(1)
J'ai besoin, messieurs, d'exprimer
avant tout un regret personnel.
Non-seulement
j'aurais
été heureux de prendre part à cette
réunion vraiment oecuménique des
représentants du christianisme selon
l'Évangile; mais, il me sera permis de le dire, un
Sentiment particulier et très-profond m'attache
à la noble contrée où vous vous trouvez
assemblés.
Il m'eût été
doux de serrer la main à bien des amis dont je ne
connais pas le visage, de visiter un peuple qui vient de
nous donner de grands exemples, de voir par mes yeux une
nation qui marche à Pavant-garde des progrès
et de la liberté.
Forcé de décliner
l'invitation dont m'avait honoré l'Alliance, j'ai
tenu du moins à faire ce qui dépendait de moi.
Je vous prie donc, messieurs, d'accueillir avec indulgence
quelques rapides réflexions sur le sujet que je suis
appelé à traiter.
Le soin des malades
et des
pauvres, dans ses rapports spéciaux avec
l'institution des diaconesses (2),
tel est ce
sujet.
Permettez-moi,
messieurs, de fixer
essentiellement votre attention sur les malades. C'est pour
eux que l'institution des diaconesses a été
fondée; or, les observations que provoque ce
côté du problème s'appliquent au soin
des indigents avec une telle évidence, elles
répondent si nettement aux mêmes questions, que
recommencer l'examen sous prétexte de
paupérisme, ce serait se
répéter.
Nous nous comparons
en
présence d'un véritable à
fortiori.
Excusez-moi encore
si,
désireux de simplifier et d'abréger autant que
possible, je vous épargne les extraits,
j'évite les citations, je ne consulte ni livre ni
rapport.
Interroger
directement
l'Évangile, écouter l'expérience et les
faits, cela nous suffira.
Rien de frappant comme
la place
assignée par l'Évangile à
l'individu.
La foi est
individuelle; la
conversion est individuelle; le bon Berger appelle ses
brebis « nom par nom ». Chaque homme, à
titre individuel, est responsable devant Dieu; chaque homme
a des devoirs individuels à remplir; nul par
conséquent ne peut se faire suppléer par une
organisation quelle qu'elle soit, par un mécanisme
quelconque d'obéissance, de sanctification ou de
salut.
Ceci s'applique à
l'exercice de la charité aussi bien qu'à
toutes les manifestations de la vie
chrétienne.
Les apôtres ont
établi un très-petit nombre de charges, juste
ce qu'il en faut pour le, maintien de l'ordre, pour
l'exposition de la saine doctrine, pour les distributions
faites au nom de l'Église. En dehors de ce strict
nécessaire, les apôtres maintiennent le grand
principe de l'alliance de grâce : l'action de
l'individu.
« La religion pure
et sans
tache, écrit Jacques, consiste à visiter les
orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à
se préserver des souillures du monde.
»
Et lorsque le
Sauveur
décrit les scènes inexprimablement solennelles
du jugement dernier, voici quelles paroles il adresse aux
élus: … J'étais nu et vous m'avez vêtu,
j'étais malade et vous m'avez visité,
j'étais en prison et vous êtes venu voir.
»
Il ne dit pas : Vous
avez remis de
l'argent à une organisation chargée de
vêtir et de visiter.
Personne, je le sais, ne
tient
précisément un tel langage.
Nul ne délivre aux
chrétiens une dispense de charité personnelle.
En créant cette nouvelle spécialité, la
spécialité charitable, l'Église romaine
n'a donc pas prétendu supprimer la bienfaisance chez
l'individu. Il n'en reste pas moins vrai, toutefois, que par
le fait des corporations consacrées à
certaines oeuvres, ces oeuvres, bon gré mal
gré, se concentrent d'une façon presque
exclusive aux mains des hommes qui en ont accepté
l'accomplissement officiel, qui s'y connaissent le mieux, et
qui semblent, par conséquent, devoir s'en mieux
acquitter que le premier venu; que vous ou moi.
