Chacun les connaît, chacun les a nommées,
ces habitudes subversives de la famille. Je n'en dirai que
deux mots.
Autrefois on avait le cabaret. Le XIXe siècle,
plus délicat, plus hypocrite peut-être, a le
cercle, a le club, ce refuge ouvert à
l'égoïsme contre les devoirs de la tendresse, ce
chez soi bâtard préparé pour ceux
qu'ennuient la femme et les enfants, cette manière
aisée de se procurer un foyer sans être plus ni
mari ni père, cet intérieur bien
chauffé, bien éclairé, bien fourni de
tout ce qui rend la vie matérielle douce et
veloutée, parfois ce palais, organisé pour
l'homme qu'éloigne une pauvre demeure d'où
l'économie a nécessairement banni le luxe,
où les bûches sont rares, les tapis minces, les
meubles simples, les servantes novices, où l'on ne
trouve ni billard ni jeux de cartes, où les marmots
pleurent souvent, font du bruit toujours, où la femme
raconte ses peines, implore le secours, où l'on
rencontre les exigences de la conscience, mais aussi les
bons regards, les douces caresses, de petits bras aimants,
des voix qui pénètrent le coeur, des
faiblesses qui font sentir le bonheur de protéger,
d'être homme, chef, responsable et roi!
D'abord on n'accordait au club qu'un moment.
Parcourir quelques journaux, serrer la main à deux ou
trois amis, savoir les nouvelles, on n'en demandait pas
plus. Puis l'instant se prolonge, le club est gai, chaud en
hiver, frais en été, on y fait ce qu'on veut,
comme on veut, et l'on y reste, et la femme, seule au foyer
désert, s'en tire comme, elle peut N'a-t-elle pas ses
devoirs pour lui tenir compagnie? Peu à peu la pauvre
créature, qui a gémi, qui a pleuré de
son abandon., s'y accoutume, elle en prend. son parti; les
vies se séparent absolument; si le mari revenait, la
femme, en serait étonnée, presque
scandalisée, elle ne saurait que faire de lui ! Les
enfants connaissent à peine leur père. Ce
père-là, qui ne les a jamais ni
caressés ni grondés, ne dit rien! ni à
leur sens moral, ni, à leur coeur. Vienne le
collège, ils ne le connaîtront plus du
tout.
Et le père à son tour rencontrera le
désert. Quand arrivera l'âge, avec son
cortège d'infirmités, quand le vide
naîtra, quand le besoin d'un foyer s'éveillera
dans l'âme du vieil égoïste, dès
voix cassantes et sèches, répétant
froidement la phrase consacrée: Mon père
a son club! lui opposeront le fait,
inexorable, implacable, d'une séparation qu'il a
voulue, qu'il a opérée, qu'il a maintenue, et
qui l'enfermera dans son anneau de fer.
Sans cercle et sans club, on vit séparé
des siens. Le siècle y pousse, tous en subissent
l'influence; les chrétiens eux-mêmes n'y
échappent pas entièrement. Ce sont les
comités, ce sont les voyages pieux, mille occasions
dévotes d'échapper aux devoirs
d'intérieur. On pourrait, à l'heure où
net un enfant, tirer son horoscope sans risquer de se
tromper beaucoup. S'agit-il des classes pauvres? Commencer
par la crèche, finir par l'hôpital en passant
par la manufacture, vivre loin de la famille, privé
des forces et du bonheur qu'elle donne : tel est le destin.
S'agit-il des classes riches? Le collège, puis le
club, vivre exilé de l'intérieur, sevré
des bonnes joies et des bonnes douleurs: tel west
l'avenir.
Prenons-y garde. À ce jeu l'homme ne perd pas
des félicités seulement, il perd son âme
et son coeur, rien que cela. Le nivellement rabat tout,
efface tout, les vies, les caractères, les
individualités. Nous avons nos administrations
très-perfectionnées; nous avons notre
centralisation poussée au dernier degré; nous
avons nos chemins de fer, nos télégraphes,
nôtre luxe, nos mille manières de satisfaire
nos mille appétits; nous avons tout, sauf des
hommes.
Retrouvez la famille, je vous le dis encore une
fois.
Sans la famille, l'homme achèvera de périr.
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