Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE ENFANCE

suite

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C'est dans cette atmosphère de labeur et de lutte, adoucie par les puissantes consolations de l'Évangile et illuminée par les premières lueurs de l'aube d'un réveil et d'une ère nouvelle, que s'est écoulée ma tendre enfance. L'on venait de créer une salle d'asile - cela aussi une bien grande nouveauté - et c'est là que se passaient mes journées. Le soir, rentrée de son travail, ma mère me faisait répéter ce que je savais, et je lui chantais nos simples chants et nos cantiques, pendant qu'elle tricotait, raccommodait, tillait le chanvre à la lumière désolante d'une chandelle de résine. Je suppose que cet article a dès longtemps disparu du commerce, mais ce serait dommage qu'il restât complètement inconnu à la génération actuelle : c'était, tout bonnement, une grossière mèche de coton enduite de résine. Pas besoin n'était de chandelier : on fichait une cheville de bois dans le mur, on y faisait dégoutter, sur le bout, un peu de résine brûlante, on y fixait le bâton résineux, c'était tout. Et là il brûlait rapidement, répandant sa lumière jaune, sa fumée noire et son odeur dans toute la chambre. C'était une pétrelle dans notre langage villageois. Ça se vendait en paquets de douze, à dix centimes le paquet. Ce n'était pas cher, ça l'était assez.


Ferme de Beauregard

Deux familles, la famille Pillivuyt et la famille Théremin, dont nous ne faisions qu'une seule, nous autres, étaient venues se fixer à Foëcy, un gros bourg près de Mehun-sur-Yèvre, et prendre la direction d'une importante fabrique de porcelaine. Mme Louis Pillivuyt était une personne pieuse, et, je crois, son mari aussi. Privés de la prédication de L'Evangile dans le milieu tout catholique où ils vivaient, ils venaient assez souvent à Asnières passer quelques jours à l'occasion des grandes fêtes chrétiennes. Mme Pillivuyt était très bonne pour ma mère et la visitait souvent. Elle avait pris à son service une de mes soeurs, Marie-Jeanne, pour laquelle elle avait conçu une affection toute maternelle. Nous partîmes un jour à pied, ma mère et moi, pour aller la visiter. C'était à cinq lieues, partie par une belle route, partie le long du canal du Berry bordé de peupliers. Je n'étais pas fort, j'étais un enfant débile; la petite vérole, que j'avais eue au berceau, avait laissé des traces dans ma constitution, et souvent j'ai entendu des personnes, me caressant, dire d'un ton de pitié : « Pauvre petit ! »... Le trajet nous prit deux jours. Que de choses nouvelles pour moi dans cette première sortie dans le vaste monde, en dehors de la coquille maternelle!


Ferme de Beauregard

Le château de Foëcy, tout à coté de la grande fabrique, existait encore avec son beau parc, avec ses talus, ses fossés et ses tourelles. A un kilomètre de là, se trouvait la ferme du château, une grande et belle ferme dont tous les bâtiments et dépendances formaient une vaste cour, un quadrangle, où l'on entrait par une porte cochère, et, pour les piétons, par une petite porte ordinaire. C'était la ferme de Beauregard. Mme Pillivuyt y conduisit ma mère. Au retour ma mère me dit : « Mon enfant, c'est là que nous allons venir vivre! » En effet, nia mère afferma tout son bien, loua notre chaumière, et nous quittâmes Asnières pour nous établir à Beauregard. Ma mère y dirigeait le grand ménage, et moi je fus, tout petit et débile que j'étais, promu a la garde d'un troupeau de dindes, car, moi aussi, je devais gagner mon pain.


Ferme de Beauregard

Plus d'école pour moi! Et l'école avait été la succursale de la maison maternelle ; jamais je ne m'y étais ennuyé. Un enfant a une puissance extraordinaire de s'adapter à toutes les circonstances. Je me fis aussi aux miennes. Je lisais dans les champs, car je savais déjà lire, j'avais six ou sept ans (1841 environ); je lisais et relisais le seul livre que je possédasse, un Évangile. La pieuse Mme Pillivuyt réunissait tous les dimanches, dans la salle à manger du château, une dizaine de personnes, les unes protestantes, les autres catholiques, auxquelles elle lisait un sermon. A une autre heure, elle rassemblait les enfants, nous étions cinq ou six, elle nous faisait une école du dimanche. C'est une oeuvre à laquelle la chère dame avait mis son coeur, et tous nous répondions à ses efforts avec affection. Elle visitait les pauvres, s'intéressait aux employés. Tout le monde aimait et respectait ces deux familles, et Mme Pillivuyt surtout.

