nièce Charlotte. Mais je ne sentais pas la nécessité de ce qu'on appelait la conversion. J'étais plein de ma propre justice. J'aimais jusqu'à un certain point les choses de Dieu. C'est vrai que je ne lisais pas assidûment ma Bible, elle n'avait pas d'attrait pour moi, elle m'était ennuyeuse. Mais, d'un autre coté, j'étais un bon protestant, je tenais à bien remplir mes devoirs religieux, je n'aurais pas manqué un culte pour je ne sais quoi; j'aimais les cantiques, et j'allais, quand je le pouvais, les chanter avec ma nièce Françoise (3) en souvenir de Mlle Bost. Mon sang huguenot se révoltait contre les insultes et les sarcasmes du jardinier et des ouvriers catholiques, et je ripostais avec sérieux et conviction. J'étais fier non seulement d'être un protestant mais surtout un huguenot, descendant de huguenots, et je sentais que, moi aussi, comme eux, j'aurais pu mourir pour ma foi, la foi même que j'avais.

Converti ! c'était le jardinier et sa femme qui avaient besoin de l'être. Mais pour moi, dont la conduite était irréprochable, si bien que je n'étais jamais grondé, quelle nécessité y avait-il d'une conversion? Pouvais-je devenir meilleur et faire mieux? Je ne possédais pas, dans ce centre industriel, un seul ami, je ne connaissais pas un seul garçon de mon âge, je ne frayais avec personne; les jeux et les fêtes mondaines ne m'attiraient pas du tout. Et pourtant cette dame insistait pour que je me convertisse !

C'est dans ces dispositions que je retournai à mon village. Mes maîtres avaient compté mes jours. Comme je ne gagnais rien, ma bonne mère et mes soeurs mirent ensemble leurs sous pour m'acheter un habillement neuf pour l'occasion. Je comparus avec les autres catéchumènes devant le conseil presbytéral. Je fus reçu avec satisfaction. Hélas ! cela m'ancra plus profondément encore dans la propre justice. Je me disais tout naturellement : Si tout le monde est si satisfait de moi, ceux qui me connaissent, mes maîtres, le pasteur et même le conseil de l'Église, pourquoi le bon Dieu rie le serait-il pas aussi? Je l'étais bien, moi, satisfait de moi-même, il ne me manquait rien. La première communion était pour moi un brevet de religion. De fait, j'avais bien mérité de Dieu et des hommes.

Malheureusement cette idée ne m'était pas particulière. La première communion est souvent la porte par laquelle un jeune homme, une jeune fille, sort de l'Église pour faire son entrée dans le monde. De là, ces sermons de circonstance, si sérieux, si solennels : les adieux d'un pasteur à ses catéchumènes! Quant à moi, mes devoirs religieux étant remplis, il ne fut plus question d'aucune instruction religieuse en dehors des cultes qui se célébraient, de loin en loin, quand le pasteur venait d'Asnières.

La vieille Mme Louis Pillivuyt était encore là, elle vivait avec son fils et sa famille, M. et Mme Charles Pillivuyt, de l'autre coté de la cour de la fabrique, dans ce qu'on appelait, par dérision d'abord et par coutume ensuite, le « petit château ». Les rapports entre le grand et le petit château étaient, au su de tout le monde, très tendus. Elle s'intéressait toujours à moi et me traitait avec une bonté toute maternelle. Mais je la voyais peu. Je ne disposais que de peu de temps. J'étais soumis à une discipline sévère, dont je vois maintenant la sagesse, mais que je ne comprenais ni n'appréciais alors. La saison rendait les travaux de jardinage intéressants. J'aimais l'ordre du jardin potager et la poésie de ce qu'on appelait le jardin anglais; j'aimais ces riches plates-bandes, ces belles corbeilles de fleurs, le parc avec ses allées sombres et silencieuses où j'aurais voulu pouvoir aller rêver, et la petite tour, tout au fond, démantelée, avec son escalier vermoulu, mais du haut de laquelle on dominait les environs, et ce canal monotone et sans vie, avec ses écluses sifflantes et ces interminables rangées de peupliers où folâtrait le vent, là où je m'étais séparé de ma bonne vieille mère!... Ah ! je sentais bien que le gouffre entre elle et moi irait s'élargissant et que jamais, non, plus jamais, malgré des rêves que je caressais encore au vol, je ne vivrais près d'elle, avec elle, de sa vie, comme par le passé.