Faites attention à
ceci. De
même que le principe général de
l'Évangile, qui s'adresse à l'individu, trouve
son application particulière dans
l'exercice
individuel de la
charité:
de même procédant d'un principe
général qui supprime l'individu,
l'Église romaine mutile ou détruit, qu'elle le
veuille ou non, les expansions individuelles de la
charité.
L'invention des
corporations
charitables n'est qu'une des conséquences pratiques
du principe romain.
On sait ce que sont
devenues la
foi personnelle, la direction personnelle de la vie, la
recherche personnelle de la vérité, dans un
système où le prêtre se place entre
l'âme et Dieu. Si l'Église romaine se charge de
nos consciences et de nous assurer le paradis, il n'est pas
surprenant qu'elle se charge aussi d'obéir pour
nous.
Le développement des
corporations aumônières était
inévitable dans son sein.
Elle avait les
hommes
spéciaux de la prière, les hommes
spéciaux de la doctrine, les hommes spéciaux
de la direction morale : elle devait avoir les hommes
spéciaux de la charité.
D'ailleurs, ces
spécialités sont commodes; nous nous en
arrangeons volontiers.
Qu'on me dispense de
la fatigue de
chercher et de l'embarras de me décider! Qu'on me
dise ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire! Qu'on
achève de me mettre à l'aise en prenant ma
place dans l'accomplissement de mes devoirs vis-à-vis
des malades et des indigents !
N'y a-t-il pas des
gens pour cela?
C'est leur métier, ce n'est pas le mien. Les
spécialités religieuses et charitables agiront
pour moi comme elles prient pour moi; je donnerai les
aumônes qu'on m'impose comme j'exécute les
actes qu'on m'ordonne, comme je récite les formules
qu'on me prescrit, comme je me soumets aux pénitences
qu'on m'inflige. Prenez mes écus, et laissez-moi
tranquille !
Il est difficile
d'être
chrétien à meilleur marché.
Telles sont, messieurs,
les deux
tendances que nous voyons aux prises depuis dix-huit cents
ans. D'un côté l'individu, de l'autre le
mécanisme.
Pour me renfermer
dans la question
qui nous occupe, je constate ceci : autant le
mécanisme charitable est étranger aux
Églises apostoliques, autant il se développe
de siècle en siècle, à mesure que le
salut par grâce disparaît sous les pratiques,
à mesure que la foi personnelle s'efface, que les
procédés pour gagner le ciel se multiplient,
que le culte en esprit se matérialise, que les
relations directes de chaque âme avec Dieu
s'interrompent, que le sanctuaire ouvert se referme, et que
le peuple ne voit plus devant lui que le sacerdoce et la
direction.
La charité se
transforme en
aumône; en aumône distribuée par les
prêtres ou par les corporations, C'est-à-dire
que les rapports directs de l'homme avec l'homme
s'interrompent, aussi bien que les rapports directs de
l'homme avec Dieu,
L'Écriture veut que
l'homme
rencontre l'homme, que le pauvre rencontre le riche, que le
malade rencontre le bien portant. En retranchant ces
rencontres-là on retranche la seule solution
bienfaisante des problèmes sociaux.
Si je souffre et si
je n'ai devant
moi que des organisations de charité, des
hôpitaux, des secours officiellement répartis,
des agents spéciaux accomplissant les devoirs de leur
vocation, mon coeur n'est pas touché.
J'éprouverai sans doute une admiration
sincère, un profond respect pour le dévouement
de ces délégués de la bienfaisance
collective; cependant je verrai toujours en eux, du plus au
moins, les rouages. de cette machine charitable mise en
mouvement soit par des impôts, soit par des
contributions volontaires; de cet engin qui fonctionne
régulièrement; qui répand
systématiquement des aumônes glacées; de
ce mécanisme dont j'entends bien les bruits
réguliers et monotones, mais où je ne
surprends ni tressaillements ni palpitations.