Parmi ces foules d'ouvriers, c'était une mère. Elle prenait à moi personnellement le plus grand intérêt; c'est elle qui me donna les premiers livres que j'aie possédés. C'est aussi à elle que ma mère communiquait toutes ses peines et ses soucis. Elle avait des deux. Ma mère était d'un naturel trop indépendant pour ne pas souffrir cruellement de la position subalterne qu'elle occupait. Elle s'y fût soumise malgré tout. Mais son grand sujet de préoccupations, c'était cet enfant qui grandissait là, dans un milieu où l'idée de Dieu semblait complètement absente. Que deviendrait cet enfant, sans instruction et sans aucun moyen de l'acquérir?

Elle prit une grande résolution : elle renonça à sa position et retourna à Asnières (1843). Nous n'en avions pas été plus de deux ans absents; cependant, bien des changements avaient déjà' eu lieu. Le bon pasteur Duvivier s'était marié et puis avait quitté Asnières pour aller à Saumur. Sa place était occupée par une famille qui a laissé des marques profondes dans l'histoire des églises de France. Cette famille c'était la famille Bost (1). Pour moi c'était un monde tout nouveau.

Ma mère reprit sa chaumière, ses terres et ses vignes, c'est-à-dire ce gros fardeau que tout le monde disait disproportionné aux forces de la mère Bonté, et moi j'allai à l'école. Le maître n'avait pas changé. C'était un homme qui savait inspirer à ses élèves le respect et l'affection parce que lui-même les aimait et prenait sa tâche au sérieux. C'était un M. Viéville, homme modeste, parlant peu, entretenant des rapports très intimes avec les hommes qui formaient la partie vivante de l'Église. Sa femme (2), plus vive, très active, d'un bon coeur, trouvait moyen de faire des visites et du bien autour d'elle.

J'étais dans mon élément. J'aimais l'école, j'y restais tout le jour, même en dehors des heures; je ne rentrais que le soir, pour être là quand ma mère reviendrait de son travail. Quelquefois, avant de partir, elle me disait : « Mon petit enfant, quand tu sortiras de l'école, tu mettras cette potée de haricots sur le feu, c'est notre souper. » Et je n'y manquais jamais. De ma nature je n'étais pas joueur. Les jeux de mes camarades ne m'attiraient pas et je ne m'y mêlais pas, excepté quand j'y étais contraint ou entraîné par eux. Alors je faisais ma partie de barres, ou de toupie, ou de saute-mouton, et puis c'était fini. Je préférais prendre un livre et lire.

Ces dispositions et les circonstances de ma bonne mère ne pouvaient pas manquer d'attirer l'attention de notre digne maître d'école, qui me prodiguait ses soins, et surtout celle de M. Bost et de sa famille. Deux de ses fils, encore trop jeunes pour le lycée, fréquentaient l'école du village - l'un, un peu plus âgé, Théodore, l'autre, un peu plus jeune que moi, Élisée. Je me liai d'amitié avec eux; j'eus ainsi entrée dans cette famille où chacun me témoignait de l'affection. Là aussi j'étais le petit Coillard; dans le village, chez les protestants, j'étais le petit cousin et ma mère m'appelait toujours son petit enfant. Petit, je devais l'être, puisque tout le monde s'accordait à me donner cette épithète.

Un mot sur cette famille Bost qui m'ouvrait son foyer et me permettait souvent de m'y asseoir. M. Ami Bost père, cette figure austère et pourtant enjouée, qu'il suffisait de voir une fois pour ne jamais l'oublier, nous faisait peur. Il avait trouvé l'Église de nouveau assoupie sous le long ministère de M. Duvivier; il sentit qu'il avait affaire à des natures molles; il me fait l'effet, à distance, d'une puissante batterie appliquée à nos lourds vignerons. Il ne pouvait tolérer ni laisser-aller ni irrégularité. Je l'ai vu s'arrêter au milieu d'un sermon, s'arrêter tout court, et tourner en ridicule tel ou tel dormeur en l'interpellant par son nom. L'individu ne dormait plus après cela. M. Bost s'était mis à ne prêcher que dix minutes pour que ces pauvres vignerons, appesantis par une semaine de lourds travaux dans les champs, pussent l'écouter sans céder au sommeil. Mais cela ne satisfaisait pas nos gens d'Asnières, habitués à de longs sermons, et ils quittaient l'église, branlant la tète et tout ébahis.