Mme Louis André me fit un tout petit salaire qui devait suffire pour payer ma pension et quelques sous de plus, avec la promesse de me donner de l'avancement. Cela ne me souriait nullement. J'avais toujours considéré ma position comme temporaire, je rêvais toujours de mes livres et de la protection qu'on m'avait promise. Je m'étais, à temps perdu, amusé à faire des essais, aux serres chaudes. J'avais même greffé des rosiers et fait des boutures de toutes sortes qui avaient parfaitement réussi. Tout cela, à mon insu, était dûment remarqué. Un jour que, je prodiguais mes soins à une corbeille de géraniums de ma création, je fus surpris par l'arrivée de ces dames : « Fort bien, dit Mme André en souriant, tu feras un excellent jardinier; il vaut mieux t'appliquer à cela que rêver a tes livres. Tu as bien réussi! » Je ne pouvais rien répondre, mais le rouge me monta au visage, mon coeur se gonfla, les larmes m'humectèrent les paupières, tout mon être se révoltait et disait : « Non ! ce n'est pas pour cela que ma mère s'est imposé tant et de si durs sacrifices ! Je ne serai jamais jardinier! » Dès lors, je pris le jardinage en dégoût; je ne le considérai plus que comme un gagne-pain et un gagne-pain détestable.

Mlle Isabelle André, jeune chrétienne, non moins ardente, non moins intelligente, non moins aimante que Marie Bost, s'occupait des enfants et les réunissait dans la salle à manger du château pour leur parler, les faire réciter, etc Au jour de l'an 1850, raconte un témoin oculaire, j'assistais à cette réunion, lorsque, vers la fin, je vis un jeune garçon se lever et réciter, d'une voix vibrante et d'une manière admirable, le cantique de Vinet

« Ainsi que d'une lyre
Un accord échappé »

Je fus impressionnée et je demandai : « Qui est ce jeune garçon ? » On me répondit que c'était un petit jardinier auquel la famille s'intéressait. C'était François Coillard.

L'hiver vint. Les châtelains quittèrent Foëcy pour Paris, avec tous les domestiques, et le château fut fermé. Je fus donc livré aux cruelles tendresses du jardinier dont la jalousie allait croissant. Les travaux étaient durs, le temps rude; j'étais mal vêtu et encore plus mal logé. Le vent sifflait, les frimas pénétraient dans ma mansarde. Certaines influences ne contribuèrent pas à adoucir les orages qui grondaient en moi toujours plus fort. Un jour, je n'y tins plus, et j'écrivis à Mme Louis André, à Paris, sur un ton qui, je suppose, n'était pas convenable, puisque la réponse me donnait mon congé immédiat et me lançait dans le monde, le vaste monde. Le jardinier jubilait, il ne me donna pas un jour de grâce. Je fis mon petit paquet et partis. Mais où aller ?

La bonne vieille dame Pillivuyt, émue de pitié, me reçut chez elle, en attendant qu'elle pût me trouver une place. Ma pauvre mère accourut d'Asnières pour se rendre compte de la situation. Elle me gronda. Elle réprouva mon orgueil: « Voilà, dit-elle, cette bonne dame t'aurait protégé, mon petit. » Mais, quand je l'assurai qu'on ne voulait faire de moi rien autre chose qu'un jardinier, elle se consola : « Ce n'est pas pour cela que je t'ai élevé, mon enfant. Le bon Dieu ne t'abandonnera pas. » Et moi aussi, j'avais instinctivement cette assurance. La chose la plus naturelle eut été de retourner à Asnières, de travailler à la terre et de cultiver nos vignes; mais ma bonne mère n'en voulait pas entendre parler. J'étais trop jeune, je n'étais pas fort, elle conservait toujours l'espoir qu'une providence protectrice sauverait encore mon avenir et réaliserait les rêves qu'elle entretenait: « Le bon Dieu t'aidera, mon enfant, tu deviendras pasteur et tu seras mon bâton de vieillesse ! » Pour le moment, la perspective n'était rien moins que brillante.