Que les relations
s'établissent au contraire, que l'Évangile me
restitue l'homme, tout est changé. Une main a
pressé ma main, quelqu'un s'est
intéressé à ma souffrance, j'ai en face
de moi un visage que j'apprends à connaître,
une âme que j'apprends à aimer. Ainsi
naît la réciprocité des affections,
ainsi disparaît peu à peu le venin des
questions sociales qui menacent notre vieux monde, et
auxquelles le nouveau monde fera bien de penser
aussi.
Je me borne à
indiquer,
sans y pénétrer plus avant, ce problème
de la charité pratique; il m'entraînerait trop
loin. Mais dès à présent je constate
deux faits : en premier lieu, l'action dominante de
l'individu; en second lieu, les limites imposées
à cette action. Pour qu'elle soit ce qu'elle doit
être, il importe qu'elle ne s'étende pas au
delà.
Dès l'instant où
notre charité individuelle, franchissant le cercle
des familles que nous connaissons, que nous suivons, dont
nous savons les besoins et avec lesquelles des relations
véritablement sympathiques peuvent s'établir,
éparpille de droite et de gauche les secours dont
elle dispose, elle devient elle-même, non-seulement
inefficace, mais funeste et malfaisante.
La charité banale,
les
aumônes de la porte, les dons sollicités et
envoyés par correspondance, nuisent autant que les
assistances officielles aux vrais intérêts de
la charité (3).
J'ai nommé les hôpitaux;
vous comprenez, messieurs, que je ne les aime
guère.
Sans doute, il en
faut. Quelques
hôpitaux, en petit nombre et de petite dimension,
répondent à des besoins réels. Mais
éloignons-nous le plus tôt possible de la
tradition latine qui a couvert l'Europe de ces immenses
palais de la pauvreté, dont la construction, pendant
longtemps, semblait l'oeuvre par excellence. Pour le moyen
âge, tout se résumait dans ces deux formes de
charité : les corporations et, les hospices. On
dotait les corporations, on bâtissait des hospices, On
soignait les malades, on secourait, les pauvres et par les
hospices. et par les corporations. Les siècles qui
ont suivi le moyen âge ont continué à
marcher dans le même chemin. Cela est si commode, cela
est si conforme au génie administratif de l'Europe!
cette charité organisée laisse si bien en
repos les individus et les
sociétés!
Nous-mêmes nous
subissons
plus que nous ne le croyons peut-être l'influence de
l'esprit latin. Chaque jour il se crée des
hôpitaux dont la charité se serait
passée, d'ont l'égoïsme ne se passe pas.
Sauf les cas exceptionnels qui demandent des moyens
exceptionnels, il est déplorable d'enlever un malade
aux soins de sa famille et de la dispenser ainsi des devoirs
que Dieu lui avait imposés. Nos devoirs sont nos
privilèges. Gardez-vous bien de nous en priver. Une
famille se sentira peut-être soulagée quand on
la délivrera de son malade pour le porter à
l'hôpital; oserions-nous dire qu'un pareil soulagement
est une bénédiction ? Les soins de la famille
ont un tel prix, au contraire, ils l'emportent tellement, au
point de vue de la guérison, sur les soins des
hôpitaux les mieux organisés, qu'à
Paris, par exemple, l'administration publique a fini par
reconnaître l'incontestable supériorité
de ceux-là sur ceux-ci. D'année en
année cette administration donne aux secours à
domicile une importance qui va croissant.
Je frémis lorsque je
vois
fonder dans les meilleures intentions, cela va sans dire -
des hospices de vieillards!
Mettre ensemble
toutes ces
infirmités, toutes ces langueurs, toutes ces
tristesses!
- Si quelqu'un a
besoin de la
famille, c'est le vieillard. Il faut autour de lui de la
jeunesse, des rires, des enfants. Il aime les enfants et les
enfants l'aiment. Or quoi de plus aisé, je vous le
demande, que de placer dans des familles
particulières les vieillards indigents et solitaires?
Avec le quart de l'argent que vous mettez à
bâtir, que vous consacrez à meubler et à
soutenir un hospice, vous payerez des pensions de vieillards
dans les villages, au bon air de la campagne. Cela fera
moins de bruit, cela fera. plus de bien.