AMI BOST - 1790-1874

Pour corriger ses ouailles de leur irrégularité, M. Bost adopta une méthode de son cru. On sonnait, à une demi-heure d'intervalle, trois coups de cloche. Le premier était le signal; le second, la réunion des enfants de l'école. Au troisième, on fermait sans pitié les portes à clef, même au nez des retardataires, de ceux qui étaient dans la cour du temple et sur le point d'entrer; le pasteur était déjà en chaire et le service commencé. Ce fut une révolution dans les habitudes de ces pauvres villageois. Ils avaient cru d'abord que ce n'était qu'une menace. Mais, quand ils virent la mesure mise à exécution, ils commencèrent à comprendre qu'il s'agissait d'une réforme sérieuse et nécessaire. La première fois que la porte fut ainsi fermée à clef, je suis sûr qu'il n'y avait pas vingt auditeurs dans le temple. Mais au dehors, dans la cour, les retardataires allèrent s'accumulant jusqu'à la fin du service. Ils se regardaient tout étonnés, tout pétrifiés; car, parmi eux, se trouvaient des diacres, des anciens même, des gens très religieux. Ce coup de foudre produisit son effet. Les indifférents de tous les degrés commencèrent à se réveiller, même ceux qui mettaient rarement les pieds au temple. C'était le sujet de la conversation de tout le monde, catholiques et protestants. Et, le dimanche matin, vous entendiez des femmes, vaquant encore à leur ménage, crier à leur voisine : « Hé, dites donc, la cousine, est-ce que c'est déjà le deuxième coup de cloche ? » On ne demandait pas si c'était le troisième, car on savait que, dans ce cas, on arriverait trop tard. Les hommes, eux, dans leurs blouses de dimanche, dès le premier coup pressaient le pas et allaient former de petits groupes sous les arbres de la place, et il n'était pas difficile de deviner le sujet de leurs conversations animées. Au bout de quelques dimanches, au troisième coup, chacun était à sa place et le pasteur en robe montait en chaire au milieu d'un auditoire compact et recueilli.

Je n'ai pas ici à tracer la silhouette du « père Bost », c'est une personnalité de notre temps trop bien connue parmi nos églises. Il aurait voulu être notre Oberlin et notre Félix Neff. Il trouvait partout matière à réforme. Les habitations de nos paysans étaient quelque chose de pitoyable; l'état des chemins surtout était déplorable : ce n'étaient que bourbiers partout. Et puis, chaque petit propriétaire qui possédait une vache et un cheval avait aussi, devant sa porte, un tas de précieux fumier qui ne contribuait pas précisément à améliorer les abords de sa demeure. Un affreux souvenir m'est resté du chemin qui conduisait au petit cimetière protestant de la Chaume. En temps de pluie, on y enfonçait jusqu'à mi-jambe. Souvent le pasteur en robe devait se détourner, sauter un fossé et longer les champs voisins; tant pis pour la dignité de la robe ! Pour ceux qui portaient le cercueil, il n'était pas si facile de sortir d'embarras. Maintes fois je les ai eus s'arrêter avec leur précieux fardeau, délibérer, chercher des endroits moins fangeux et, en définitive, patauger résolument dans les mares et les bourbiers, s'enfonçant à mi-jambe dans la boue. Le cortège, lui, se dispersait à droite et à gauche, sautant les fossés, comme le pasteur, ou affrontant les cloaques à la suite de la bière. Le cortège se formait de nouveau sur un terrain plus élevé et plus sec, et le chant solennel du cantique qui ne semblait réservé que pour ces douloureuses occasions : « A celui qui nous a sauvés... », ramenait la solennité des pensées; les larmes coulaient au milieu des sanglots étouffés de cette famille affligée, car l'Église entière ne formait qu'une seule famille et on recueillait silencieusement les dernières exhortations qu'inspirait à l'homme de Dieu cette fosse ouverte.