A cette époque, un nouvel appel à cette conversion qu'il ne comprenait pas et dont il ne ressentait pas le besoin, se fit entendre à Coillard : le 30 avril 1850 il perdit une soeur, Françoise, née en 1826 et mariée à Louis Dautry. Quelques années après il écrivait :

« Jamais mort ne me fit plus d'impression que celle d'une soeur que j'aimais tendrement et âgée seulement de quelques années de plus que moi. Jusqu'à ce jour, son souvenir me remplit d'émotion. Le Seigneur se servit de sa dernière et longue maladie pour l'amener à sa connaissance, et il me semble encore la voir sur son lit de mort, me remettre sa Bible et me conjurer les larmes aux yeux de me donner au Seigneur. »

La bonne vieille dame Pillivuyt me dit enfin, un jour, qu'elle venait de recevoir de Mme Kirby une lettre qui me concernait. La famille Kirby avait eu à son service une de mes soeurs et son mari comme homme d'affaires pour leurs nombreuses fermes; elle employait encore comme garde-forestier mon frère aîné,. qui y était depuis de longues années, qui s'y était marié et y avait famille; elle consentait à me recevoir comme domestique. Il n'y avait plus de malentendu dans ma nouvelle position, il ne s'agissait plus du tout de patronage et de protection, mais bien de domesticité pure et simple.

Ma bonne mère voulut me conduire elle-même à La Ferté-Imbault, et comme j'avais un peu d'argent, dans ma poche, nous prîmes le chemin de fer jusqu'à Salbris et, de là, fîmes le trajet de deux lieues à pied sur la route de Romorantin. C'était la Sologne, et, pour n'être séparée du Berry que de quelques lieues, elle en était bien différente. Autant le Berry réjouit l'oeil par sa fertilité, par ses ondulations couvertes de vignes et de champs, par ses petits vallons bien arrosés, tapissés de prés, et par ses bois et ses villages parsemés à profusion, autant la Sologne est triste avec ses sables, ses champs stériles, ses seigles et ses sarrasins. Les villages y sont rares et sont hantés par la misère. Une impression de mélancolie vous saisit dès les premiers pas; le contraste avec les pays avoisinants est non moins criant en venant d'Orléans, après la Beauce si fertile et si riche. La Sologne était jadis l'une des régions les plus peuplées et les plus riches de la France. C'était un grand centre industriel, et la principale industrie du pays était la soie Partout on y élevait les vers, on filait les cocons, on tissait la soie. La Réforme avait pénétré la population, qui en avait embrassé les doctrines. A la révocation de l'Édit de Nantes, il y eut, malgré toutes les mesures qu'on prit pour l'empêcher, une émigration en masse en Angleterre par La Rochelle, et le pays devint désert. Les tisserands portèrent leur industrie à Londres et fondèrent la colonie puissante de Spitalfields. La pensée, écrasée par le catholicisme, n'a plus de ressort; l'homme, en perdant la liberté de sa conscience, perd tout ce qu'il y a en lui de noblesse et d'initiative, et devient la victime et la proie de l'ignorance et de la misère. Voilà ce que le catholicisme a produit en Sologne, en trônant sur les ruines épouvantables qu'il y a faites. L'impression qu'on reçoit, en y mettant le pied, est saisissante et ineffaçable. Ce fut la mienne en 1850, tout jeune que j'étais et tout ignorant alors des causes de cet état de choses.