Le principe chrétien
qui
substitue la charité individuelle et l'action de la
famille aux mécanismes et aux hôpitaux, trouve
ainsi dans la pratique une application infiniment plus
étendue qu'on ne l'avait imaginé.
Prenez les aliénés,
même les fous furieux dont l'état violent
semblerait exiger impérieusement l'emploi d'asiles
spéciaux, la famille s'en chargera, la famille les
calmera.
Nos voisins de
Belgique, par une
expérience ancienne et répétée,
nous montrent des villages où les insensés de
toutes les espèces, reçus, choyés,
associés aux joies de l'intérieur,
intéressés aux travaux de la campagne, sont
heureux, et souvent guéris pardessus le
marché.
Est-ce à dire qu'il
n'y ait
pas à préparer, dans une certaine mesure, des
serviteurs de l'Évangile, particulièrement
doués, possédant des connaissances
exceptionnelles, soutenus par un goût positif, pousses
par des aptitudes décidées au soin des
malades, ayant, en un mot, une vocation qui devient une
profession? Nul ne le met en doute. Si réduit que
nous fassions le nombre des hôpitaux, encore faut-il
que les hôpitaux soient desservis. Or le service des
hôpitaux ne s'apprend pas tout seul. La meilleure
volonté du monde ne peut tenir lieu ni du savoir ni
de l'habileté.
Ajoutons que plus se
développent les soins à domicile, plus il
importe d'avoir sous la main des gardes-malades bien
qualifiées, disponibles, et de recevoir ainsi, chez
soi, les secours de l'art qu'on allait demander aux
établissements publics.
Pour ce double
motif, instruisons
et formons des infirmières indépendantes.
Elles s'occuperont des riches, elles s'occuperont des
pauvres.
À
ceux qui prétendent que
sans un costume religieux, que sans le caractère
monacal de la corporation, que sans la double protection du
nom et de l'habit, que sans être une soeur de
charité, reconnue pour telle, nos infirmières
ne, sauraient impunément pénétrer dans
certains quartiers des grandes villes, l'expérience a
répondu.
Les femmes de la
Bible visite
chaque jour les bouges de Londres; j'ai vu de jeunes femmes
chrétiennes monter à Paris les plus sales
escaliers des plus sales maisons; les unes comme les autres
étaient partout respectées.
Et la ville où vous
êtes réunie, messieurs, ne
possède-t-elle pas sa vaillante armée d'amies
des pauvres, qui jamais n'a reculé, même devant
les five-points?
Cette simplicité, bonne
pour le
temps des apôtres, n'a plus suffi, bien entendu,
lorsqu'on a perfectionné l'Évangile, lorsqu'on
a organisé le grand mécanisme romain. Alors
ont paru les corporations monastiques. Je n'en ferai pas
l'histoire; je constate seulement ceci : que les soeurs de
charité catholiques ont servi de modèle
à ces soeurs de charité protestantes dont les
maisons se sont multipliées en Europe, et qu'on
voudrait acclimater chez vous.
Je sais par où se
marquent
les différences qui existent entre les soeurs
catholiques et les soeurs protestantes. Je sais aussi que
les ressemblances dépassent de beaucoup les
différences, et que ces dernières ont plus
d'apparence que de réalité.
Au reste ne craignez
rien, je ne
me laisserai pas entraîner à des
appréciations malveillantes. J'éprouve un
sincère respect pour les soeurs protestantes et pour
leur dévouement. Parmi les fondateurs de ces
institutions nouvelles, je compte des parents et des amis;
je comprends d'autant mieux l'entraînement auquel ils
cèdent que j'y ai cédé moi-même,
recommandant l'oeuvre à ses débuts. Aussi mon
opinion je l'espère, et peut-être le
penserez-vous avec moi, - cette opinion à laquelle je
ne suis arrivé que par un sérieux travail
d'examen de conscience, pèsera-t-elle de quelque
poids aux yeux des hommes impartiaux.
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