Le père Bost s'appliqua à remédier, autant que faire se pouvait, à ce déplorable état de choses. Je ne sais pas toutes les démarches qu'il fit ou ne fit pas auprès des autorités locales, ni jusqu'à quel point lui revient le crédit des améliorations postérieures. Mais, je l'ai vu nous rassembler ses fils et moi, et travailler avec nous à la route qui traverse le village, et jusque dans le quartier catholique. Peu après, la municipalité prit l'affaire en main, construisit une belle route et s'occupa des chemins vicinaux.

La population catholique ne savait que peu de gré à M. Bost de tous ses efforts pour le bien public. Il lui arrivait rarement de passer dans le quartier catholique sans qu'on le huât et qu'on lui jetât de la boue et des pierres.

J'en sais quelque chose personnellement, tout jeune que j'étais encore. La haine que les catholiques avaient conçue pour cet homme de Dieu se comprend. M. Bost raconte dans ses Mémoires (t. 11, p. 3 12 et suiv.) comment il avait été amené à s'occuper de controverse avec l'archevêque de Bourges. Ces controverses, il les faisait connaître par des feuilles qui étaient très répandues et lues avec avidité et avec des sentiments divers selon le camp auquel appartenait le lecteur. Les protestants, d'abord fiers de leur pasteur, trouvèrent bientôt que c'était un casseur de. vitres et commencèrent à se plaindre de sa sévérité.

Mais, en revanche, on admirait sa belle famille; on aimait sa modeste femme, et catholiques comme protestants « adoraient », qu'on me passe l'expression, sa fille unique, Mlle Marie Bost Toute jeune qu'elle était, elle avait gagné tous les coeurs, et les catholiques les plus bigots, qui croyaient faire une oeuvre pie en insultant son père, se découvraient devant cette jeune fille et recevaient ses visites comme celles d'un ange. Pour elle, pas de barrières; son ministère d'amour s'étendait à tous et n'exceptait personne. C'est surtout de la jeunesse de l'église qu'elle s'occupait, je veux dire des enfants des écoles et des jeunes filles. Elle avait sur eux une influence extraordinaire qui tenait de la fascination. On aurait fait tout pour elle. Elle avait des réunions bibliques et des réunions de chant qu'on suivait avec un intérêt qui tenait de l'enthousiasme. On se disait : « Tu sais! Mademoiselle va enseigner un nouveau cantique !... Tel jour nous allons faire une promenade ou un pique-nique avec elle ! » Et toutes ces jeunes filles d'accourir à l'heure fixée ou de s'endimancher pour le pique-nique. C'était une nouvelle vie pour l'église d'Asnières. On appelait Mlle Bost « Mademoiselle le pasteur ». On me pardonnera de m'étendre sur cette personnalité angélique. Je n'ai vu d'influence pareille nulle part. Car, notez, il n'y avait rien de morose, rien qui sentit la mélancolie, dans cette piété puissante. Au contraire, tout y était joie et pureté. Et aucune influence n'a plus contribué à me faire aimer les choses de Dieu et à préparer nia vocation missionnaire.

Missionnaire ! toute la famille l'était à des degrés divers; mais elle, elle l'était au superlatif. C'est alors et par elle que j'ai entendu tout d'abord parler de missions et que je m'y suis intéressé. Elle nous captivait par ses récits ; ceux qui en avaient, donnaient de leurs sous. Je n'en avais pas, moi, et je ne pouvais pas en demander à ma mère qui n'en avait pas non plus. Aller aux réunions et ne rien donner, c'était une tristesse pour moi et une humiliation, l'une autant que l'autre, et il m'arrivait souvent d'en pleurer. Un jour, je remarquai que notre digne instituteur, un père pour moi, plantait des choux. Il avait ramassé dans une brouette, sur le chemin devant sa maison, de la bouse dont il fumait ses plates-bandes. Ce fut un trait de lumière. Si je prenais la brouette et ramassais moi-même la bouse, peut-être pourrais-je avoir un sou à donner, pour la collecte de Mademoiselle? Le cher et digne homme me comprit, il me remit sa brouette; je ramassais le fumier, et il me donnât des sous ! Ce bonheur de donner brille, dans mon enfance et à travers tous les brouillards de mes lointains souvenirs, avec une pureté que j'aime encore à contempler et, laissez-moi le confesser, que j'envie. Si seulement les parents et les instructeurs de la jeunesse pouvaient réaliser l'indicible jouissance qu'ils procurent aux enfants et le bien durable qu'ils leur font, en sapant en eux le principe si vivace de l'égoïsme et en développant l'esprit du sacrifice volontaire et joyeux!