Deux heures sur la longue route solitaire qui va de Salbris à Romorantin et nous arrivâmes à La Ferté-Imbault Après avoir longé le long mur d'un parc à l'aspect mystérieux, nous nous trouvâmes aux grilles du château. L'aspect en était des plus imposants. Le château lui-même est une énorme construction rectangulaire, percée de grandes et belles fenêtres et flanquée de quatre tours. Elle est assise sur de 'vastes terrasses superposées et entourée d'une belle grille et de fossés larges et profonds, alimentés par une rivière qui coule tout auprès et qu'on franchissait, peu d'années auparavant, sur un pont-levis, et aujourd'hui sur un pont fixe.


LE CHATEAU DE LA FERTE-IMBAULT

 

Cette enceinte de terrasses ravissantes, couvertes de fleurs et de massifs verdoyants, c'est la cour d'honneur. Pour y arriver, il faut traverser une autre cour, immense, que bornent à droite et à gauche de longs corps de bâtiments terminés par des pavillons. Au fond et près de la cour d'honneur ombragée de marronniers, deux grilles conduisent l'une au jardin potager et l'autre, à droite, dans un pare de grandes dimensions, auquel une rivière aux gracieux méandres, des massifs et des allées d'arbres séculaires donnent un air de grandeur et de poésie qui frappe, tout à la fois, le coeur et l'imagination. L'intérieur du château lui-même répondait parfaitement à cet entourage grandiose. Au rez-de-chaussée, une porte monumentale vous introduit dans un vestibule d'où, à droite et à gauche, s'élancent les plis contournés de larges escaliers qui se rencontrent de nouveau pour vous déposer au premier étage, et puis se fondent en un pour vous conduire au deuxième. Ces deux étages se ressemblent; au premier, dans un long corridor éclairé par une fenêtre tout au fond, de grandes portes à droite et à gauche donnent accès à des pièces vastes et très élevées, avec des plafonds de bois de chêne sculpté, ce sont : salles à manger, salons, offices, etc. A l'étage supérieur, la répétition de celui-ci, sont les chambres à coucher. De plain-pied avec le vestibule, sont les caves qui s'étendent sous les terrasses, et la cuisine, une pièce à grandes prétentions avec son immense cheminée antique, son puits profond et son plafond cintré. Des terrasses ou des fenêtres, le regard plonge et va se perdre, de tous cotés, dans l'immense horizon, panorama de champs, de châtaigniers et de fermes, le tout sans vie, et pourtant d'un caractère qui a son genre de fascination.

C'est là que j'arrivai, au printemps de 1850, avec ma mère. Mon frère qui occupait, avec sa famille, un des pavillons de la grande cour, me présenta à mes nouveaux maîtres. Ils connaissaient ma mère de longue date et avaient de l'estime pour elle. Je les connaissais de nom et j'avais peur d'eux. C'était une famille anglaise bien connue dans les environs. Elle se composait d'un vieux monsieur (William Lee), le propriétaire du château et de ses fermes - qui partait en écorchant horriblement ce qu'il savait de français - d'un neveu non marié (Edward Howarth), de sa nièce et de son mari (M. et Mme Robert Kirby) et de leurs six ou sept enfants, jeunes encore. Mme Kirby était, je crois, une personne pieuse, avec un singulier mélange de sévérité et de bonté. Son mari, un révérend anglais, était d'une bonne nature et généralement aimé. Le personnel se composait surtout de personnes de mon village, car Madame tenait, autant que faire se peut, à avoir des protestants à son service. Tous les jours, on célébrait le culte de famille, et le dimanche, dans une chapelle, le service divin d'après le rite anglican; quelques employés catholiques y assistaient. Malheureusement, la chapelle qui se trouvait dans la grande cour fut abandonnée, et le service se tint dans un des salons. Il y avait dans la vie de cette famille une grande simplicité. Mais les trente fermes qui appartenaient au château étaient une charge onéreuse. Riches en biens fonciers, pauvres en argent, les propriétaires avaient (le la peine à maintenir la dignité de leur position et à nouer les deux bouts. Ces embarras transpiraient de temps en temps et excitaient parmi nous tous, qui étions de la famille, une sympathie réelle. Je ne lus donc pas surpris, plus tard, quand je revins en Europe, d'apprendre qu'à la mort de Mme Kirby, la propriété avait été vendue; les enfants grandis étaient dispersés et M. Kirby était pasteur de l'église anglaise de Tours.

Si jamais j'avais compté retrouver mes livres et mes petites études, je m'étais grandement trompé. Je me levais de très grand matin pour ouvrir les grilles et je me couchais très tard. Et, entre ces deux extrêmes, on veillait à ce que je n'eusse pas trop de loisir. Quand on ne savait que me donner à faire, on me faisait désherber le payé de la terrasse supérieure. Avez-vous vu ces pauvres femmes accroupies dans la cour du château de Versailles, arrachant, avec un couteau, l'herbe qui croit entre les pierres du payé? Vous est-il possible de concevoir quelque chose de plus monotone au monde ? Eh bien, c'était mon temps de récréation à moi. Il m'arrivait souvent de m'endormir à la tâche et alors Madame de me gronder vertement.

D'un autre côté, je m'efforçais de faire plaisir à mes maîtres et de leur causer des surprises, car ils avaient de l'affection pour moi. C'est ainsi que, sachant Madame passionnée pour les fleurs, je m'évertuais à faire, de nuit, des décorations originales de pervenches, de violettes, etc ., qu'on admirait toujours le matin. Un sourire, un petit compliment, je ne demandais pas d'autre récompense.

Malgré tout cela, mon coeur n'était pas là. Je travaillais, parce que je devais travailler. La vie était bien plus simple à La Ferté qu'à Foëcy. Il n'y avait de plus grand que le château et ses parcs. On respirait, dans ce milieu, un air de vie de famille qui adoucissait les rapports et la dureté des positions les plus humbles, Mais j'avais des besoins que personne ne s'inquiétait de satisfaire; au contraire, on les trouvait déplacés, du moment qu'ils intervenaient dans l'accomplissement de mes devoirs. J'avais une soif dévorante de m'instruire et de me pousser. D'abord mes maîtres me prêtèrent bien des livres. Mais où trouver le temps d'étudier? Je n'avais qu'une seule alternative, celle de le prendre sur mon sommeil. J'occupais une chambre isolée dans une tourelle, et, pour être sûr d'entendre la grosse horloge du vestibule et n'être pas en retard le matin, je dormais la porte ouverte. Or il arriva plus d'une fois que M. ou Mme Kirby me surprirent étudiant à une heure indue; d'autres fois, ce qui était plus grave, ils me trouvaient endormi sur mes livres, ce qui m'attira des gronderies bien méritées. On m'enlevait alors ma chandelle, et je me jetais sur mon lit jusqu'au matin. On ne pouvait pourtant pas me priver entièrement de lumière, car, par la nature même de mes devoirs, j'étais le dernier sur pied. On me disait que je risquais de brûler le château, ce que je ne croyais guère possible, attendu que ma chambre, perdue dans une tourelle, avec ses murailles de pierre nue et ses dalles froides comme celles d'un donjon, n'avait pour tout mobilier qu'un lit, une table et une chaise. J'étais jeune et paraissais encore plus jeune que je ne l'étais en réalité et, pour cela et pour d'autres raisons sans doute, j'étais aimé de tout le personnel et des habitués du château.

Comme je ne changeais pas mes habitudes, malgré toutes les réprimandes de mes maîtres, les reproches sévères de mon frère et les remontrances des employés de la maison qui avaient tous pour moi une grande affection, on finit par m'enlever tous mes livres, excepté ma Bible.