C'est dire que je suivais avec assiduité toutes ces réunions qui n'étaient que pour des jeunes filles. Quelques-uns de mes camarades se moquaient bien de moi, mais cela ne me touchait guère. Dans tout le cours de ma vie, j'ai remarque que j'ai fait exception à quelque règle. Une indulgence générale m'a toujours entouré comme d'une atmosphère, et j'ai passé là où d'autres ont échoué.

La plus grande des attractions, c'étaient les réunions de chant de Mlle Bost. Toute la famille était musicienne, on le sait. J'ai vu maintes fois, le soir, le père Bost enlever son habit et s'asseoir au piano avec sa fille. Et je laisse à penser quels accents, quels accords rendait l'instrument sous de telles mains. J'étais émerveillé, et il n'y a là rien de surprenant. Bien des gens du monde cultivé eussent envié le petit coin que j'occupais dans l'humble salon de cette cure de campagne, pour jouir à satiété de ces ravissants concerts.

A cette époque, en France comme en Ecosse, l'esprit huguenot comme l'esprit puritain ne s'édifiait que du chant des psaumes de David et des quelques paraphrases du psautier. On commençait, comme je l'ai dit, à chanter des cantiques, ceux de Malan et d'autres, mais seulement dans des réunions privées. Les chanter au culte public, c'eût été une innovation révolutionnaire. Cette innovation, M. Bost la tenta. L'avait-on pressentie? je ne sais. Mais on en parlait d'avance. « Où allons-nous ? disaient les vieux; ces cantiques-là ne sont pas inspirés, ils ne, sont pas dans le psautier ! C'est du catholicisme ! » M. Bost, ne tint pas compte de ces anxiétés. Sa fille étudia longtemps avec nous un des cantiques de son père, et, un beau dimanche, M. Bost annonça, au second chant, un cantique au lieu d'un psaume ! Je vois encore l'ancien qui d'ordinaire entonnait et conduisait le chant, fermer de dépit son psautier, enlever ses lunettes et baisser la tête. Le choeur se leva et se mit à chanter. L'effet fut magique. Nous étions sur une tribune au fond du temple. Tous les regards se tournèrent vers nous, comme fascinés: « Tout de même c'est bien beau! » chuchotaient les braves gens. Mais l'ancien, lui, et les vieux, étaient toujours là, têtes baissées, et il fallait voir avec quelle puissance de poitrine ils entonnèrent le psaume qui fut ensuite indiqué ! Ils semblaient nous dire : « Vos chants c'est de l'enfantillage; mais les psaumes de David, voilà du cru ! C'est là ce qu'ont chanté nos pères! » Si on leur avait parlé d'orgue ou d'harmonium, alors, ils se seraient sauvés du temple comme de la Babylone papiste.

Un des plus beaux souvenirs de cette époque se rapporte à une fête de Noël (1844). M. Bost père avait dû fa ire une assez longue absence. Sa fille mit ce temps à profit pour lui préparer une surprise. Jour après jour, pendant des semaines, elle nous réunissait et nous enseignait, avec toutes ses voix, le sublime choeur bien connu de son père, et que, je crois, il n'avait jamais encore entendu exécuter, le Gloria et aussi le Magnificat. Il revint pour les fêtes de Noël; nous étions prêts, mais personne ne trahit le secret. La famille, de son côté, nous préparait une surprise. Pendant plusieurs jours, le père, la mère, la fille et quelques intimes qui étaient dans le secret, s'enfermèrent dans notre grande salle d'école. Nous nous demandions ce qu'ils y faisaient. Enfin le jour arriva. Le soir, un coup de cloche, et tout le monde se pressait impatient aux abords du grand bâtiment. Enfin les portes s'ouvrent. Quel éblouissement ! Quelle illumination ! Quel éclat ! Des centaines de bougies scintillent, comme des étoiles tombées du firmament, parmi le feuillage sombre d'un sapin chargé, non pas de givre, mais de bonbons et de mille choses indescriptibles. C'était comme un reflet de la gloire qui brilla sur les bergers dans cette nuit mémorable où les anges, de leurs chants, escortaient jusqu'aux confins de la terre le Sauveur des hommes ! Un arbre de Noël ! Chose inconnue jusqu'alors chez nous! Il fallait voir le ravissement des bonnes vieilles gens et le nôtre ! Mais quand, sur un signe, nous nous levâmes et entonnâmes le Magnificat, un profond silence succéda à l'agitation, l'émotion gagna ces bonnes gens de proche en proche, et tous fondirent en larmes. Suivit la distribution de prix et même des cadeaux. M. Bost crut clore cette belle cérémonie par quelques paroles heureuses et pleines d'opportunité.