Peut-être pensait-on, hélas avec assez de vraisemblance, que je ne passerais pas de longues heures à la lire. Mais je tombai sur un recueil de cantiques qui ne m'appartenait pas, et je me mis non seulement à les lire et à les apprendre par coeur, mais même à les copier. M. et Mme Kirby me menacèrent alors de me renvoyer. Rien n'y fit; eux-mêmes virent bientôt que décidément mes goûts et ma vocation avaient une direction bien différente de celle de domestique; au lieu de continuer à me gronder et à me menacer, ces excellentes gens s'en convainquirent et cherchèrent le moyen de me venir en aide. Moi-même, je correspondais avec mon ancien pasteur et avec l'instituteur de mon village. M. Guiral m'exhortait, a l'étude et à la patience, mais ne voyait pas d'issue à ma situation actuelle. Pour étudier, il fallait de l'argent ou une bonne protection. Je n'avais ni l'un ni l'autre, j'étais orphelin et j'étais pauvre. Mes maîtres actuels, quoique habitant un château, n'étaient pas riches dans le grand sens du mot; ils avaient une nombreuse famille et ils étaient étrangers en France.

L'instituteur, M. Viénot, était un excellent homme du pays de Montbéliard, qui avait de l'affection pour moi. Je ne sais pas s'il avait connu la gêne et la misère dans sa jeunesse, toujours est-il qu'il sympathisait fort avec moi. Dans une lettre, il me parlait de l'établissement de Glay, fondé dans son pays pour des jeunes gens de ma condition qui n'avaient pas le moyen de faire des études mais qui se destinaient au service du Seigneur comme instituteurs, comme évangélistes, pasteurs ou missionnaires; mais il ajoutait qu'il y avait tant de demandes d'admission qu'il y avait peu d'espoir pour moi. Ce fut un trait de lumière. Je parlai à M. et Mme Kirby qui m'approuvèrent fort. J'écrivis, ils écrivirent en même temps que moi pour me recommander au directeur de Glay et bientôt vint la réponse que j'étais admis, conditionnellement, cela va sans dire. Mes rapports avec mes maîtres changèrent du tout au tout. Ils entrevoyaient pour moi une carrière bien autrement belle et utile que celle d'être à leur service. Ils me payèrent mes gages, y ajoutèrent généreusement de quoi m'aider à faire ce long voyage et promirent de me suivre toujours avec intérêt et affection, promesse qu'ils ont fidèlement tenue.

Je quittai le château (juin 1851) avec les regrets et les meilleurs voeux de tous les employés et habitués et je me rendis à Asnières, pour passer quelque temps auprès de ma bonne mère et me préparer à mon voyage. Oh 1 cette bonne mère, avec quelle joie elle m'accueillit 1 « Mon petit, disait-elle, comme le bon Dieu nous aime! Moi qui croyais que tous mes efforts avaient été inutiles et que tous mes désirs n'avaient été qu'un rêve ! » Et elle, qui parlait peu, déversait le trop-plein de son coeur en conseils tels que seul l'amour de la plus excellente des mères peut en donner.

Un incident assez remarquable eut lieu pendant les quelques semaines que je passai à Asnières, au milieu des miens. On m'y fêtait selon l'habitude du pays. Le petit cousin était l'homme du jour. On savait que j'allais bien loin, dans un établissement d'éducation, et on se disait : « Vous verrez, le petit cousin deviendra quelque chose. » Moi je n'avais pas d'autre ambition, pour le moment, que de m'instruire, et peut-être avais-je secrètement l'espoir confus de devenir pasteur; mais je ne m'en rendais pas compte. Ce que je rêvais surtout, c'était une vie sédentaire et facile qui me permit de garder ma mère auprès de moi et de la soigner dans ses vieux jours.

Le dernier dimanche de mon séjour à Asnières (septembre 1851), un service des plus solennels eut lieu. Le pasteur lut un appel de la Société des Missions de Paris qui, ayant survécu à 1848, reprenait une vie nouvelle et faisait un pressant appel à la jeunesse de nos églises. Ce fut pour M. Guiral l'occasion de faire un de ces discours qu'on n'oublie pas. J'en reçus une impression profonde. Je dis en sortant à ma mère

« Pourquoi ne serais-je pas missionnaire, moi aussi? » - « 0 mon enfant, s'écria-t-elle, deviens ce que tu voudras, mais pas missionnaire, tu serais perdu pour moi! » Je la rassurai de mon mieux et je. crus l'incident terminé. C'est étrange, lors même que je n'étais pas encore converti, cet appel m'était entré au coeur comme une flèche (4). Seulement, être missionnaire, c'était, à mes yeux, être un apôtre et je n'avais pas assez de présomption pour m'imaginer que j'étais de l'étoffe dont les apôtres sont faits. Et l'impression diminuait peu à peu. Mais celle qu'avait reçue ma mère était bien autrement sérieuse. Un pressentiment de ce qui l'attendait l'avait saisie : « Il sera missionnaire, pensait-elle, il ira dans les pays lointains et je ne le verrai plus ! » Et elle n'était pas encore prête à ce grand sacrifice dont elle entrevoyait la probabilité.

Sous l'empire d'une profonde tristesse, de compagnie avec une troupe de membres plus ou moins éloignés de la famille, mes frères, mes soeurs, cousins et cousines de tous ,degrés, elle m'accompagna à la gare de Bourges, et là, en me pressant sur son sein, en me donnant ses derniers baisers, elle me dit, au milieu de ses larmes et de ses sanglots : « Mon enfant, que le bon Dieu te bénisse !... Fais tout ce que tu voudras; mais surtout, je t'en supplie, ne pense pas à devenir missionnaire. Je ne puis pas te quitter, j'en mourrais de chagrin. » Je ne m'étonnai pas peu de l'insistance de ma mère sur ce point. Je la rassurai de mon mieux, puis un douloureux adieu... et la locomotive sifflant et fumant m'emporta vers l'inconnu.

Le voyage me prit plusieurs jours. Il était long et compliqué dans ces temps où les chemins de fer n'avaient encore que quelques grandes lignes et n'étaient que l'ébauche des réseaux qui couvrent maintenant la France. Je fis la plus grande partie du trajet en diligence.

Heureusement que j'étais embarrassé de fort peu de bagages. une malle d'une trentaine de kilos contenait tout mon avoir. Mes petites économies, dont ma bonne mère avait eu les prémices, avaient suffi aux frais de mon trousseau comme à ceux de ce long voyage. J'avais dix-sept ans, mais je paraissais excessivement jeune, et cela me valut bien des marques de bonté tout le long de la route. On s'intéressait à ce jeune berrichon en blouse de cotonnade verte qui s'en allait si loin chercher de l'instruction. Une fois dans la vieille ville de Montbéliard, je laissai ma petite malle au bureau de la diligence et, guidé par les renseignements des passants, je partis à pied pour Glay.

1. M. Louis André avait acheté le château de Foëcy et la ferme de Beauregard. en 1843, après la mort de M. Louis Pillivuyt. M. Louis Pillivuyt s'était fait alors construire à Foëcy le «petit château ». 

2. Coillard commet ici une erreur de date : il fit sa première communion dans le temple d'Asnières le 14 octobre 1849; le 30 septembre, il avait passé un examen devant le consistoire avec d'autres catéchumènes; tous avaient répondu d'une manière très satisfaisante. Voir le registre des séances consistoriales de l'église réformée de Bourges et d'Asnières. Communication de M. le pasteur Damagnez. (Ed. F.)

3. Au service de la famille Pillivuyt, à Foëcy, au « petit château ». (Ed. F.)

4. Ce ne fut peut-être pas seulement dans le coeur de Coillard que cet appel pénétra comme une flèche. Un autre futur missionnaire, de cinq ans plus jeune, Charles Viénot, fils de l'instituteur d'Asnières, dut aussi l'entendre. Nous ne croyons pas que, comme on Pa dit (J. .M. E., 1903, 2e sem., p. 66), Charles Viénot ait donné des leçons de latin à Coillard; mais nous nous demandons si la vocation missionnaire des deux amis n'aurait pas une commune origine. (Ed. F.)

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