Asnières - La place dite l'Aujonnière

Lui aussi avait le coeur plein; l'exécution de son Magnificat l'avait pris par surprise et l'avait transporté. D'ailleurs, il nous le disait, il ne nous aurait jamais cru capables de ce tour de force musical; je le crois 'en effet. Il venait de s'asseoir, quand, spontanément, toute la jeunesse se lève, et, sous la direction de sa fille, avec la coopération de ses fils, nous chantons, comme par inspiration, son morceau sublime entre tous : le Gloria !... Un moment il resta comme ébahi. Rêvait-il ? Lui semblait-il revoir la vision des bergers de Bethléhem ? Recueillait-il les échos lointains du choeur céleste des anges?... Son âme fut remuée jusque dans ses profondeurs. De longs instants, il prêta l'oreille, le regard, fixe, immobile comme une statue; puis, baissant la tête, se couvrant le visage de ses mains, lui aussi fondit en larmes, et une fois encore l'émotion saisit l'assemblée.

Quelle belle âme ! quels beaux dons que les siens ! Il disait souvent qu'il ne pouvait pas s'empêcher de composer, même dans ses voyages, et que les cahotements de la voiture battaient la mesure pour lui ! Et maintenant que ce Haendel de nos églises de France a passé dans les rangs de l'Église triomphante, qui dira le ravissement avec lequel il se joint aux choeurs des élus, et avec quels transports il fait vibrer les cordes de sa harpe d'or, à la gloire de Dieu, et chante le nouveau cantique de l'Agneau ?

C'est dans ce milieu et sous ces influences que se sont passées les plus belles années de mon enfance. J'aime à y reporter souvent mes pensées.

Ma bonne mère, avec les économies qu'elle avait pu réaliser à Beauregard, faisait valoir « son bien », comme on dit au pays, et elle était à l'abri de la misère, mais toujours dans la gêne, surtout à l'époque où elle devait payer ses impôts. Tout son amour maternel semblait s'être concentré sur moi, le plus jeune, le seul qui restât avec elle. Elle mettait bien en pratique toutes les leçons qu'elle me donnait sur la paresse : « Mon enfant, disait-elle, ne mange jamais le pain de la paresse. » Nous avions même une bonne chèvre et une vache laitière qui étaient une grande ressource, car ma mère faisait du beurre et du fromage qu'elle vendait au marché d'abord, et à des particuliers ensuite. Je l'accompagnais quelquefois le samedi, en ville, et j'étais fier de porter son panier. Elle faisait ses provisions. C'était modeste : des abattis dont elle faisait un grand fricot, un maquereau, une carpe, un morceau de morue, puis un paquet de chandelles, etc., et nous rentrions les gens les plus heureux du monde. Aux approches de Noël, nia mère généralement trouvait le moyen de remonter ma garde-robe : blouse neuve, pantalons neufs de droguet, sabots neufs, chapeau neuf, je n'avais rien à envier à qui que ce fût. C'est ma bonne soeur Marie-Jeanne qui me faisait tout cela, quand elle était près de nous. Mais elle se maria (1842), et, avec sou mari elle alla vivre à La Ferté-Imbault, au service d'une famille anglaise dont J'aurai à parler plus tard.

Le bonheur domestique dont je jouissais était rendu plus intense par la présence d'une nièce qui n'avait que deux ou trois ans de plus que moi et qui était comme ma soeur (3). Elle était très dévouée à sa grand'mère et faisait pour elle, dans son ménage, bien des choses que je ne pouvais faire; elle était très gaie; nous aimions les choses de Dieu, nous suivions les réunions ensemble, nous chantions ensemble les nouveaux cantiques devenus si populaires; elle était l'amie de Mademoiselle, c'est tout dire.

Quant à ma mère, elle avait tout mon coeur et toutes vies pensées. Je cherchais à deviner ce qui pouvait lui faire plaisir. L'idée me vint, un jour, que je pourrais bien aller au marché à sa place. Bonne mère! elle sourit. Mais, comme je la suppliai avec instances, elle finit par consentir. Un vendredi soir, elle prépara sa corbeille : il y avait des oeufs, de petits fromages de chèvre, du fromage blanc, du beurre, le tout bien arrangé sur une serviette et recouvert d'une autre, toutes deux blanches comme la neige. Ma mère me dit les prix de chaque chose, et, de grand matin, je partis. J'avais une lieue à faire. Comme j'allais d'un pas allègre! C'était la première fois que je faisais quelque chose pour ma mère et que j'avais une responsabilité. Je dépassai, sur la route, bien des voisines qui s'en allaient tout doucement de compagnie, en causant. En me voyant passer, ces braves femmes s'arrêtaient tout court: « Oh! le petit cousin! où vas-tu donc sans la mère Bonté? La mère Bonté est-elle malade? » - « Non, elle n'est pas malade, ma mère. Mais je vais au marché pour elle ! » Et je pressais le pas. Un des premiers sur la place, je m'installai, payai le péage, et étalai ma marchandise. Mon jeune âge, ma petite taille et je ne sais quoi d'autre attirèrent des chalands sympathiques. Je ne savais pas surfaire ma marchandise. Ma mère m'avait dit ses prix, je m'y tins et je les eus. Ayant midi j'étais de retour. Ma mère n'en croyait pas ses yeux: « Mon enfant, disait-elle, tu as mieux réussi que moi. Le bon Dieu est bien bon pour nous! »

Cet essai m'encouragea et, toutes les fois que ma mère pouvait éviter d'aller faire ses petites provisions, j'allais à sa place et je devins un des habitués du marché. Je me fis une petite clientèle qui ne me laissait pas longtemps sur la place. Et j'entendais qu'on disait autour de moi: « En a-t-il de la chance, le petit cousin? C'est la mère Bonté qui va être contente ! » J'eus bientôt mes pratiques que je servais à domicile. Quelquefois telle dame, émue sans doute de pitié, par une matinée d'hiver, me faisait entrer et, près d'un bon feu, à la cuisine, lue régalait d'une tartine et même d'une petite tasse de café, pour moi un régal inouï qui ne convenait qu'aux riches. Un jour, un bouquet de jonquilles me valut deux sous. Ce fut une idée. Ma nièce et moi nous commençâmes à cueillir des fleurs des champs, à en faire des bouquets avec tout le goût dont nous étions capables, et puis nous les portions au marché. Un officier, une fois, acheta tout ce que j'avais. Il me conduisit dans une cour,

devant une grande et belle maison. C'était chez un général. On me fit entrer dans le vestibule, une dame vint, elle admira mes fleurs, me donna, avec une caresse, de l'argent blanc que je n'avais pas encore possédé, elle me demanda de qui j'étais l'enfant : « Je suis l'enfant de la mère Bonté » ; il me semblait que tout le monde connaissait la mère Bonté; elle sourit et me dit de revenir toutes les semaines. C'est ma mère qui fut étonnée quand je lui remis l'argent blanc! « C'est le bon Dieu ! » disait-elle. Je n'allai plus porter mes fleurs au marché pendant toute la saison.

Je pouvais avoir environ douze ans alors (4).

C'est ainsi que s'écoulèrent quelques années les plus douces, les plus belles de ma vie. Souvent, à cinquante ans de distance, je reporte mes pensées sur cette époque, si riche en souvenirs ineffaçables. Il se peut qu'à travers la brunie du long intervalle qui m'en sépare, certains souvenirs prennent des proportions qui, pour d'autres, sembleront exagérées. Mais ils sont si vivants que je me fais violence pour ne pas les multiplier.

1. Ami Bost (Mémoires pour servir à l'histoire du réveil religieux, Paris, 1854 et 1855, 3 vol. in-8, t. II, p. 300) et sa famille arrivèrent à Asnières le 28 avril 1843. (Ed. F.) 

2. D'un premier mariage, Mme Viéville avait eu un fils, M. Désiré Rivierre, ami d'enfance puis correspondant de Coillard, qui vit actuellement à Orléans. (Ed. F.)

3. Françoise, fille de Pierre Berthault et de Catherine Coillard, née le 22 septembre 1832, actuellement veuve Gauthier, vivant à Foëcy. (Ed. F.)

4. Tout cela se passait durant le ministère d'Ami Bost à Asnières, soit durant les années 1843 à 1846. (Ed. F.) 

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